Chapitre III-1

2037 Words
Chapitre III Si d’atteindre le but sa flèche est si certaine, Me préserve le ciel en ce cas, dit le roi, De le voir, quelque jour, la lancer contre moi WILLIAM BELL, Clim o’ the Cleugh. Dans la matinée qui suivit les funérailles, l’officier de justice dont l’autorité avait été insuffisante pour mettre obstacle à leur célébration ne perdit pas de temps pour aller informer le lord garde des sceaux des causes qui l’avaient empêché d’exécuter sa mission. L’homme d’État était assis dans une vaste bibliothèque, autrefois salle de banquet du château de Ravenswood. On y voyait encore les armoiries de cette antique maison sculptées sur le plafond en bois de châtaignier d’Espagne, et peintes sur les vitraux à travers lesquels le soleil dardait des rayons sur de longues rangées de tablettes, fléchissant sous le poids des recueils de jurisprudence et des commentaires sur les lois, joints à quelques histoires écrites par des moines, ce qui formait alors la partie la plus nombreuse et la plus estimée de la bibliothèque d’un historien écossais. Sur une grande table de chêne, placée au milieu de la salle, était un amas confus de lettres, de pétitions et de papiers d’affaires, dont l’examen faisait en même temps le charme et le tourment de la vie de sir William Ashton. Il avait l’air grave et même noble. Son maintien était celui que devait avoir un homme qui occupait une place importante dans l’état ; et ce n’était qu’après une conversation longue et intime sur des objets d’un intérêt pressant et personnel qu’un étranger pouvait découvrir qu’il était indécis et vacillant dans ses idées, irrésolutions d’un caractère qui craignait toujours de manquer de prudence et de précaution, et dissimulé autant par orgueil que par politique, parce que, sachant lui-même combien il se laissait influencer par des motifs qui n’auraient dû avoir aucun poids sur un homme en place, il désirait que les autres ne pussent pas s’en apercevoir. Il écouta avec l’apparence du plus grand sang-froid le récit exagéré du tumulte qui avait eu lieu lors des obsèques de lord Ravenswood, du mépris qu’on avait montré de son autorité et de celle de l’Église et de l’État ; il ne parut pas même ému du rapport assez fidèle qui lui fut fait des expressions injurieuses et menaçantes dont s’étaient servis contre lui-même le jeune Edgar et quelques-uns de ses amis ; enfin il écouta avec la même tranquillité ce que son agent avait pu recueillir des toasts portés pendant le repas qui avait suivi les funérailles, et des menaces qui l’avaient terminé. Il prit pourtant une note exacte de tout ce qu’il venait d’apprendre, et n’oublia pas d’inscrire les noms de tous ceux qu’il pourrait faire entendre comme témoins s’il jugeait à propos de donner suite à cette affaire. Il renvoya ensuite le délateur, bien sûr qu’il était alors le maître du reste de la fortune du jeune Ravenswood, et même de sa liberté personnelle. Lorsque l’officier de justice se fut retiré, le lord garde des sceaux resta quelques instants plongé dans de profondes réflexions. Se levant alors tout à coup, il se mit à marcher à grands pas, comme un homme qui est sur le point de prendre quelque importante résolution. — Le jeune Ravenswood est à moi, dit-il enfin, il est à moi. Il s’est placé sous ma main, il faudra qu’il plie ou qu’il rompe. Je n’ai pas oublié l’opiniâtreté soutenue avec laquelle son père m’a disputé le terrain pied à pied devant toutes les cours de justice d’Écosse, la manière dont il a toujours rejeté toutes propositions d’arrangements, et les tentatives qu’il a faites pour nuire à ma réputation quand il a vu que mes droits étaient inattaquables. Cet enfant qu’il a laissé après lui, ce jeune Edgar, ce fou, cet écervelé, vient de faire naufrage avant d’être sorti du port. Il faut empêcher qu’il ne profite de quelque retour de marée qui pourrait le remettre en mer. Cette aventure, mise convenablement sous les yeux du conseil privé, ne peut être regardée que comme une révolte qui compromet les autorités civiles et ecclésiastiques. On peut prononcer contre lui une forte amende ; on peut ordonner sa détention dans la citadelle d’Édimbourg ou dans le château de Blackness. On pourrait même motiver, sur quelques-unes de ses expressions, une accusation de haute trahison… À Dieu ne plaise pourtant que je porte les choses si loin !… Non, je n’en ferai rien, je n’en veux point à sa vie, quand elle serait entre mes mains… Et cependant, s’il vit et que les circonstances viennent à changer, que ne pourrait-il pas en résulter ? Ne serais-je pas exposé à une restitution, peut-être à sa vengeance ? Je sais que le vieux Ravenswood avait obtenu la promesse de la protection du marquis d’Athol, et voilà maintenant son fils qui, seul et par sa méprisable influence, cherche à former une faction contre moi ! Ce serait un instrument tout prêt dans la main de ceux qui voudraient renverser l’administration. Tandis que ces pensées agitaient l’esprit de l’astucieux homme d’état et qu’il cherchait à se persuader que son intérêt, que sa sûreté et celle de ses amis et de ses partisans exigeaient qu’il profitât, pour perdre le jeune Ravenswood, de l’occasion qu’il venait de lui fournir lui-même, il se mit à son bureau et commença à rédiger pour le conseil privé un rapport détaillé de tous les désordres qui avaient eu lieu aux obsèques de lord Ravenswood. Il savait que le fait en lui-même enflammerait d’indignation ses collègues, que d’ailleurs les noms des coupables leur étaient odieux ; et il espérait qu’ils se décideraient à faire un exemple du jeune Ravenswood, au moins in terrorem. Il fallait cependant choisir ses expressions avec assez d’adresse pour rendre les accusés coupables à tous les yeux sans paraître porter une accusation formelle contre eux, ce qui, de la part de sir William Ashton, ancien antagoniste du père d’Edgar, aurait pu paraître suspect et odieux. Tandis qu’il était dans la chaleur de la composition, cherchant avec soin les termes les plus propres à représenter cette affaire sous le jour le plus défavorable pour Edgar, sans avoir l’air de l’accuser directement, sir William, en réfléchissant sur une phrase, porta les yeux par hasard sur les armoiries de la famille contre l’héritier de laquelle il cherchait en ce moment à aiguiser le fer de la loi, armoiries qui, comme nous l’avons dit, étaient sculptées en plusieurs endroits sur les lambris de cet appartement. C’était une tête de taureau noir, avec la devise : J’attends le moment. L’occasion qui les avait fait adopter à cette maison est assez singulière pour la rapporter, d’autant plus qu’elle avait un rapport assez direct avec l’objet des réflexions du lord garde des sceaux. Une tradition généralement reçue disait qu’un certain Malisius de Ravenswood, s’étant vu enlever son château et ses domaines par un usurpateur puissant, avait été forcé de le laisser jouir tranquillement de ses dépouilles pendant un certain temps. Enfin, un jour qu’une fête splendide devait avoir lieu au château, Ravenswood trouva le moyen de s’y introduire avec un petit nombre d’amis aussi braves que fidèles, ce qui ne lui fut pas difficile dans la confusion qui y régnait. Le dîner se faisant un peu attendre, le maître du château gronda ses gens, et ordonna qu’on servit à l’instant. — J’attends le moment, s’écria Ravenswood qui s’était mêlé parmi eux ; et en même temps il jeta sur la table une tête de taureau, qui était alors en Écosse un symbole de mort. Ces mots étaient le signal convenu ; les amis de Ravenswood mirent l’épée à la main, massacrèrent l’usurpateur avec tous ceux qui voulurent prendre sa défense, et rétablirent l’ancien propriétaire dans ses biens. Il y avait peut-être dans cette anecdote, alors très connue et souvent rapportée, quelque chose qui parlait à la conscience de sir William : ce qui est certain, c’est que tout à coup il se leva, serra dans un portefeuille ce qu’il venait d’écrire ainsi que les notes qu’il avait prises, et sortit de la bibliothèque dans l’intention d’aller se promener, comme s’il eût voulu recueillir ses idées, et faire de nouvelles réflexions sur les conséquences de sa démarche, avant qu’il devînt impossible de les prévenir. En passant par une grande antichambre gothique, sir William Ashton entendit les sons du luth de sa fille. La musique nous cause un double plaisir, une sensation mêlée de surprise, quand la personne qui l’exécute n’est pas visible à nos yeux. Elle nous rappelle alors le concert d’oiseaux cachés parmi les feuilles du bocage. Le garde des sceaux n’était pas accoutumé à ouvrir son cœur à des émotions si naturelles ; mais il était homme, il était père, il s’arrêta donc et écouta sa fille chanter les paroles suivantes sur un ancien air, en s’accompagnant de son luth : De la beauté n’admirez pas les charmes ; Ne videz pas la coupe des festins : Vivez en paix quand les rois sont en armes ; Que jamais l’or ne brille dans vos mains. Fermez l’oreille à la douce harmonie, Ne parlez pas pour vous faire admirer : Par ce moyen vous passerez la vie Sans avoir rien à craindre, à désirer. Dès qu’elle eut cessé de chanter, le lord garde des sceaux entra dans l’appartement de sa fille. Les paroles qu’elle avait choisies semblaient avoir été faites exprès pour peindre son caractère ; car les traits de Lucie Ashton, charmants, mais un peu enfantins, étaient formés pour exprimer la paix de l’esprit, la sérénité, et l’indifférence pour les vains plaisirs du monde. Ses cheveux du plus beau blond se divisaient sur un front d’une blancheur éclatante, et tout son extérieur annonçait au plus haut degré la douceur et la timidité. C’était une beauté du genre des madones de Raphaël, ce qui était peut-être le résultat d’une santé délicate et de sa résidence avec des êtres dont le caractère était plus altier, plus impérieux, plus énergique que le sien. Sa tranquillité passive n’était pourtant pas celle d’une âme indifférente ou insensible. Abandonnée à l’impulsion de ses goûts et de ses sentiments, Lucie Ashton avait quelque chose d’un peu romanesque. Elle se plaisait à lire en secret ces vieilles légendes chevaleresques, qui offrent de si brillants exemples de dévouement sans bornes et d’affection inaltérable, sans être rebutée par les aventures invraisemblables et les événements surnaturels qui s’y trouvent aussi. C’était un empire de féerie dans lequel son imagination construisait des châteaux aériens. Mais ce n’était qu’en secret qu’elle se livrait à ce penchant favori ; dans la retraite de son appartement, ou dans le silence d’un joli bosquet qu’elle appelait son jardin, elle distribuait des prix dans un tournoi, animait les combattants par l’influence de ses regards, errait dans les déserts avec Una, ou s’identifiait avec la simple mais noble Miranda, dans l’île des merveilles et des enchantements. Mais dans ses relations extérieures avec les choses de ce monde, Lucie recevait facilement l’impulsion que voulaient lui donner ceux qui l’entouraient : l’alternative lui était en général trop indifférente pour que l’idée de la résistance se présentât à elle, et elle n’était pas fâchée de trouver dans l’opinion de ses parents un motif de décision qu’elle aurait peut-être cherché en vain dans son propre cœur. Chacun de nos lecteurs peut avoir remarqué dans quelque famille de sa connaissance quelque individu d’un caractère doux et flexible, qui, se trouvant parmi des esprits plus fermes et plus ardents, se laissait entraîner par la volonté des autres, sans songer à y résister plus que la fleur au torrent où elle vient de tomber. Il est assez ordinaire aussi que ces caractères dociles, qui suivent sans murmurer la marche qui leur est tracée, deviennent les favoris de ceux aux désirs desquels ils semblent sacrifier leurs propres inclinations sans peine et sans efforts. C’est ce qui était arrivé à l’égard de Lucie Ashton. Son père, malgré sa politique, sa circonspection et ses vues toutes mondaines, avait pour elle une affection qui lui causait quelquefois, comme par surprise, une émotion peu ordinaire en lui : son frère aîné, qui suivait la carrière de l’ambition avec des dispositions encore plus altières que celles de son père, aimait pourtant sa sœur de toute son âme.
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