Cependant le but des désirs de sir William et de lady Ashton était le même ; et ils ne manquaient pas d’agir de concert, quoique sans cordialité, se témoignant à l’extérieur ces égards réciproques qu’ils jugeaient nécessaires pour s’assurer le respect du public.
Ils avaient eu un grand nombre d’enfants, mais il ne leur en restait que trois.
L’aîné voyageait alors sur le continent ; le second était une fille qui venait d’atteindre sa dix-septième année ; le dernier était un garçon, plus jeune de trois ans, qui demeurait avec ses parents à Édimbourg pendant les sessions du parlement d’Écosse et du conseil privé, et le reste de l’année dans le château gothique de Ravenswood, auquel sir William avait ajouté de nouveaux bâtiments dans le style d’architecture du dix-septième siècle.
Allan, lord Ravenswood, ancien propriétaire de cet antique édifice et des domaines considérables qui en dépendaient, continua longtemps à faire une guerre inutile à son successeur, qu’il traduisit successivement devant tous les tribunaux d’Écosse pour y faire juger tous les points de contestation des relations d’affaires aussi longues qu’embrouillées qu’ils avaient eues ensemble, et qui furent tous décidés, suivant l’usage, en faveur du plaideur le plus riche et le plus en crédit. La mort seule mit fin aux procès en faisant comparaître lord Ravenswood devant le dernier tribunal. Le fil d’une vie longtemps agitée se rompit tout à coup dans un v*****t accès de fureur impuissante à laquelle il se livra en apprenant la perte d’un procès fondé peut-être sur l’équité plutôt que sur la disposition précise des lois, et qui était le dernier de tous ceux qu’il avait intentés à son puissant antagoniste. Son fils unique reçut ses derniers soupirs et entendit les malédictions qu’il prononça contre son adversaire comme si elles lui transmettaient un legs de vengeance dont la soif, passion qui était le vice dominant du caractère écossais, fût encore augmentée par d’autres circonstances.
Ce fut dans une matinée de novembre, tandis que les rochers suspendus sur l’Océan étaient couverts de vapeurs épaisses, que les portes d’une ancienne tour tombant en ruines, où lord Ravenswood avait passé les dernières années de sa vie, s’ouvrirent pour laisser passer ses dépouilles mortelles qu’on portait à une demeure encore plus triste et plus sombre. La pompe, à laquelle le défunt avait été étranger depuis bien des années, avait reparu un instant pour le livrer au sein de l’oubli.
Un grand nombre de bannières, portant les armes et les devises de cette ancienne famille et de celles auxquelles elle était alliée, étaient déployées et se suivaient en procession funèbre en passant sous la porte voûtée de la tour. Toute la noblesse du pays, alliée depuis des siècles aux Ravenswood, s’y était réunie pour rendre les derniers honneurs au défunt : tous étaient couverts de vêtements de deuil et formaient une longue cavalcade, marchant à pas lents, comme c’est l’usage dans une cérémonie si solennelle. Des trompettes, couvertes de crêpe noir, faisaient entendre leurs sons lents et lugubres pour régler la marche du cortège. Une foule immense d’habitants des environs, de tout âge et de tout sexe, formaient l’arrière-garde ; et les derniers sortaient à peine de la tour quand ceux qui étaient à la tête arrivèrent à la chapelle, lieu de sépulture ordinaire de cette famille.
Contre la coutume, et même contre la disposition textuelle de la loi, ils y furent reçus par un ministre de la religion anglicane, revêtu de son surplis et prêt à célébrer les obsèques du défunt suivant le rite de l’Église d’Angleterre. Lord Ravenswood en avait manifesté le désir dans ses derniers instants, et le parti des tories ou des Cavaliers comme ils affectaient de se nommer, et dans lequel se trouvaient la plupart des alliés et des amis de cette famille, s’était fait un plaisir de s’y conformer pour braver la faction qui lui était opposée.
Le clergé presbytérien, instruit que cette cérémonie devait avoir lieu et la regardant comme une insulte à son autorité, s’était adressé au lord garde des sceaux pour obtenir un ordre qui en empêchât l’exécution. Quand donc le ministre ouvrit son livre de liturgie, un officier de justice, suivi de quelques hommes armés, lui signifia la défense de procéder à la cérémonie.
Cette insulte enflamma d’indignation l’assemblée et surtout le fils du défunt, Edgar, jeune homme âgé d’environ vingt ans, qu’on appelait communément le Maître [7] de Ravenswood. Il mit la main sur son épée, et disant au ministre de continuer le service, il avertit l’officier de justice de ne pas s’aviser d’interrompre une seconde fois la cérémonie. Celui-ci voulut insister sur l’exécution de ses ordres, mais cent glaives brillèrent à ses yeux et lui firent sentir la nécessité de se borner à une protestation contre l’acte de violence qui l’empêchait de faire son devoir ; il resta spectateur de la cérémonie funèbre qu’il était venu pour troubler, murmurant tout bas, comme s’il eût voulu dire :
— Vous maudirez le jour où vous me traitez ainsi.
Cette scène aurait mérité d’être retracée par le pinceau d’un artiste. Sous les voûtes du palais de la mort, le ministre, effrayé du spectacle qu’il avait sous les yeux et tremblant pour sa propre sûreté, lisait à la hâte et à contrecœur les prières solennelles de l’Église. Autour de lui les parents du défunt, rangés en silence, montraient plus de courroux que de chagrin ; et leurs épées qu’ils brandissaient en l’air faisaient un contraste frappant avec les habits de deuil dont ils étaient couverts.
Dans les traits du jeune homme seul le ressentiment parut un moment céder au profond chagrin avec lequel il voyait son père, et presque son unique ami, descendre dans le tombeau de ses ancêtres.
Un de ses parents le vit pâlir, lorsqu’à la fin de la cérémonie il s’agit de descendre le cercueil dans le caveau. C’était à lui, comme conduisant le deuil, d’y déposer le corps. Ce parent s’approcha de lui, offrit de le remplacer dans cette fonction pénible et douloureuse. Mais Edgar Ravenswood le remercia par un geste silencieux et remplit avec fermeté le dernier devoir que lui imposait le respect filial. Une pierre fut placée sur ce sépulcre : on ferma la porte du caveau, et la clef massive en fut remise au jeune homme.
Lorsqu’on sortait de la chapelle, il s’arrêta sur les degrés, et se tournant vers ses amis :
— Messieurs, leur dit-il, vous venez de rendre les derniers devoirs au défunt d’une manière peu commune. Les honneurs funèbres, qui, dans d’autres pays, s’accordent au citoyen le plus obscur, auraient été refusés aujourd’hui à votre parent, qui n’est certainement pas issu d’une des dernières maisons d’Écosse, si votre courage ne les lui eût assurés. D’autres ensevelissent leurs morts dans les larmes, dans la douleur, dans un silence respectueux ; nous, nous avons vu nos rites funéraires interrompus par l’intervention des officiers de justice et de la force armée. La douleur que nous devions à la mémoire de celui que nous regrettons a fait place au sentiment d’une juste indignation. Mais je sais de quel carquois est parti le trait qui nous a blessés. Celui dont la main a creusé la tombe a pu seul vouloir troubler les obsèques ; et que le ciel me punisse si je ne me venge pas sur cet homme et sur sa maison des persécutions et des calamités qu’il a attirées sur la mienne !
La plus grande partie de l’assemblée applaudit à ce discours comme étant la vive expression d’un juste ressentiment ; mais ceux qui étaient d’un caractère plus froid et plus réfléchi regrettèrent que l’héritier de Ravenswood eût parlé ainsi.
Il était trop faible pour pouvoir braver ouvertement sir William, et ils craignaient que ces paroles indiscrètes ne changeassent la haine secrète de celui-ci en une animosité déclarée. Les événements ne justifièrent pourtant pas leurs appréhensions, du moins dans leurs conséquences immédiates.
Le cortège retourna alors à la tour pour s’y abreuver largement en l’honneur du défunt, coutume qui n’a été abolie en Écosse que tout récemment. La maison de douleur devint le théâtre de la joie d’un festin et retentit des cris bruyants de l’ivresse ; et l’héritier de celui dont on célébrait les funérailles d’une manière si étrange dépensa en cette occasion près de deux années de son modique revenu. Mais tel était l’usage, et ne pas s’y conformer eût été montrer aussi peu de respect pour le défunt que d’attention pour les amis qui lui survivaient.
Le vin coulait à grands flots sur la table dressée dans la grande salle de la tour pour les parents et les amis du défunt ; les fermiers buvaient dans la cuisine, et la populace dans la cour. Les têtes ne tardèrent pas à s’échauffer, et le Maître de Ravenswood, titre qu’on s’obstinait à lui conserver malgré la forfaiture prononcée contre son père, fut le seul qui conserva son sang-froid. En passant à la ronde la coupe dans laquelle il ne faisait que tremper ses lèvres et que chacun vidait tour à tour, il entendit mille imprécations contre le lord garde des sceaux, et mille protestations de dévouement pour lui et pour sa maison. Il écouta en silence et d’un air sombre et pensif ces transports d’enthousiasme, et les regarda, avec raison, comme devant s’évanouir avec les bulles légères qui s’élèvent au bord du verre quand une liqueur spiritueuse vient d’y être versée, ou du moins comme ne devant pas durer plus longtemps que les vapeurs produites par le vin dans le cerveau des convives.
Quand le dernier flacon fut vide, ils firent leurs adieux au nouveau propriétaire de la tour, avec de vives protestations d’amitié qui devaient être oubliées le lendemain, à moins que ceux qui les avaient prodiguées ne trouvassent nécessaire à leur sûreté d’en faire une rétractation plus solennelle.
Recevant ces adieux avec un air de mépris qu’il pouvait à peine cacher, Ravenswood vit enfin sa vieille tour débarrassée de cette multitude d’hôtes, presque tous attirés par l’espoir d’un bon repas plutôt que par le désir de prouver leur respect pour le défunt, et il rentra dans la salle du festin, qui lui parut doublement déserte par le silence qui avait succédé au tumulte. Elle se remplit pourtant bientôt de fantômes conjurés par sa propre imagination. L’honneur de sa maison terni par la sentence de dégradation dont nous avons déjà parlé, sa fortune autrefois brillante et maintenant anéantie, ses espérances détruites, enfin le triomphe de la famille qui avait ruiné la sienne : tout cela offrait un vaste champ de méditations pour un esprit naturellement sérieux et réfléchi, et le jeune Ravenswood s’y abandonna d’autant plus aisément qu’il était sûr qu’elles ne seraient pas interrompues.
Le paysan qui montre les ruines de la tour couronnant le sommet du roc auquel les vagues font une guerre impuissante, et dont le cormoran et la mouette sont seuls habitants, affirme encore que, pendant cette fatale nuit, le Maître de Ravenswood, par les exclamations de son désespoir, évoqua quelque malin esprit dont l’influence pernicieuse présida aux événements de sa vie. Mais, hélas ! quel esprit est plus à craindre que nos propres passions, quand nous nous y abandonnons sans réserve ?
[6] Voyez l’histoire comique d’Abou Hassan, le dormeur éveillé des Mille et une nuits. [7] Titre donné au fils aîné d’un baron ou vicomte.