Chapitre premier-1

2062 Words
Chapitre premier En gambadant gagner son pain, Faire des tours, faire mainte grimace ; Joli métier qui mène un pèlerin À porter longtemps la besace. Ancienne chanson. Peu de personnes ont connu mon secret pendant que je compilais ces récits, et il n’est guère probable qu’ils verront le jour du vivant de leur auteur. Quand même cela arriverait, je ne suis point ambitieux de la distinction honorable d’être montré au doigt, monstrari digito. J’avoue que, si je pouvais en sûreté me bercer de ce rêve, j’aimerais mieux rester invisible derrière la toile, comme l’ingénieux maître de Polichinelle et de sa femme Jeanne, pour jouir de l’étonnement et des conjectures de mes auditeurs. Je pourrais peut-être alors voir les productions de l’obscur Pierre Pattieson, louées par les esprits judicieux, admirées par les cœurs sensibles, charmant la jeunesse et séduisant jusqu’aux vieillards ; pendant que le critique en attribuerait la gloire à quelque grand nom littéraire, et que l’on discuterait dans mille cercles et mille coteries sur l’auteur de ces contes, et sur l’époque où ils ont été composés. C’est ce dont je ne jouirai jamais pendant ma vie ; mais je suis certain que ma vanité ne me pousserait pas à en désirer davantage [1]. Je suis trop enraciné dans mes habitudes, trop peu poli dans mes manières pour envier les honneurs des auteurs mes contemporains. Je ne serais pas plus fier de mon petit mérite après avoir été jugé digne de jouer le rôle d’un lion ou de tout autre animal curieux, pendant un hiver, dans la grande métropole. Je ne saurais me lever, me retourner, me faire voir en tout sens, depuis ma crinière jusqu’à ma queue, rugir comme un rossignol [2], et puis me coucher comme une bête bien dressée, tout cela pour la modique ration d’une tasse de café, et d’une tartine de pain et de beurre aussi mince qu’une hostie. Je digérerais fort mal l’insipide cajolerie que me prodiguerait la dame qui me montrerait dans son cercle, de même qu’elle donne des dragées à ses perroquets pour les faire parler devant le monde. Je ne puis me laisser tenter par ces marques de distinction, et, comme Samson captif, je préférerais, si telle était l’alternative, rester toute ma vie à tourner la meule pour gagner ma subsistance plutôt que servir de jouet aux dames et aux seigneurs Philistins. Ce sentiment ne provient d’aucune antipathie réelle ou affectée contre l’aristocratie des Trois-Royaumes ; mais l’aristocratie est à sa place, et je garde la mienne : tels que le pot de fer et le pot de terre de la fable, nous ne pourrions guère nous mettre en contact qu’à mon détriment. Il n’en est pas de même pour les livres que j’écris ; ils peuvent être ouverts et jetés de côté au gré de chacun : en s’en amusant les grands n’exciteront aucune fausse espérance ; en les négligeant ou en les critiquant, ils ne feront de la peine à personne ; et combien il est rare qu’ils puissent communiquer avec ceux qui ont travaillé pour leur plaisir sans faire l’une ou l’autre de ces deux choses ! Je citerai, en homme sage, ce qu’Ovide exprime dans un vers, pour le rétracter aussitôt dans le suivant ; et je puis dire à chacun de mes livres : Parve, nec invideo, sine me, liber, ibis in urbe. Je n’éprouve pas le regret de l’illustre exilé en pensant qu’il ne pouvait accompagner en personne le volume qu’il envoie au marché de la littérature, du plaisir et de la luxure. S’il n’y avait pas cent autres exemples, le destin de mon pauvre ami et camarade d’école, d**k Tinto, suffirait pour me tenir en garde contre le désir de chercher le bonheur dans la célébrité qui s’attache à celui qui cultive avec succès les beaux-arts. Dick Tinto, quand il se déclarait artiste, n’oubliait jamais de prétendre tirer son origine de l’illustre famille Tinto, dans le comté de Lanark, et parfois il faisait entendre qu’il dérogeait en faisant du pinceau son principal moyen d’existence. Mais si la généalogie de d**k était exacte, quelques-uns de ses aïeux devaient avoir subi une décadence encore plus triste, puisque son père était tailleur dans le village de Langdirdum, métier nécessaire et honnête, j’aime à le croire, mais nullement distingué. Richard naquit sous son humble toit et fut destiné à l’état de son père contre son inclination. Le vieux M. Tinto n’eut guère à se féliciter d’avoir détourné le jeune génie de son fils de sa tendance naturelle. Il fit comme l’écolier qui cherche à arrêter avec son doigt la source d’une fontaine : irritée par le faible obstacle, l’eau s’échappe en mille filets imprévus, et l’inonde pour sa peine. De même, Tinto le père vit son apprenti non seulement épuiser toute sa craie pour faire des esquisses sur le comptoir, mais bien plus, y dessiner les caricatures des meilleures pratiques de la maison, qui commencèrent à se plaindre qu’il était un peu trop dur d’être à la fois défiguré par les vêtements du père et tourné en ridicule par le crayon du fils. Le vieux tailleur, voyant baisser son crédit chaque jour, céda à la destinée et aux instances de son fils, qui obtint enfin la permission de chercher fortune dans un état plus conforme à ses goûts. Il y avait dans ce temps-là, au village de Langdirdum, un frère péripatétique du pinceau, qui, exerçant son métier sub frigido jove [3], était un objet d’admiration pour tous les enfants de l’endroit, et surtout pour le jeune d**k. À cette époque, on n’avait pas encore adopté, entre autres économies indignes, cet usage peu libéral de suppléer par des caractères de l’alphabet aux symboles des enseignes : ce qui prive les élèves des beaux-arts d’un moyen facile d’instruction et de profit. Il n’était pas permis d’écrire au-dessus d’une porte, ou sur une enseigne suspendue devant l’auberge, À la Vieille Pie ou À la tête du Maure, froide description substituée souvent de nos jours à l’image pittoresque de l’oiseau babillard ou au turban du terrible Sarrasin. Ce siècle, plus simple que le nôtre, songeait également aux besoins de tous les états et voulait que les symboles des cabarets et des auberges fussent à la portée de toutes les intelligences ; car un homme qui ne sait pas lire peut fort bien néanmoins aimer un pot de bonne ale, tout autant que son voisin mieux élevé, ou que son curé lui-même. D’après ce principe libéral, les publicains avaient des emblèmes peints pour enseignes ; et les peintres barbouilleurs, s’ils se régalaient rarement, ne mouraient du moins pas de faim. Ce fut donc sous un artiste de cette profession en décadence que d**k Tinto se mit en apprentissage ; et, comme cela n’est pas rare parmi les grands génies dans cette branche des beaux-arts, il commença à peindre avant d’avoir les premières notions du dessin. Son talent naturel pour observer la nature lui apprit bientôt à rectifier les erreurs de son maître et à se passer de ses leçons. Il excellait surtout à peindre des chevaux, qui sont une enseigne favorite des villages d’Écosse ; en étudiant ses progrès, il est curieux d’observer comment il sut par degrés raccourcir les croupes et allonger les jambes de ces nobles quadrupèdes, jusqu’à ce qu’ils fussent un peu moins semblables à des crocodiles. La calomnie, qui suit toujours le mérite, quelque rapide que soit son avancement, a répandu, il est vrai, qu’une fois d**k fit un cheval à cinq jambes au lieu de quatre. Je pourrais, pour l’excuser, m’en tenir à la licence qui permet aux artistes de sa profession toutes sortes de comparaisons singulières et qui va bien plus loin que d’ajouter un membre surnuméraire à un sujet favori ; mais la cause d’un ami défunt est sacrée, et je dédaigne de la défendre superficiellement. J’ai vu l’enseigne en question, qui est encore suspendue dans le village de Langdirdum ; et je suis prêt à déposer avec serment que ce qu’on a pris ou voulu prendre pour la cinquième jambe du cheval est dans le fait la queue de ce quadrupède, qui, eu égard à l’attitude dans laquelle il est peint, est exécutée avec une grande hardiesse et un rare succès : le cheval étant représenté les deux jambes de devant en l’air, la queue qui descend jusqu’à terre semble former un point d’appui, et donne à la figure la solidité d’un trépied. Sans cela, il serait difficile de concevoir comment le coursier pourrait se tenir sans tomber à la renverse. Cette conception hardie est heureusement entre les mains de quelqu’un par qui elle est appréciée à sa juste valeur. Car, lorsque d**k, devenu plus habile, douta que cet écart des règles fût convenable et proposa de faire le portrait du publicain lui-même en échange de cette production de sa jeunesse, cette offre obligeante fut refusée par l’aubergiste judicieux, qui avait observé que si son ale ne mettait pas ses hôtes en bonne humeur, l’aspect de son enseigne leur inspirait certainement l’hilarité. Il est étranger à mon but actuel de suivre pas à pas d**k Tinto acquérant une meilleure touche, et corrigeant par les règles de l’art le luxe de son imagination. Ses yeux se dessillèrent quand il connut les esquisses d’un contemporain, le Teniers écossais, nom donné justement à Wilkie. Il laissa le pinceau, prit les crayons, et bravant la faim et l’incertitude, il poursuivit les études de sa profession sous de meilleurs auspices que ceux de son ancien maître. Cependant, les premières émanations de son génie (comme les vers que bégayait Pope enfant, si l’on pouvait les retrouver) seront toujours chères aux compagnons de sa jeunesse. Il y a à Gandercleugh un pot et un gril peints par d**k Tinto… mais, je sens qu’il faut que je m’arrache à un sujet qui me tiendrait trop longtemps. Au milieu de ses besoins et de ses efforts pour parvenir, d**k Tinto eut recours, comme ses confrères, à la ressource de lever sur la vanité des hommes la taxe qu’il ne pouvait obtenir de leur goût et de leur générosité. En un mot, il fit des portraits. Ce fut à cette époque que d**k, ayant depuis longtemps pris l’essor loin de sa première occupation, dédaignant même de s’en souvenir, et absent depuis plusieurs années, revint à Gandercleugh où il me trouva dans mes fonctions de magister, tandis que lui peignait, à une guinée par tête, des copies de la face humaine que Dieu fit à son image. C’était un faible salaire, mais il suffisait dans les premiers temps aux besoins de d**k et au-delà ; de sorte qu’il occupait un appartement dans l’auberge de Wallace, disait impunément son bon mot, même aux dépens de mon hôte, et vivait très considéré de la fille, du garçon et du palefrenier. Ces jours heureux étaient trop sereins pour durer ; quand Son Honneur le laird de Gandercleugh, sa femme et ses trois filles, le ministre, le commis de la douane, mon estimable patron M. Jedediah Cleishbotham, et une douzaine de fermiers eurent reçu un garant d’immortalité grâce au pinceau de d**k, les pratiques diminuèrent, et il fut impossible de tirer plus d’une couronne ou d’une demi-couronne aux paysans que l’ambition amenait à l’atelier de mon ami. Cependant, quoique l’horizon se rembrunît, il n’y eut pendant quelque temps aucun orage. Mon hôte était un chrétien charitable avec un locataire qui avait bien payé, tant qu’il en avait eu les moyens. Un tableau où l’hôte lui-même avec sa femme et ses filles formaient un groupe dans le style de Rubens parut soudain dans la meilleure salle de l’auberge : preuve évidente que d**k avait toujours des ressources pour vivre. Mais rien n’est précaire comme les ressources de ce genre. On observa que d**k, à son tour, devenait le but des quolibets de mon hôte sans oser se défendre ou riposter. Son atelier fut transféré dans un galetas où il pouvait à peine se tenir debout, et il ne venait plus au cercle hebdomadaire dont il avait été jadis l’âme et la vie. Bref, les amis de d**k Tinto craignirent qu’il n’eût fait comme l’animal appelé unau, qui ayant mangé jusqu’à la dernière feuille de l’arbre où il s’est établi, finit par tomber du faîte par terre et meurt d’inanition. J’en dis deux mots à d**k, lui conseillant de transporter son inestimable talent dans quelque autre sphère et d’abandonner le terrain qu’il avait épuisé.
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