Prologue
Les rides de haubans
Le corps d’armée expéditionnaire qui fit, en 1810 et en 1811, la campagne de Portugal sous les ordres de Masséna, rentrait en France par détachements. D’un instant à l’autre, le jeune chef d’escadrons Jean de Roseville était attendu, en Normandie, par sa noble mère, la bienfaitrice du canton.
Il devait se retirer du service, se marier avec une jeune fille qu’il aimait et remplacer comme chef de famille le comte son père, mort à l’Île-de-France en essayant de liquider une grande fortune fort compromise, comme le furent, à cette époque, toutes les fortunes coloniales.
Après un deuil cruel, après dix années d’alarmes, l’avenir souriait enfin. On ne parlait plus que du prochain retour et de l’heureux mariage du jeune comte.
Tout à coup, on apprend que dans une obscure affaire d’arrière-garde, il est tombé au pouvoir des Anglais et qu’il est prisonnier à Portsmouth, sur le ponton numéro 4.
La mère et la fiancée, foudroyées par cette nouvelle, se jettent dans les bras l’une de l’autre ; elles fondent en larmes ; elles ne savent que trop, par les récits des marins du voisinage, quels affreux traitements sont réservés aux prisonniers de guerre.
La lettre fatale ajoute qu’une tentative d’évasion à main armée attire sur le brave officier un surcroit de rigueurs. Il ne peut être prisonnier ni sur parole, ni au cautionnement ; point d’échange possible ; du reste, si jamais il était échangé, il serait obligé d’honneur à rester au service militaire.
– Toni espoir est-il donc perdu ?
– Non !… non !… s’écrie soudain la comtesse. Venez avec moi, ma fille. Nous allons faire appel au dévouement des marins de la côte. Ils sont intrépides, reconnaissants, pleins de cœur ; ils auront pitié de notre détresse…
– Mais que peuvent-ils, madame ? murmure la jeune fille.
– Je l’ignore… Je sais qu’ils doivent m’aimer… je veux espérer qu’ils feront l’impossible.
Elles montent en voiture et se rendent à Rochetout, le petit hameau maritime le moins éloigné du château de Roseville.
Roche-tout ou Roche-trou, situé sur le littoral accidenté de l’ancien bailliage de Caux, est à proprement parler une crique de pêcheurs, caboteurs et pilotes. Ses noms populaires sont rigoureusement justifiés par un rivage de falaises à pic, un étroit chenal hérissé d’écueils, et une méchante plage couverte de galets. Les baigneurs amis du sable fin, ne feront jamais la fortune du hameau de douze à quinze feux, qui s’élève sur ces bords de granit.
Lorsque la comtesse et sa future belle-fille y arrivèrent, toute la population était rassemblée devant la case Genièvre, unique auberge ou cabaret de l’endroit.
Les caboteurs et les pilotes que les croisières anglaises réduisaient à une inaction ruineuse, les pêcheurs qui venaient de rentrer, les femmes, les jeunes filles, et entre autres la belle Ismérie Saurin de Saint-Valery, écoutaient les récits d’un contremaître alerte et vigoureux, nommé Pierre Hauban.
Au milieu d’imprécations dirigées contre l’Anglais, il leur racontait en témoin oculaire ou en acteur, pour mieux dire, le glorieux combat du Grand-Port dont l’Île-de-France avait été le théâtre le 23 juillet 1810. Il en était à l’instant dramatique où la frégate anglaise la Néréide commence à faiblir, mais où le brave Duperré, commandant en chef des forces françaises, atteint à la figure par un éclat de mitraille, est précipité de son banc de quart dans la batterie ; il peignait la situation difficile de la Bellone, réduite à soutenir presque seule l’effort des deux frégates ennemies, l’Iphigénie et la Magicienne, dont les équipages redoublaient d’ardeur ; il montrait comment, sous les ordres du capitaine Bouvet, les Français se multiplièrent pour remporter une victoire admirable ; tous les cœurs battaient d’enthousiasme.
Ils battirent bientôt de pitié.
– Mes amis ! s’écriait la comtesse de Roseville, mon fils est prisonnier sur les pontons !… Il nous revenait ! Il devait se marier avec cette chère enfant qui implore comme moi vos grands courages. Le dernier jour de la retraite de Portugal, il est tombé sur le champ de bataille en combattant à l’arrière-garde !… Les Anglais l’ont pris !…
Madame de Roseville sanglotait, elle tendait aux matelots des mains suppliantes :
– Qui de vous, s’écria-t-elle, me rendra mon fils à moi ?… et à elle, son fiancé, son mari ?…
Les marins vivement émus se regardèrent entre eux avec découragement.
– Que vous faut-il ? parlez !… Ma fortune entière pour la délivrance de mon fils !…
Quelques murmures se firent entendre.
– Ma mère, vous les offensez ! murmura la jeune fille.
– Madame la comtesse, dit le père d’Ismérie, votre chagrin vous a fait mal parler, soit dit sans reproche. Vous êtes l’ange gardien du pays, la mère des pauvres et la consolation des malheureux. S’il y avait chance, on serait déjà dans les barques et l’on risquerait sa peau sans regrets. Nous ne marchandons pas, nous autres, avec ceux qui nous aiment…
– Oui, c’est ça !… c’est vrai ! père Saurin, c’est bien ça… Pauvre madame !… disait la foule.
Les femmes avaient apporté des sièges à la comtesse et à sa jeune compagne. Elles formaient autour d’elles un groupe touchant. Une seule ne bougea point : c’était Ismérie, la promise à Pierre Hauban le contremaître.
– Pardonnez à ma douleur, mes bons amis !… ajouta la comtesse sans s’asseoir. Je n’ai pas dit ce que je voulais dire. Vous ne marchandez jamais votre dévouement ; qui le sait mieux que moi !… Mais on ne fait rien sans argent. Une grosse somme pourrait être nécessaire ; eh bien ! faudrait-il vendre mon château pour vous acheter des navires de course, sachez que je suis prête !… Que voulez-vous ? dites-le-moi !… Mais, au nom du ciel ! ne me refusez pas une espérance !…
– Madame, répliqua le père Saurin, pourquoi vous mentir ?… Le plus clair serait d’être pris et pendu comme espion de guerre sans déhaler de presse monsieur votre fils et sans vous tirer de peine.
Les larmes de la comtesse redoublèrent, elle s’assit découragée ; la fiancée de son fils l’embrassa encore en sanglotant ; toutes les femmes de Rochetout pleuraient avec elle.
Seule Ismérie ne pleura point. D’un regard enflammé, elle semblait chercher par-delà l’horizon de la Manche cette prison flottante où gémissait le fils de madame de Roseville.
Les gens de mer s’étaient respectueusement reculés.
– Elle pleure ! elle pleure comme une Madeleine, à chavirer le cœur d’un matelot disait le vieux Saurin. D’autant que chacun a une bonne femme de mère ou bien a eu la sienne dans son jeune temps, pas vrai ? Et nous n’aimons rien tant au monde, n’ayant guère occasion de pourrir à la case comme des terriens…
– C’est jugulant tout de même de n’avoir pas chance de la soulager de sa misère !…
– Oui, c’est jugulant ! Fallait-il pour ça lui couler une vilaine menterie dans le cœur, lui faire accroire qu’on lui rendra son fils, la tromper, quoi !…
Ainsi causaient les pilotes, pêcheurs et caboteurs, que les fiançailles d’Ismérie Saurin avec le contremaître Pierre Hauban avaient réunis autour de la case Genièvre. Aucun d’eux ne proposa un moyen quelconque. Braves jusqu’à la témérité, ils n’étaient point romanesques ; Ismérie le fut pour eux tous.
Cent fois elle avait traversé la Manche dans la barque de son père qui faisait assez volontiers la contrebande ; elle parlait l’anglais aussi couramment que le français et connaissait Portsmouth presque autant que Saint-Valery-en-Caux. Elle prit à part son promis, l’ancien contremaître de la Bellone :
– Je ne serai jamais ta femme, lui dit-elle, si tu ne viens pas avec moi faire sortir des pontons le fils de madame de Roseville ; j’ai mon plan !…
– Ismérie, répondit Pierre, c’est bien d’avoir un plan, c’est mal de douter de moi !
Ensuite ils s’entretinrent à demi-voix avec animation. Cependant la comtesse qui avait perdu tout espoir, se levait chancelante, elle allait regagner sa voiture. Enfin, Pierre Hauban le contremaître s’avança d’un pas résolu :
– Pardon, excuse, madame, dit-il, ce que vous demandez, on l’essaiera.
– Rassurez-vous, madame, ajoutait Ismérie ; patience, mademoiselle. Pierre Hauban est mon promis, je suis son accordée ; eh bien ! je dis, moi, que nous délivrerons M. Jean.
L’assurance de la jeune riveraine, l’attitude du contremaître ranimèrent la confiance de la comtesse. Par respect pour elle, le père Saurin se tut, non sans penser que sa fille et son futur gendre devaient avoir perdu le bon sens. Mais toutes les femmes, et la majeure partie des marins, se montraient déjà pleins d’espoir, tant ils faisaient cas d’Ismérie, « une fillotte bien avisée, qui avait de l’idée plus que pas une, » et de Pierre Hauban,« un fin matelot qui, ayant navigué chez l’Anglais avant la guerre, connaissait tous les pertuis et la manière de manœuvrer. »
– Soyez bénis ! murmura la comtesse, j’ai donc eu raison de vous demander secours !
La fiancée de Jean de Roseville prenait les mains d’Ismérie, la remerciait avec chaleur et lui jurait une amitié fraternelle.
– C’est vous, je l’ai bien vu, qui avez décidé votre amoureux à tenter quelque audacieux coup de main. Puis-je vous être utile, Ismérie ? Disposez de moi, ordonnez ! j’obéirai aveuglément.
– Vous êtes trop terrienne, ma brave demoiselle ; une seule femme suffira.
– Une seule femme !… Vous irez donc, vous ?
– Surement ; sans moi rien ne se ferait. Mais nous sommes de même taille, m’est avis.
– Pourquoi cela ?
– Parce que vos plus belles nippes, tout ce que vous avez de plus soigné en bijoux, votre gréement des dimanches, quoi ! rien ne sera de trop là-bas !
– Vous choisirez, ma chère Ismérie. Mais votre père qui semble murmurer encore, souffrira-t-il que vous vous exposiez ainsi ?
– Soyez tranquille, mademoiselle, répondit avec finesse la fille du pilote de Saint-Valery.
La comtesse mettait de nouveau sa fortune à la disposition de Pierre Hauban, qui répondit avec une rude franchise :
– De votre fortune, madame, je n’en veux rien, n’étant pas un chien qui vend sa peau. Je me fais paver mon travail et point ma vie ; mais le bon Dieu m’a donné ma vie pour rien, je puis bien la donner de même. Et parce que vous êtes la mère aux pauvres, comme dit Ismérie ma promise, je me risquerai, vous priant tant seulement, si j’y reste, d’avoir soin de mon bonhomme de père, qui se fait vieux.
– Cette prière est inutile, mon ami, dit la comtesse en faisant effort pour répondre avec un peu de sévérité ; si vous êtes fier, je ne suis point ingrate.
– C’est vrai, j’ai tort, ma bonne dame. Oui, j’ai eu tort, dit Hauban. On sait assez dans le pays que vous avez du cœur et du sentiment, et si j’ai parlé de Jacques Hauban, mon père, c’est qu’il ne peut plus aller à la pêche ; il a fini son temps, et… maintenant, achetez-nous une barque à notre idée, avancez-moi de l’argent en masse, ce qui reviendra, on vous le rendra, si on en revient. Voilà mes conditions.
– Que Dieu vous conduise et vous ramène sain et sauf ! nous le prierons nuit et jour pour votre succès !… Il aura pitié de mes angoisses maternelles, il protégera votre dévouement.
La fiancée du jeune comte de Roseville embrassait Ismérie en répétant :
– Vous serez ma sœur !
Cependant le père Saurin avait brusquement posé sa large main sur l’épaule de Pierre Hauban.
– Voyons voir ton plan ! disait-il. Je ne demande, moi, que d’avoir tort ; mais, tonnerre, à la voile ! montre-moi que tu as raison !
– Dam ! répondit le jeune contremaître, je ne suis pas un mousse de deux liards, et votre fille, ma promise, tient de son père. Elle a eu tout à l’heure une idée de matelot. Avec un brin de chance, nous gagnerons le coup. Il ne nous faut qu’un gardien de ponton qui, pour une masse d’argent, se mette de notre bord, et un coup de vent du nord-ouest à l’heure du jusant, avec la tombée de la nuit.
– Heum ! voici déjà pas mal d’affaires qu’on n’a pas comme on voudrait… C’est égal, il y a un bon Dieu ; ça peut se rencontrer, mais ce n’est pas tout !
– Le restant est facile. Nous trouverons bien entre Dunkerque et Saint-Malo une chaloupe prise sur l’Anglais avec tous ses papiers de bord.
– Oui.
– Nous l’achetons. Avec de l’or et de l’argent plein les poches, un chargement d’eau-de-vie de France, et la finesse de votre Ismérie, qui sera mousse à bord, nous voilà partis !
Les explications de Pierre Hauban déridèrent peu à peu le père Saurin, dont les instincts de contrebandier s’éveillaient ; il proposa d’être de l’expédition. Hauban objecta que moins on serait dans la barque, moins on exciterait de défiance.
Vingt-quatre heures après, le vieux pilote embrassait sa fille en faisant un vœu à sainte Anne, patronne des marins, et lui laissait prendre par terre, de compagnie avec Pierre Hauban, la route de Saint-Malo où, de l’avis commun, on se procurerait plus aisément qu’ailleurs la barque de construction anglaise, indispensable pour tenter l’aventure.
Chemin faisant, Pierre et Ismérie ne causèrent guère de leurs amours, mais beaucoup de leurs stratagèmes, dont les moindres détails furent débattus, discutés et calculés avec une prévoyance minutieuse.
Ils appareillèrent de Saint-Malo, franchirent la Manche et atterrirent à Portsmouth avec des précautions telles, que les soupçons des gardes-côtes anglais ne furent pas éveillés.
Pierre Hauban sut se faire passer pour un commissionnaire de l’île de Wight, jeté hors de sa route par le mauvais temps.
À Portsmouth, son or, son eau-de-vie surtout, firent merveilles.