Les taquinages

1412 Words
Les taquinages Vous avez passé de l’allégro sautillant du célibataire au grave andante du père de famille. Au lieu de ce joli cheval anglais cabriolant, piaffant entre les brancards vernis d’un tilbury léger comme votre cœur, et mouvant sa croupe luisante sous le quadruple lacis des rênes et des guides que vous savez manier, avec quelle grâce et quelle élégance, les Champs-Élysées le savent ! vous conduisez un bon gros cheval normand à l’allure douce. Vous avez appris la patience paternelle, et vous ne manquez pas d’occasion de le prouver. Aussi votre figure est-elle sérieuse. À côté de vous, se trouve un domestique évidemment à deux fins, comme est la voiture. Cette voiture à quatre roues, et montée sur des ressorts anglais, a du ventre, et ressemble à un bateau rouennais ; elle a des vitrages, une infinité de mécanismes économiques. Calèche dans les beaux jours, elle doit être un coupé les jours de pluie. Légère en apparence, elle est alourdie par six personnes et fatigue votre unique cheval. Au fond, se trouvent étalées comme des fleurs votre jeune femme épanouie, et sa mère, grosse rose trimère à beaucoup de feuilles. Ces deux fleurs de la gent femelle gazouillent et parlent de vous, tandis que le bruit des roues et votre attention de cocher, mêlés à votre défiance paternelle, vous empêchent d’entendre le discours. Sur le devant, il y a une jolie bonne proprette qui tient sur ses genoux une petite fille ; à côté brille un garçon en chemise rouge plissée qui se penche hors de la voiture, veut grimper sur les coussins, et s’est attiré mille fois des paroles qu’il sait être purement comminatoires, le : – Sois donc sage, Adolphe, ou : – Je ne vous emmène plus, Monsieur ! – de toutes les mamans. La maman est en secret superlativement ennuyée de ce garçon tapageur ; elle s’est irritée vingt fois, et vingt fois le visage de la petite fille endormie l’a calmée. – Je suis mère, s’est-elle dit. Et elle a fini par maintenir son petit Adolphe. Vous avez exécuté la triomphante idée de promener votre famille. Vous êtes parti le matin de votre maison, où les ménages mitoyens se sont mis aux fenêtres en enviant le privilège que vous donne votre fortune d’aller aux champs et d’en revenir sans subir les voitures publiques. Or, vous avez traîné l’infortuné cheval normand à Vincennes à travers tout Paris, de Vincennes à Saint-Maur, de Saint-Maur à Charenton, de Charenton en face de je ne ses quelle île qui a semblé plus jolie à votre femme et à votre belle-mère que tous les paysages au sein desquels vous les avez menées. – Allons à Maisons !… s’est-on écrié. Vous êtes allé à Maisons, près d’Alfort. Vous revenez par la rive gauche de la Seine, au milieu d’un nuage de poussière olympique très noirâtre. Le cheval tire péniblement votre famille ; hélas ! vous n’avez plus aucun amour-propre, en lui voyant les flancs rentrés, et deux os saillants aux deux côtés du ventre ; son poil est moutonné par la sueur sortie et séchée à plusieurs reprises, qui, non moins que la poussière, a gommé, collé, hirsuté le poil de sa robe. Le cheval ressemble à un hérisson en colère, vous avez peur qu’il ne soit fourbu, vous le caressez du fouet avec une espèce de mélancolie qu’il comprend, car il agite la tête comme un cheval de coucou, fatigué de sa déplorable existence. Vous y tenez, à ce cheval, il est excellent ; il a coûté douze cents francs. Quand on a l’honneur d’être père de famille, on tient à douze cents francs autant que vous tenez à ce cheval. Vous apercevez le chiffre effrayant des dépenses extraordinaires dans le cas où il faudrait faire reposer Coco. Vous prendrez pendant deux jours des cabriolets de place pour vos affaires. Votre femme fera la moue de ne pouvoir sortir ; elle sortira, et prendra un remise. Le cheval donnera lieu à des extra que vous trouverez sur le mémoire de votre unique palefrenier, un palefrenier unique, et que vous surveillez comme toutes les choses uniques. Ces pensées, vous les exprimez dans le mouvement doux par lequel vous laissez tomber le fouet le long des côtes de l’animal engagé dans la poudre noire qui sable la route devant la Verrerie. En ce moment, le petit Adolphe, qui ne sait que faire dans cette boite roulante, s’est tortillé, s’est attristé dans son coin, et sa grand-mère inquiète lui a demandé : – Qu’as-tu ? – J’ai faim, a répondu l’enfant. – Il a faim, a dit la mère à sa fille. – Et comment n’aurait-il pas faim ? il est cinq heures et demie, nous ne sommes seulement pas à la barrière, et nous sommes partis depuis deux heures ! – Ton mari aurait pu nous faire dîner à la campagne. Il aime mieux faire faire deux lieues de plus à son cheval et revenir à la maison. – La cuisinière aurait eu son dimanche. Mais Adolphe a raison, après tout. C’est une économie que de dîner chez soi, répond la belle-mère. – Adolphe, s’écrie votre femme, stimulée par le mot économie, nous allons si lentement que je vais avoir le mal de mer, et vous nous menez ainsi précisément dans cette poussière noire. À quoi pensez-vous ? ma robe et mon chapeau seront perdus. – Aimes-tu mieux que nous perdions le cheval ? demandez-vous en croyant avoir répondu péremptoirement. – Il ne s’agit pas de ton cheval, mais de ton enfant qui se meurt de faim : voilà sept heures qu’il n’a rien pris. Fouette donc ton cheval ! En vérité, ne dirait-on pas que tu tiens plus à ta rosse qu’à ton enfant ? Vous n’osez pas donner un seul coup de fouet au cheval, il aurait peut-être encore assez de vigueur pour s’emporter et prendre le galop. – Non, Adolphe tient à me contrarier, il va plus lentement, dit la jeune femme à sa mère. Va, mon ami, va comme tu voudras. Et puis, tu diras que je suis dépensière en me voyant acheter ou autre chapeau. Vous dites alors des paroles perdues dans le bruit des roues. – Mais quand tu me répondras par des raisons qui n’ont pas le sens commun, crie Caroline. Vous parlez toujours en tournant la tête vers la voiture et la retournant vers le cheval, afin de ne pas faire de malheur. – Bon ! accroche ! verse-nous, tu seras débarrassé de nous. Enfin, Adolphe, ton fils meurt de faim, il est tout pâle !… – Cependant, Caroline, dit la belle-mère, il fait ce qu’il peut… Rien ne vous impatiente comme d’être protégé par votre belle-mère. Elle est hypocrite, elle est enchantée de vous voir aux prises avec sa fille ; elle jette, tout doucement et avec des précautions infinies, de l’huile sur le feu. Quand vous arrivez à la barrière, votre femme est muette, elle ne dit plus rien, elle tient ses bras croisés, elle ne veut pas vous regarder. Vous n’avez ni âme, ni cœur, ni sentiment. Il n’y a que vous pour inventer de pareilles parties de plaisir. Si vous avez le malheur de rappeler à Caroline que c’est elle qui, le matin, a exigé cette partie au nom de ses enfants et de sa nourriture (elle nourrit sa petite), vous serez accablé sous une avalanche de phrases froides et piquantes. LA BELLE-MÈRE. Elle jette, tout doucement et avec des précautions infinies, de l’huile sur le feu. Aussi acceptez-vous tout pour ne pas aigrir le lait d’une femme qui nourrit, et à laquelle il faut passer quelques petites choses, vous dit à l’oreille votre atroce belle-mère. Vous avez au cœur toutes les furies d’Oreste. À ces mots sacramentels dits par l’Octroi : – Vous n’avez rien à déclarer ?… – Je déclare, dit votre femme, beaucoup de mauvaise humeur et de poussière. Elle rit, l’employé rit, il vous prend envie de verser votre famille dans la Seine. Pour votre malheur, vous vous souvenez de la joyeuse et perverse fille qui avait un petit chapeau rose et qui frétillait dans votre tilbury quand, sis ans auparavant, vous aviez passé par là pour aller manger une matelote. Une idée ! Madame Schontz s’inquiétait bien d’enfants, de son chapeau dont la dentelle a été mise en pièces dans les fourrés ! elle ne s’inquiétait de rien, pas même de sa dignité, car elle indisposa le garde champêtre de Vincennes par la désinvolture de sa danse un peu risquée. Vous rentrez chez vous, vous avez hâté rageusement votre cheval normand, vous n’avez évité ni l’indisposition de votre animal, ni l’indisposition de votre femme. Le soir, Caroline a très peu de lait. Si la petite crie à vous rompre la tête en suçant le sein de sa mère, toute la faute est à vous, qui préférez la santé de votre cheval à celle de votre fils qui mourait de faim, et de votre fille dont le souper a péri dans une discussion où votre femme a raison, comme toujours ! – Après tout, dit-elle, les hommes ne sont pas mères. Vous quittez la chambre, et vous entendez votre belle-mère consolant sa fille par ces terribles paroles : – Ils sont tous égoïstes, calme-toi ; ton père était absolument comme cela.
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