Les découvertes

2085 Words
Les découvertes Généralement, une jeune personne ne découvre son vrai caractère qu’après deux ou trois années de mariage. Elle dissimule, sans le vouloir, ses défauts au milieu des premières joies, des premières fêtes. Elle va dans le monde pour y danser, elle va chez ses parents pour vous y faire triompher, elle voyage escortée par les premières malices de l’amour, elle se fait femme. Puis elle devient mère et nourrice, et dans cette situation pleine de jolies souffrances, qui ne laisse à l’observation ni une parole ni une minute, tant les soins y sont multipliés, il est impossible de juger d’une femme. Il vous a donc fallu trois ou quatre ans de vie intime avant que vous ayez pu découvrir une chose horriblement triste, un sujet de perpétuelles terreurs. Votre femme, cette jeune fille à qui les premiers plaisirs de la vie et de l’amour tenaient lieu de grâce et d’esprit, si coquette, si animée, si vive, dont les moindres mouvements avaient une délicieuse éloquence, a dépouillé lentement, un à un, ses artifices naturels. Enfin, vous avez aperçu la vérité ! Vous vous y êtes refusé, vous avez cru vous tromper ; mais non : Caroline manque d’esprit, elle est lourde, elle ne sait ni plaisanter, ni discuter, elle a parfois peu de tact. Vous êtes effrayé. Vous vous voyez pour toujours obligé de conduire cette chère Minette à travers des chemins épineux où vous laisserez votre amour-propre en lambeaux. Vous avez été déjà souvent atteint par des réponses qui, dans le monde, ont été poliment accueillies : on a gardé le silence au lieu de sourire ; mais vous aviez la certitude qu’après votre départ les femmes s’étaient regardées en se disant : Avez-vous entendu madame Adolphe ?… – Pauvre petite femme, elle est… – Bête comme un chou. – Comment, lui, qui certes est un homme d’esprit, a-t-il pu choisir ?… – Il devrait former sa femme, l’instruire, ou lui apprendre à se taire. AXIOMES. Un homme est, dans notre civilisation, responsable de toute sa mine. Ce n’est pas le mari qui forme la femme. Un jour, Caroline aura soutenu mordicus chez madame de Fischtaminel, une femme très distinguée, que le petit dernier ne ressemblait ni à son père ni à sa mère, mais à l’ami de la maison. Elle aura peut-être éclairé monsieur de Fischtaminel, et inutilisé les travaux de trois années, en renversant l’échafaudage des assertions de madame de Fischtaminel, qui, depuis cette visite, vous marque de la froideur, car elle soupçonne chez vous une indiscrétion faite à votre femme. Un soir, Caroline, après avoir fait causer un auteur sur ses ouvrages, aura terminé en donnant le conseil à ce poète, déjà fécond, de travailler enfin pour la postérité. Tantôt elle se plaint de la lenteur du service à table chez des gens qui n’ont qu’un domestique et qui se sont mis en quatre pour la recevoir. Tantôt elle médit des veuves qui se remarient, devant madame Deschars, mariée en troisièmes noces à un ancien notaire, à Nicolas-Jean-Jérôme-Népomucène-Ange-Marie-Victor-Joseph Deschars, l’ami de votre père. Enfin vous n’êtes plus vous-même dans le monde avec votre femme. Comme un homme qui monte un cheval ombrageux et qui le regarde sans cesse entre les deux oreilles, vous êtes absorbé par l’attention avec laquelle vous écoutez votre Caroline. Pour se dédommager du silence auquel sont condamnées les demoiselles, Caroline parle, ou mieux, elle babille ; elle veut faire de l’effet, et elle en fait : rien ne l’arrête ; elle s’adresse aux hommes les plus éminents, aux femmes les plus considérables ; elle se fait présenter, elle vous met au supplice. Pour vous, aller dans le monde, c’est aller au martyre. Elle commence à vous trouver maussade : vous êtes attentif, voilà tout ! Enfin, vous la maintenez dans un petit cercle d’amis, car elle vous a déjà brouillé avec des gens de qui dépendaient vos intérêts. Combien de fois n’avez-vous pas reculé devant la nécessité d’une remontrance, le matin, au réveil, quand vous l’aviez bien disposée à vous écouter ! Une femme écoute très rarement. Combien de fois n’avez-vous pas reculé devant le fardeau de vos obligations magistrales ? La conclusion de votre communication ministérielle ne devrait-elle pas être : – Tu n’as pas d’esprit. Vous pressentez l’effet de votre première leçon, Caroline se dira : – Ah ! je n’ai pas d’esprit ! Aucune femme ne prend jamais ceci en bonne part. Chacun de vous tirera son épée et jettera le fourreau. Six semaines après, Caroline peut vous prouver qu’elle a précisément assez d’esprit pour vous minotauriser sans que vous vous en aperceviez. Effrayé de cette perspective, vous épuisez alors les formules oratoires, vous les interrogez, vous cherchez la manière de dorer cette pilule. Enfin, vous trouvez le moyen de flatter tous les amours-propres de Caroline, car : AXIOME. Une femme mariée a plusieurs amours-propres. Vous dites être son meilleur ami, le seul bien placé pour l’éclairer ; plus vous y mettez de préparation, plus elle est attentive et intriguée. En ce moment, elle a de l’esprit. Vous demandez à votre chère Caroline, que vous tenez par la taille, comment, elle, si spirituelle avec vous, qui a des réponses charmantes (vous lui rappelez des mots qu’elle n’a jamais eus, que vous lui prêtez, qu’elle accepte en souriant), comment elle peut dire ceci, cela, dans le monde. Elle est sans doute, comme beaucoup de femmes, intimidée dans les salons. – Je connais, dites-vous, bien des hommes fort distingués qui sont ainsi. Vous citez d’admirables orateurs de petit comité auxquels il est impossible de prononcer trois phrases à la tribune. Caroline devait veiller sur elle ; vous lui vantez le silence comme la plus sûre méthode d’avoir de l’esprit. Dans le monde, on aime qui nous écoute. Ah ! vous avez rompu la glace, vous avez patiné sur ce miroir sans le rayer ; vous avez pu passer la main sur la croupe de la chimère la plus féroce et la plus sauvage, la plus éveillée, la plus clairvoyante, la plus inquiète, la plus rapide, la plus jalouse, la plus ardente, la plus violente, la plus simple, la plus élégante, la plus déraisonnable, la plus attentive du monde moral : LA VANITÉ D’UNE FEMME !… Caroline vous a saintement serré dans ses bras, elle vous a remercié de vos avis, elle vous en aime davantage ; elle veut tout tenir de vous, même l’esprit ; elle peut être sotte, mais ce qui vaut mieux que de dire de jolies choses, elle sait en faire !… elle vous aime. Mais elle désire être aussi votre orgueil ! Il ne s’agit pas de savoir se bien mettre, d’être élégante et belle ; elle veut vous rendre fier de son intelligence. Vous êtes l’homme le plus heureux du monde d’avoir su sortir de ce premier mauvais pas conjugal. – Nous allons ce soir chez madame Deschars, où l’on ne sait que faire pour s’amuser ; on y joue à toutes sortes de jeux innocents à cause du troupeau de jeunes femmes et de jeunes filles qui y sont ; tu verras !… dit-elle. Vous êtes si heureux que vous fredonnez des airs en rangeant toutes sortes de choses chez vous, en caleçon et en chemise. Vous ressemblez à un lièvre faisant ses cent mille tours sur un gazon fleuri, parfumé de rosée. Vous ne passez votre robe de chambre qu’à la dernière extrémité, quand le déjeuner est sur la table. Pendant la journée, si vous rencontrez des amis, et si l’on vient à parler femmes, vous les défendez ; vous trouvez les femmes charmantes, douces ; elles ont quelque chose de divin. Combien de fois nos opinions nous sont-elles dictées par les évènements inconnus de notre vie ? Vous menez votre femme chez madame Deschars. Madame Deschars est une mère de famille excessivement dévote, et chez qui l’on ne trouve pas de journaux à lire ; elle surveille ses filles, qui sont de trois lits différents, et les tient d’autant plus sévèrement qu’elle a eu, dit-on, quelques petites choses à se reprocher pendant ses deux précédents mariages. Chez elle, personne n’ose hasarder une plaisanterie. Tout y est blanc et rose, parfumé de sainteté, comme chez les veuves qui atteignent aux confins de la troisième jeunesse. Il semble que ce soit la Fête-Dieu tous les jours. Vous, jeune mari, vous vous unissez à la société juvénile des jeunes femmes, des petites filles, des demoiselles et des jeunes gens qui sont dans la chambre à coucher de madame Deschars. Les gens graves, les hommes politiques, les têtes à whist et à thé sont dans le grand salon. On joue à deviner des mois à plusieurs sens, d’après les réponses que chacun doit faire à ces questions. – Comment l’aimez-vous ? – Qu’en faites-vous ? – Où le mettez-vous ? Votre tour arrive de deviner un mot, vous allez dans le salon, vous vous mêlez à une discussion, et vous revenez appelé par une rieuse petite fille. On vous a cherché quelque mot qui puisse prêter aux réponses les plus énigmatiques. Chacun sait que, pour embarrasser les fortes têtes, le meilleur moyen est de choisir un mot très vulgaire, et de comploter des phrases qui jettent l’Œdipe de salon à mille lieues de chacune de ses pensées. Ce jeu remplace difficilement le lansquenet ou le creps, mais il est peu dispendieux. Le mot mal a été promu à l’état de Sphinx. Chacun s’est promis de vous dérouter. Le mot, entre autres acceptions, a celle de mal, substantif qui signifie, en esthétique, le contraire du bien ; de mal, substantif qui prend mille expressions pathologiques ; puis malle la voiture du gouvernement ; et enfin malle, ce coffre, varié de forme, à tous crins, à toutes peaux, à oreilles, qui marche rapidement, car il sert à emporter les effets de voyage, dirait un homme de l’école de Delille. Pour vous, homme d’esprit, le Sphinx déploie ses coquetteries, il étend ses ailes, les replie ; il vous montre ses pattes de lion, sa gorge de femme, ses reins de cheval, sa tête intelligente ; il agite ses bandelettes sacrées, il se pose et s’envole, revient et s’en va, balaye la place de sa queue redoutable ; il fait briller ses griffes, il les rentre ; il sourit, il frétille, il murmure ; il a des regards d’enfant joyeux, de matrone ; il est surtout moqueur. – Je l’aime d’amour. – Je l’aime chronique. – Je l’aime à crinière fournie. – Je l’aime à secret. – Je l’aime dévoilé. – Je l’aime à cheval. – Je l’aime comme venant de Dieu, a dit madame Deschars. – Comment l’aimes-tu ? dites-vous à votre femme. – Je l’aime légitime. La réponse de votre femme est incomprise, et vous envoie promener dans les champs constellés de l’infini, où l’esprit, ébloui par la multitude des créations, ne peut rien choisir. On le place : – Dans une remise. – Au grenier. – Dans un bateau à vapeur. – Dans la presse. – Dans une charrette. – Dans les bagnes. – Aux oreilles. – En boutique. Votre femme vous dit en dernier : – Dans mon lit. Vous y étiez, mais ne savez aucun mot qui aille à cette réponse, madame Deschars n’ayant pu rien permettre d’indécent. – Qu’en fais-tu ? – Mon seul bonheur, dit votre femme après les réponses de chacun, qui toutes vous ont fait parcourir le monde entier des suppositions linguistiques. Cette réponse frappe tout le monde, et vous particulièrement ; aussi vous obstinez-vous à chercher le sens de cette réponse. Vous pensez à la bouteille d’eau chaude enveloppée de linge que votre femme fait mettre à ses pieds dans les grands froids, – à la bassinoire, surtout !… – à son bonnet, – à son mouchoir, – au papier de ses papillotes, – à l’ourlet de sa chemise, – à sa broderie, – à sa camisole, – à votre foulard, – à l’oreiller, – à la table de nuit, où vous ne trouvez rien de convenable. Enfin, comme le plus grand bonheur des répondants est de voir leur Œdipe mystifié, que chaque mot donné pour le vrai les jette en des accès de rire, les hommes supérieurs aiment mieux, en ne voyant cadrer aucun mot à toutes les explications, s’avouer vaincus que de dire inutilement trois substantifs. D’après la loi de ce jeu innocent, vous êtes condamné à retourner dans le salon après avoir donné un gage ; mais vous êtes si excessivement intrigué par les réponses de votre femme, que vous demandez le mot. – Mal, vous crie une petite fille. Vous comprenez tout, moins les réponses de votre femme : elle n’a pas joué le jeu. Madame Deschars, ni aucune des jeunes femmes, n’a compris. On a triché. Vous vous révoltez, il y a émeute de petites filles, de jeunes femmes. On cherche, on s’intrigue. Vous voulez une explication, et chacun partage votre désir. – Dans quelle acception as-tu donc pris ce mot, ma chère ? demandez-vous à Caroline. – Eh bien, mâle ! Madame Deschars se pince les lèvres et manifeste le plus grand mécontentement ; les jeunes femmes rougissent et baissent les yeux ; les petites filles agrandissent les leurs, se poussent les coudes et ouvrent les oreilles. Vous restez les pieds cloués sur le tapis, et vous avez tant de sel dans la gorge, que vous croyez à une répétition qui délivre Loth de sa femme. Vous apercevez une vie infernale : le monde est impossible. Rester chez vous avec cette triomphante bêtise, autant aller au bagne. AXIOME. Les supplices moraux surpassent les douleurs physiques de toute la hauteur qui existe entre l’âme et le corps. Vous renoncez à éclairer votre femme. Caroline est une seconde édition de Nabuchodonosor, car un jour, de même que la chrysalide royale, elle passera du velu de la bête à la férocité de la pourpre impériale.
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