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2592 Words
Celle-là était une jeune fille d’environ dix-huit ans, petite et frêle, au teint jaunâtre et aux traits heurtés. Elle avait des cheveux noirs d’un volume énorme, ondulés, vaporeux, sous lesquels disparaissait presque son mince visage, et des yeux bleu de roi, mobiles et ardents. En reprenant connaissance, elle les fixa longuement sur Pasca et celle-ci se sentit désagréablement impressionnée par ce regard où il lui semblait lire une sorte d’hostilité. – Qu’est-ce que j’ai ? demanda-t-elle d’une voix brève. Elle parlait français, mais Pasca comprenait cette langue qu’elle avait apprise au couvent. – Rien de grave, je l’espère, mademoiselle. Le médecin va venir, du reste, et pourra vous renseigner mieux que moi. – Une jambe cassée, sans doute ?... Voilà assez longtemps que mon cousin Gilles me prédit quelque chose de semblable – et même de pis encore. Une lueur de colère railleuse traversa les yeux bleus. – ... Et lui, Gilles, est-il blessé ? – À la tête, oui. Mais je ne crois pas que ce soit grave. Le médecin arrivait en ce moment. Il hocha la tête en examinant la fracture de la jambe et déclara qu’il aimait mieux faire appeler un chirurgien de Florence. – C’est donc sérieux ? interrogea en mauvais italien la jeune fille, qui conservait un visage impassible. – La fracture est complète, signorina, et je ne voudrais pas prendre la responsabilité de la réduire. – Mais ne puis-je être transportée à Florence ? – Ce serait, à mon avis, une imprudence... Vos parents sont sans doute là-bas ? – Non, j’étais seule avec Mrs Smeeton, ma dame de compagnie. Mon père ne doit venir me rejoindre que le mois prochain. Mais, dites donc, docteur, prétendez-vous me faire demeurer ici ? Son regard dédaigneux faisait le tour de la très simple chambre de Pasca. – ... Et d’abord, accepterait-on de m’y garder ? – Du moment où il vous serait dangereux d’être transportée, nous nous arrangerions pour cela, mademoiselle. C’était Pasca qui répondait, d’un ton de dignité légèrement hautaine. L’étrangère l’enveloppa d’un long regard où sembla passer un éclair de malveillance. – S’il n’y a pas moyen de faire autrement !... dit-elle avec un mouvement d’épaules un peu impatient. Mais j’espère que ce chirurgien sera moins rigoureux que vous, docteur, et ne m’obligera pas à déranger trop longtemps la signorina... – Pasca Neraldi ! dit la jeune Italienne, répondant à l’interrogation contenue dans le ton de l’étrangère. – J’en doute, signorina ! répondit le vieux médecin en secouant la tête. Je vais, en tout cas, lui téléphoner immédiatement et, en prenant son automobile, il pourra être ici ce soir. Il se retira après avoir donné aux deux femmes les soins en son pouvoir. En bas, il trouva Paolo et le chauffeur des étrangers qui s’était, seul, tiré indemne de l’accident. – Eh bien, le troisième blessé ? – M. de Cesbres a voulu absolument aller lui-même au télégraphe, répondit le chauffeur. Il dit que sa blessure n’est rien du tout et qu’il n’a aucunement besoin de médecin. – Hum ! il ne faut jamais trop négliger cela ! Mais la signorina Pasca saura lui faire le pansement nécessaire ; elle est pour le moins aussi forte que moi à ce sujet. Quand Pasca descendit, après avoir installé le mieux possible les étrangères, elle trouva dans la salle, causant avec son aïeul, Gilles de Cesbres, qui venait de rentrer. – Votre cousine désirerait vous voir, signore, dit-elle après avoir répondu au salut du jeune homme. Une lueur de colère brilla dans les yeux de Gilles – des yeux d’un brun orangé, doués d’une rare intensité d’expression, et où l’ironie semblait à demeure, se faisant tour à tour caressante, dure ou irritée, comme en ce moment. – Encore faut-il au moins qu’elle me laisse le temps de clamer mon ressentiment contre les jeunes folles de son espèce ! Se doute-t-elle même qu’elle a failli, par son entêtement à maintenir une vitesse désordonnée, nous faire casser la tête ? – Je lui ai dit que vous étiez blessé, signore... Mais le docteur Lerao ne vous a donc pas examiné ? – Le signore était sorti et, d’ailleurs, il ne le voulait pas, expliqua Paolo. Mais le docteur a dit que tu pourrais très bien faire le pansement. – Certainement, si la blessure n’est pas grave. Me permettez-vous de voir, signore ? – Mais avec le plus grand plaisir, signorina ! dit Gilles avec empressement. Malgré la délicate adresse des petits doigts de Pasca, il ne put réprimer quelques légers tressaillements de douleur lorsqu’elle enleva, avec bien des précautions, le linge qui avait collé sur la plaie. – Mais ce n’est pas si négligeable que cela ! dit-elle. Cette blessure a besoin d’être soignée. – Eh bien, soignez-la, signorina ! Je me remets entre vos mains ! riposta-t-il avec un sourire qui adoucit un instant l’expression ironique et froide de sa physionomie. Pasca, ayant lavé soigneusement la plaie, y posa un pansement. Quand ce fut fini, M. de Cesbres s’écria : – Quel bonheur de ne m’être pas mis entre les grosses mains du docteur ! Elles m’auraient martyrisé, tandis que ces charmants petits doigts ont une légèreté exquise. Ils méritent, vraiment, qu’on les remercie ! Et, saisissant la main de Pasca, il effleura de ses lèvres le bout de ses doigts. Elle eut un brusque mouvement en arrière et son teint mat s’empourpra. – Comment vous permettez-vous ? dit-elle d’une voix frémissante. Ses grands yeux étincelants d’irritation se posaient fièrement sur Gilles, un peu stupéfait... Reprenant rapidement sa présence d’esprit, le jeune homme se leva avec vivacité du fauteuil où il s’était assis pour le pansement. – Mais, signorina, pouvez-vous vous trouver offensée par cet hommage de reconnaissance ? s’écria-t-il d’un ton où se mélangeaient la surprise et le regret. – Une simple villageoise telle que moi n’est pas accoutumée à ces manières, signore ! dit-elle avec un fier mouvement de tête. – Pardonnez-moi ! Je serais désolé que vous m’en vouliez pour cela ! – Du moment où vous regrettez, signore, il est de mon devoir d’oublier. Et, inclinant un peu la tête avec une dignité froide, elle sortit de la salle. Gilles se tourna vers le vieux Paolo, qui était demeuré silencieux, un peu ahuri, pendant cette brève petite scène. – Je crains que la signorina, malgré tout, me garde rancune, dit-il d’un ton léger que démentait l’expression contrariée de son regard. – Non ! non ! signore ! Il n’y a pas de quoi, vraiment !... Mais Pasca est très sérieuse et, au premier moment, elle a été un peu effarouchée... surtout de la part d’un étranger. Mais cela se passera, signore ! – Je l’espère ! Répétez-lui bien que je n’ai jamais eu l’intention de lui manquer de respect... Et dites-moi maintenant où je trouverai ma cousine. Paolo le conduisit au premier étage, jusqu’à la porte de la chambre occupée par la jeune étrangère. M. de Cesbres frappa et, sur l’invitation qui lui en fut faite, pénétra dans la modeste pièce que le soleil déclinant emplissait d’une clarté rosée. Sa cousine, essayant de se soulever sur ses oreillers, tendit les deux mains vers lui... – Gilles, vous êtes blessé ? Sa voix tremblait d’émotion et une lueur d’angoisse passa dans les yeux bleu de roi. – Mais comme vous le voyez, Matty ! Et vous êtes, je crois, encore plus mal en point que moi. Souffrez-vous beaucoup ? – Suffisamment, oui. Et vous, Gilles ? – Moi, peu. Notre jeune hôtesse vient de me panser selon toutes les règles. Mais c’est égal, ma chère, je m’abstiendrai désormais de prendre place dans une automobile conduite par la folle entêtée que vous êtes ! Toute trace d’émotion s’effaça subitement de la physionomie de la jeune fille, tandis qu’elle ripostait, avec un regard de défi moqueur : – Vous faites bien de me prévenir ; je ne vous l’offrirai plus. Je déteste qu’on me refuse !... Il est probable que je dois vous savoir gré d’avoir bien voulu passer sur votre ressentiment pour venir me visiter ? – En effet, car j’ai vraiment des raisons pour vous en vouloir. Mais je me suis pourtant souvenu qu’en l’absence de votre père j’avais le devoir de m’occuper de vous. – Bah ! je vous en dispense ! dit-elle avec un haussement d’épaules. J’ai toujours su me conduire moi-même... Et, naturellement, homme plein de charité, vous triomphez de me voir réduite à ce triste état, comme vous me le prédisiez, en punition de mes imprudences ? – Triompher est peut-être excessif. Mais je ne puis m’empêcher de penser que vous méritez ce qui vous arrive, après l’avoir si longtemps cherché. Matty eut un bref éclat de rire : – À la bonne heure ! c’est sincère, cela ! c’est de la franchise crue ou je ne m’y connais pas ! Vous êtes vraiment un charmant cousin, Gilles ! – Aussi charmant que vous, qui ne craignez pas, pour une satisfaction d’amour-propre, d’exposer la vie d’autrui ! – Bah ! pour ce qu’elle vaut, la vie ! riposta-t-elle avec un plissement de lèvres plein de raillerie. Est-ce que vous y tenez tant que cela, vous ? – Cela dépend. Il y a des jours où je la hais. – Et d’autres où vous l’aimez ? Il eut un rire d’âpre ironie. – Aimer ! Quel mot excessif ! Je n’aime rien ni personne, vous le savez bien, Matty. – Oui ! je sais que vous poussez l’indépendance du cœur jusqu’aux dernières limites. Ainsi donc, monsieur le désenchanté, la vie vous paraît plutôt laide et maussade ? – Souvent, oui !... Et à vous aussi ? – C’est vrai. Je la trouve même par moments d’un terne !... et je me prends à souhaiter quelque chose, un événement tragique, une grande tempête intérieure, que sais-je ?... Enfin, un bouleversement quelconque, quitte à en souffrir, quitte à en mourir ! Un souffle de passion semblait passer dans sa voix tout à l’heure froide et moqueuse, un flot de sang monta une seconde à son visage pâle. Gilles, qui s’était accoudé en face d’elle à un des montants du lit, l’enveloppa d’un regard aigu et intéressé. – Vous êtes une très curieuse personne, ma chère ! dit-il tranquillement. Comblée de tous les dons de la fortune, ne mettant aucun frein à vos fantaisies, gâtée à outrance par un père idolâtre, vous voilà, à dix-huit ans, blasée, lasse de tout ! – Et vous ? dit-elle brusquement. Vous essayez de tromper votre écœurement, votre dédain de toutes choses, en vous adonnant à l’observation sans pitié des faiblesses et des fautes d’autrui, en disséquant moralement, en dilettante, les cœurs que vous excellez à charmer un instant, pour les repousser dédaigneusement lorsque cette étude ne vous dit plus. Osez donc prétendre que, vous aussi, vous n’êtes pas un blasé, un sceptique absolu ! – Mais je vous l’accorde, très chère cousine ! Je suis bien cela, en effet, et je l’étais déjà à votre âge... Seulement, je vois que vous vous donnez la fièvre en vous agitant ainsi. Aussi vais-je me retirer sans plus tarder. – Non ! attendez !... Dites-moi, combien de temps pensez-vous que je doive demeurer ici ? – Comment pourrais-je le savoir ? Il faut attendre le chirurgien. – Me voyez-vous, Gilles, obligée de rester longtemps dans cette masure ? – Tout d’abord, cette masure est une fort gentille maisonnette. Ensuite, cette aventure doit sembler pleine de saveur à une personne blasée. – Toujours moqueur ! dit-elle avec colère. Enfin, je pense que mon père va arriver aussitôt le reçu de votre dépêche... Et vous, Gilles, vous ne m’abandonnerez pas ici ? – Je vous ferai remarquer, Matty, que vous venez de m’assurer, il y a quelques instants, de l’inutilité de ma présence. – Vous avez toujours des réflexions insupportables ! Si vous étiez un homme aimable, vous m’auriez déjà dit : « Je ne vous quitterai pas, Matty, je ferai mon possible pour vous distraire. » Un sourire railleur vint aux lèvres de M. de Cesbres. – Ah ! bon ! c’est une « machine à distraire » que vous souhaitez ?... Et que voulez-vous donc, grands dieux ! que je fasse dans ce village perdu, tandis que se guérira doucement votre fracture ? – Un homme comme vous trouve toujours à s’occuper. Faites des vers sur les charmes de la campagne toscane, commencez une aquarelle, entreprenez des promenades... Et puis vous aurez la ressource d’entamer un flirt avec notre jolie hôtesse, acheva-t-elle avec un rire qui sonna faux. Les sourcils blonds de Gilles se rapprochèrent brusquement. – Elle n’est pas de celles avec qui l’on flirte ! dit-il d’un ton sec. Sa cousine le regarda avec surprise. – Ah ! bah ! Avez-vous donc eu le temps de l’observer assez pour vous rendre compte de cela ?... À moins que cette idée vous soit venue en voyant toutes ces dévotes images ? Son doigt tendu désignait le petit oratoire que Pasca avait aménagé dans un angle de la pièce, et où une lampe brûlait jour et nuit devant les statues de la Vierge et des saints plus spécialement chers à la jeune fille. – Ah ! c’est sa chambre ? murmura Gilles. Son regard d’homme accoutumé à observer les moindres détails fit le tour de cette pièce aux murs simplement blanchis, garnie de vieux meubles bien astiqués et de rideaux de percale blanche. Sous le grand crucifix de bois noir se voyaient les photographies de Paolo Neraldi et de sa fille. Dans une petite bibliothèque s’alignaient les livres de choix de Pasca... Gilles, faisant quelques pas, se pencha pour lire les titres. – Rien que des livres de piété, n’est-ce pas ? demanda ironiquement Matty. – Il y en a un certain nombre, mais tous ne sont pas dans ce cas. Néanmoins, ce sont des ouvrages sérieux, de grande valeur morale et littéraire... Cette jeune fille n’est pas la première venue comme intelligence, certainement. Mais il est évident qu’elle est en outre extrêmement pieuse. – En tout cas, c’est fort laid, ici ! Quels abominables vieux meubles !... Mais vous ne m’avez pas dit, Gilles, si c’était l’impression produite par cette atmosphère de dévotion qui vous fait penser que la belle signorina Pasca ne voudrait pas entendre parler de flirt ? – Vous êtes trop curieuse, chère cousine ! dit-il ironiquement. C’est un défaut féminin, assure-t-on ; il vous sied donc de l’avoir. À demain. Je viendrai savoir dès le matin ce qu’aura décidé le chirurgien. Il serra négligemment la main qui se tendait vers lui et sortit de la chambre. Matty se laissa retomber sur ses oreillers. Son mince visage se contractait et ses yeux luisaient étrangement, de colère et de douleur à la fois. – Oh ! pourquoi donc n’ai-je pas été tuée aujourd’hui ? murmura-t-elle. Comme cela, ce serait fini de souffrir, de le voir se railler de moi ! J’ai beau essayer de lui cacher que je l’aime, il l’a deviné depuis longtemps, depuis toujours. Il devine tout, Gilles, on ne peut rien dérober à ses yeux ironiques. Et lui ne m’aime pas ! Parfois, il me semble même que je lui suis antipathique et qu’il s’amuse de ma souffrance. Oh ! cela !... cela ! Quelle chose épouvantable que la vie !... Quelle chose stupide ! Gilles seul pourrait y mettre pour moi un peu de bonheur... s’il voulait ! Une sorte de sanglot s’étouffa dans sa gorge et elle enfonça sa tête dans l’oreiller avec une sourde exclamation de douleur. – Oh ! ce Gilles !
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