Chapitre 1-1

2133 Words
Chapitre 1 Le 1er septembre 1962 L’habitude de Marlène de répéter tout ce que je disais m’énervait vraiment. Elle récitait toutes mes paroles à voix basse tout le temps, ce qui m’empêchait tant de concentrer. Elle était une personne géniale et gentille, mais je trouvais cette habitude très irritante. Se comporte-t-elle de la même façon avec tout le monde ? Je lisais le tableau d’affichage, mon dos tourné vers elle. « C’est quoi CSP sur ce menu du réfectoire ? » lui demandai-je. N’ayant reçu aucune réponse, je me tournai et son joli sourire me frappa aux yeux. Ses cheveux bruns tombaient gracieusement sur ses épaules, et ses yeux brillaient joyeusement comme toujours. Je lui posai encore la question, d’une voix un peu plus forte : « C’est quoi CSP ? » C’est quoi CSP ? Ses lèvres répétèrent ma question. « Sergent Taxon », dit-elle, « je pense que c’est du bœuf taillé sur du pain grillé ». Elle prononçait mal mon prénom Saxon à chaque occasion. « Du bœuf taillé sur du pain grillé, ou plutôt de la crotte sur une plaque », ajoutai-je à voix basse. Je la regardai furtivement; j’étais sûr qu’elle ne m’avais pas entendu, car j’étais à 5 ou 6 mètres de son bureau. J’entendis sa voix inoffensive demander doucement, tel un soupir d’un bébé endormi. « Crotte, c’est quoi ? » Je n’osais pas respirer. Ça alors ! Elle m’avait entendu ! « Je, je suis désolé », ai-je balbutié. « Je ne voulais pas dire ça ». On ne disais pas de gros mots devant les femmes en 1962, et elles ne les répétaient pas non plus. Elle sourit de mon embarras, mais elle rougit un peu quand elle se rendit compte qu’il s’agissait d’un gros mot. Je me précipitai furtivement vers la sortie, et je suis sûr qu’elle ne m’entendit pas lui dire au revoir. * * * * * « Tu connais Marlène ? » demandai-je à Kabilis. On effectuait des travaux d’entretien sur le Mark 11. « Marlène, celle de la salle des ordonnances ? » « Ouais. Est-ce qu’elle te répète tout le temps quand tu lui parles ? » « Je pense qu’elle est cinglée ». Kabilis tapota l’ohmmètre avec son doigt. « Sans blagues ! J’ai changé cet ohmmètre il y a à peine deux semaines ». Je me penchai pour examiner l’aiguille. « Il y a peut-être un problème avec la source de courant. As-tu vérifié la tension avant de changer l’ohmmètre ? » « Non, je n’y ai pas pensé ». « Eh bien, ça reste toujours à moi de penser à tout. Vérifions la sortie de l’alimentation du courant ». Originaire de Philadelphie, le sergent technique William Kabilis était très ordonné et ne laissait rien au hasard. « Elle est sourde », dit-il. J’enlevai la plaque d’inspection pour avoir accès à la source d’alimentation. « Quoi ?! » criai-je. « T’es dingue. Elle ne peut rien entendre ». « Imbécile, je sais ce que ça veut dire ‘sourde’, mais pourquoi répète-t-elle toujours ce que je dis ? » « Elle te lit sur les lèvres ». Ce fut pour moi une révélation vraiment étonnante. J’avais un fort accent de Missouri que tout le monde trouvait irritant, et que les allemands n’arrivaient guère à comprendre ; au moins les allemands qui n’étaient pas sourds. Comment une allemande sourde pouvait-elle me lire sur les lèvres et me comprendre ? De toute façon, la lecture sur les lèvres m’était toujours restée un mystère. Et si quelqu’un souffre d’un trouble de la parole ? Ou si on avait des lèvres gonflées après s’être battu ? Marlène pourrait-elle toujours les lire sur les lèvres ? Et si deux personnes parlaient en même temps ? Intéressant, tout ça. Je résolus de lui poser ces questions le lendemain quand j’irais lire le tableau d’affichage. La source de courant sur le Mark 11 était instable, juste comme l’avait pensé Kabilis. On décida de la changer, ainsi que le circuit imprimé Failsafeendommagé. Je les rendis à la salle de fournitures pour les remplacer. Le sergent LouieEngler était à son poste, en train de mémoriser les références. Bien qu’un peu gaga, le vieillard était tout de même aimable, et je m’amusais à lui poser des questions sur les références. Il avait plus de soixante ans et était resté au grade de sergent-chef depuis plus de vingt ans. J’avais le même grade, mais j’avais quarante ans de moins. Il prendrait sans doute sa retraite au même grade. Ça déroulait de la même façon tout le temps ; je lui donnerais une référence imaginaire, il y penserait un moment, puis il rirait. « Ce n’est pas une référence véritable, n’est-ce pas ? » dit-il en me remettant un nouveau détecteur de rayonnement. C’étaient de petits appareils ronds qu’on portrait sur les chaînes des badges à la poche de nos chemises uniformes, à un endroit où la couleur de l’indicateur serait visible. Les indicateurs étaient de couleur blanche, mais ils deviendraient jaunes après exposition au rayonnement. Le sergent Engler s’assurait qu’on en avait un nouveau toutes les trois semaines. Kabilis et moi installâmes les nouvelles pièces et nous commençâmes à exécuter les contrôles de continuité. On était obligé d’exécuter des contrôles sur tous les circuits de la bombe même si on avait déjà identifié l’équipement défectueux. Nous étions six techniciens en fonction à la base aérienne de Koningsfeld, et on était toujours occupé à maintenir les trente-six armes nucléaires qui y étaient. Cette base dans la région centrale en Allemagne de l’Ouest avait suffisamment de munitions pour ramener toutes les grandes villes de la Russie à l’âge de pierre – et on ignorait comment, à cette date de juillet 1962, on était tellement proche à faire exactement cela. On venait juste d’assassiner Peter Fechter, un habitant de Berlin Est, lorsqu’il essayait d’escalader le mur de Berlin nouvellement construit. Un photographe français dans le secteur Ouest avait pu prendre une photo des gardes-frontières de l’Allemagne de l’Est retirant le corps de la scène. * * * * * Il était obligatoire à tous les aviateurs de la 4029ième division de lire le tableau d’affichage chaque jour. On s’en plaignait toujours, mais cela me donnait, moi, l’occasion de voir Marlène. « Pourquoi vous ne m’avez pas dit que vous êtes sourde ? » « Qui vous dit ça ? » « Ce n’est pas important. Pourquoi vous ne voulez pas qu’on sache que vous êtes sourde ? » « C’est William Kabilis. Il n’aime pas moi beaucoup, n’est-ce pas ? » « Si, il vous aime. Tout le monde vous aime. » « Non, ils pensent que je suis catastrophe ». « Dites, Marlène, je peux vous…. » Le commandant fit son entrée dans le bureau avant que je ne puisse lui demander si elle voulait sortir avec moi. Je me mis au garde-à-vous et je posai ma main sur mon front pour le saluer. Il leva sa main sans enthousiasme, en guise de salutation. Le commandant regarda l’heure, puis se tourna vers moi. « Vous voulez me voir, sergent ? » Il se tordit le visage de ressentiment. Il regarda mon badge ; il ne connaîtrait peut-être personne si les noms n’étaient pas cousus sur nos uniformes. « Non, monsieur. Je suis venu voir…. » J’étais confus. Que faisais-je devant le bureau du commandant si tôt le matin ? On ne venait le voir que lorsqu’on avait des ennuis ou si on était envoyé à une autre base. Il restait encore dix-huit mois de ma mission de trois ans en Allemagne de l’Ouest. J’espérais ne pas avoir d’ennuis. Je vis du coin de l’œil Marlène regarder le tableau d’affichage, et puis se tourner vers moi. « Je suis venu consulter la liste de service, monsieur », répondis-je, les yeux tournés vers le tableau d’affichage. « D’accord ». Il regarda Marlène attentivement. Moi-même je tournai les yeux vers elle. « Eh bien, retourne au boulot ». Marlène répéta ses paroles. « On a tant de travail à faire. Venez dans mon bureau, Mlle.Mannemacher ». Il se tourna et entra dans son bureau. « Au revoir », dis-je à Marlène à voix basse. Elle sourit, pris son bloc-notes et se leva. Ses lèvres dirent « Aufwiedersehen » sans faire de bruit. * * * * * Le lendemain, je me tenais devant le tableau d’affichage à l’arrivée de Marlène. Elle mit son sac à main dans le tiroir du bureau, et, sans un bruit, elle dit, « Sergent Taxon, vous tellement dévoué ». « Quoi ? », dis-je à voix basse. Mlle. Marlene Mannmacher « Tellement dévoué », dit-elle à voix basse, lentement et parfaitement. « Oh ». Ça me fascinait de découvrir que je pouvais la lire sur les lèvres. « Pas vraiment ». Je voulais continuer le dialogue sans parler à haute voix. « J’aime admirer le paysage d’ici ». Elle répéta mes paroles à voix basse, mais dit à voix élevée, « le paysage ? ». Elle se mit à arranger son bureau pour déguiser sa confusion apparente. Elle n’avait pas de téléphone, seul un téléscripteur à côté pour la communication. Son visage s’illumina lorsqu’elle comprit que je parlais d’elle. « Vous aimez l’Allemagne de l’Ouest ? », elle parlait lentement, telle une enseignante à son élève. « Pardon ? » Je n’avais pas compris. Elle répéta la question, et finalement je compris. Mais je ne comprenais pas pourquoi je désirais tant être avec elle dans son monde de silence. Je pense que ce n’était que par curiosité. « Oui. Et j’aime aussi les allemands ». Le sergent-chef Saxon « le païen » McKenzie Cette affirmation lui faisait plaisir. Beaucoup d’américains ne prenaient même pas la peine de cacher leur ressentiment envers les allemands, nos anciens ennemis, mais qui nous avaient à présent accueillis chez eux. « Personne ne m’a traité de telle façon avant ». Elle jeta un coup d’œil sur un trombone sur son bureau, le prit et tourna les yeux vers moi. « Quoi ? » « Lire sur les lèvres, en silence ». Je ne la compris pas d’abord. J’inclinai la tête un peu d’un côté, et je lui demandai, « Comment avez-vous pu savoir que je ne parlais pas ? » « Votre cou ». Elle se toucha à la gorge. « Cette chose ne bouge pas ». « La pomme d’Adam ». Je plaçai la main sur ma gorge et je me rendis compte qu’elle ne bougea guère lorsque je parlais à voix basse. « Vous êtes très intelligente, Marlène. Plus intelligente que moi ». Elle regarda le trombone avec lequel elle jouait, et puis tourna ses yeux vers moi. « Je peux vous demander quelque chose ? » Elle fit signe de oui de la tête et s’assit sur la chaise. « Qu’est-ce qui vous a rendu sourde ? » Ce fut évident qu’elle ne s’attendait pas à cette question, et ses yeux devinrent un peu voilés de larmes. Je n’aurais peut-être pas dû lui poser la question. Mais ma curiosité me domine tout le temps. Kabilis ne cessait pas à me demander ce que je faisais avec toute l’information que je cherchais. Je lui répondais que j’aimerais mieux connaître des gens, les endroits qu’ils avaient visités, tout. J’aime connaître un peu plus à propos des gens que je rencontre. Marlène avait aussi des nouvelles à me donner, plus que ce à quoi je m’attendais. Elle fit un triangle avec le trombone et le posa sur son bureau. Elle en prit un autre. Elle me regarda, et jamais je ne la vis plus sérieuse. Sa réponse fut courte et brusque. « J’ai été blessée dans le bombardement de Cologne ». Je compris tout, sauf le dernier mot. Je lui demandai de répéter, et je me concentrai sur ses lèvres. Elle fut blessée dans le bombardement de quelque chose, mais quoi ? Réfléchis bien, imbécile, réfléchis. Finalement je lui demandai, « Répétez le dernier mot seulement ». Elle répéta « Cologne » lentement et doucement. Son visage s’assombrit de plus. Je compris; si bien que je regrettais de lui avoir posé la question. C’était l’an 1962, à peine dix-sept ans après la fin de la deuxième guerre mondiale. A mon avis, Marlène avait à peu près vingt ans, donc elle était sans doute un petit bébé en mai 1942. Le bombardement de Cologne ne fut pas une action glorieuse de notre part pendant la guerre. Des avions alliés attaquèrent l’ancienne ville pendant des nuits avec des milliers de bombes incendiaires. On pensait que la destruction des plus beaux monuments d’Allemagne et le m******e de milliers d’habitants feraient les allemands détester et par conséquent rejeter Hitler. Cela ne fut pas le cas, et la guerre continua pour trois ans encore.
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