Une fille d’ÈveDans un des plus beaux hôtels de la rue Neuve-des-Mathurins, à onze heures et demie du soir, deux femmes étaient assises devant la cheminée d’un boudoir tendu de ce velours bleu à reflets tendres et chatoyants que l’industrie française n’a su fabriquer que dans ces dernières années. Aux portes, aux croisées, un artiste avait drapé de moelleux rideaux en cachemire d’un bleu pareil à celui de la tenture. Une lampe d’argent, ornée de turquoises et suspendue par trois chaînes d’un beau travail, descend d’une jolie rosace placée au milieu du plafond. Le système de la décoration est poursuivi dans les plus petits détails et jusque dans ce plafond en soie bleue, étoilé de cachemire blanc dont les longues b****s plissées retombent à d’égales distances sur la tenture, agrafées par des nœuds de perles. Les pieds rencontrent le chaud tissu d’un tapis belge, épais comme un gazon et à fond gris de lin semé de bouquets bleus.
Le mobilier, sculpté en plein bois de palissandre, sur les plus beaux modèles du vieux temps, rehausse par ses tons riches la fadeur de cet ensemble, un peu trop flou, dirait un peintre. Le dos des chaises et des fauteuils offre à l’œil des pages menues en belle étoffe de soie blanche, brochée de fleurs bleues, et largement encadrées par des feuillages finement découpés dans le bois.
De chaque côté de la croisée, deux étagères montrent leurs mille bagatelles précieuses, les fleurs des arts mécaniques écloses au feu de la pensée. Sur la cheminée en marbre turquin, les porcelaines les plus folles du vieux Saxe, ces bergers qui vont à des noces éternelles en tenant de délicats bouquets à la main, espèces de chinoiseries allemandes, entourent une pendule en platine, niellée d’arabesques. Au-dessus, brillent les tailles côtelées d’une glace de Venise encadrée d’un ébène plein de figures en relief, et venue de quelque vieille résidence royale. Deux jardinières étalaient alors le luxe malade des serres, de pâles et divines fleurs, les perles de la botanique.
Dans ce boudoir froid, rangé, propre comme s’il eût été à vendre, vous n’eussiez pas trouvé ce malin et capricieux désordre qui révèle le bonheur. Là, tout était alors en harmonie, car les deux femmes y pleuraient. Tout y paraissait souffrant.
Le nom du propriétaire, Ferdinand du Tillet, un des plus riches banquiers de Paris, justifie le luxe effréné qui orne l’hôtel, et auquel ce boudoir peut servir de programme. Quoique sans famille, quoique parvenu, Dieu sait comment ! du Tillet avait épousé en 1831 la dernière fille du comte de Granville, l’un des plus célèbres noms de la magistrature française, et devenu pair de France après la révolution de juillet. Ce mariage d’ambition fut acheté par la quittance au contrat d’une dot non touchée, aussi considérable que celle de la sœur aînée mariée au comte Félix de Vandenesse. De leur côté, les Granville avaient jadis obtenu cette alliance avec, les Vandenesse par l’énormité de la dot. Ainsi, la Banque avait réparé la brèche faite à la Magistrature par la Noblesse. Si le comte de Vandenesse s’était pu voir, à trois ans de distance, beau-frère d’un sieur Ferdinand dit du Tillet, il n’eût peut-être pas épousé sa femme ; mais quel homme aurait, vers la fin de 1828, prévu les étranges bouleversements que 1830 devait apporter dans l’état politique, dans les fortunes et dans la morale de la France ? Il eût passé pour fou, celui qui aurait dit au comte Félix de Vandenesse que, dans ce chassez-croisez, il perdrait sa couronne de pair et qu’elle se retrouverait sur la tête de son beau-père.
Ramassée sur une de ces chaises basses appelées chauffeuses, dans la pose d’une femme attentive, madame du Tillet pressait sur sa poitrine avec une tendresse maternelle et baisait parfois la main de sa sœur, madame Félix de Vandenesse. Dans le monde, on joignait au nom de famille le nom de baptême, pour distinguer la comtesse de sa belle-sœur, la marquise, femme de l’ancien ambassadeur Charles de Vandenesse, qui avait épousé la riche veuve du comte de Kergarouët, une demoiselle de Fontaine, À demi renversée sur une causeuse, un mouchoir dans l’autre main, la respiration embarrassée par des sanglots réprimés, les yeux mouillés, la comtesse venait de faire de ces confidences qui ne se font que de sœur à sœur, quand deux sœurs s’aiment ; et ces deux sœurs s’aimaient tendrement. Nous vivons dans un temps où deux sœurs si bizarrement mariées peuvent si bien ne pas s’aimer qu’un historien est tenu de rapporter les causes de cette tendresse, conservée sans accrocs ni taches au milieu des dédains de leurs maris l’un pour l’autre et des désunions sociales. Un rapide aperçu de leur enfance expliquera leur situation respective.
Élevées dans un sombre hôtel du Marais par une femme dévote et d’une intelligence étroite qui, pénétrée de ses devoirs, la phrase classique, avait accompli la première tâche d’une mère envers ses filles, Marie-Angélique et Marie-Eugénie atteignirent le moment de leur mariage, la première à vingt ans, la seconde à dix-sept, sans jamais être sorties de la zone domestique où planait le regard maternel. Jusqu’alors elles n’étaient allées à aucun spectacle, les églises de Paris furent leurs théâtres. Enfin leur éducation avait été aussi rigoureuse à l’hôtel de leur mère qu’elle aurait pu l’être dans un cloître. Depuis l’âge de raison, elles avaient toujours touché dans une chambre contiguë à celle de la comtesse de Granville, et dont la porte restait ouverte pendant la nuit. Le temps que ne prenaient pas les devoirs religieux ou les études indispensables à des filles bien nées, et les soins de leur personne, se passait en travaux à l’aiguille faits pour les pauvres, en promenades accomplies, dans le genre de celles que se permettent les Anglais, le dimanche, en disant : « N’allons pas si vite, nous aurions l’air de nous amuser, » Leur instruction ne dépassa point les limites imposées par des confesseurs élus parmi les ecclésiastiques les moins, tolérants et les plus jansénistes. Jamais filles ne furent livrées à des maris ni plus pures ni plus vierges : leur mère semblait avoir vu dans ce point, assez essentiel d’ailleurs, l’accomplissement de tous ses devoirs envers le ciel, et les hommes. Ces deux pauvres créatures n’avaient, avant leur mariage, ni lu des romans ni dessiné autre chose que des figures dont l’anatomie eût paru le chef-d’œuvre de l’impossible à Cuvier, et gravées de manière à féminiser l’Hercule Farnèse lui-même. Une vieille fille leur apprit le dessin. Un respectable prêtre leur enseigna la grammaire, la tangue française, l’histoire, la géographie et le peu d’arithmétique nécessaire aux femmes. Leurs lectures, choisies dans les livres autorisés, comme les Lettres édifiantes et les Leçons de Littérature de Noël, se faisaient le soir à haute voix, mais en compagnie de leur mère, car il pouvait s’y rencontrer des passages qui, sans de sages commentaires, eussent éveillé leur imagination. Le Télémaque de Fénélon parut dangereux. La comtesse de Granville aimait assez ses filles pour en vouloir faire des anges à la façon de Marie Alacoque, mais ses filles auraient préféré une mère moins vertueuse, et plus aimable. Cette, éducation porta ses fruits. Imposée comme un joug et présentée sous des formes austères, la Religion lassa de ses pratiques ces jeunes cœurs innocents, traités comme s’ils eussent été criminels ; elle y comprima les sentiments, et tout en y jetant de profondes racines, elle ne fut pas aimée. Les deux Marie devaient ou devenir imbéciles ou souhaiter leur indépendance : elles souhaitèrent de se marier dès qu’elles purent entrevoir le monde et comparer quelques idées ; mais leurs grâces touchantes et leur valeur, elles l’ignorèrent. Elles ignoraient leur propre candeur, comment auraient-elles su la vie ? Elles étaient sans armes contre le malheur, comme sans expérience pour apprécier le bonheur. Elles ne tirèrent d’autre consolation que d’elles-mêmes au fond de cette geôle maternelle. Leurs douces confidences, le soir, à voix basse, ou les quelques phrases échangées quand leur mère les quittait pour un moment, contint parfois plus d’idées que les mots n’en pouvaient exprimer. Souvent un regard dérobé à tous les yeux et par lequel elles se communiquaient leurs émotions fut comme un poème d’amère mélancolie. La vue du ciel sans nuages, le parfum des fleurs, le tour du jardin fait bras dessus, bras dessous, leur offrirent des plaisirs inouïs. L’achèvement d’un ouvrage de broderie leur causait d’innocentes joies. La société de leur mère, loin de présenter quelques ressources à leur cœur ou de stimuler leur esprit, ne pouvait qu’assombrir leurs idées et contrister leurs sentiments ; car elle se composait de vieilles femmes droites, sèches, sans grâce, dont la conversation roulait sur les différences qui distinguaient les prédicateurs ou les directeurs de conscience, sur leurs petites indispositions, et sur les évènements religieux les plus imperceptibles pour la Quotidienne ou pour l’Ami de la Religion. Quant aux hommes, ils eussent éteint les flambeaux de l’amour, tant leurs figures étaient froides et tristement résignées ; ils avaient tous cet âge où l’homme est maussade et chagrin, où sa sensibilité ne s’exerce plus qu’à table et ne s’attache qu’aux choses qui concernent le bien-être. L’égoïsme religieux avait desséché ces cœurs voués au devoir et retranchés derrière la pratique. De silencieuses séances de jeu les occupaient presque toute la soirée. Les deux petites, mises comme au ban de ce sanhédrin qui maintenait la sévérité maternelle, se surprenaient à haïr ces désolants personnages aux yeux creux, aux figures refrognées.
Sur les ténèbres de cette vie se dessina vigoureusement une seule figure d’homme, celle d’un maître de musique. Les confesseurs avaient décidé que la musique était un art chrétien, né dans l’Église catholique et développé par elle. On permit donc aux deux petites filles d’apprendre la musique. Une demoiselle à lunettes, qui montrait le solfège et le piano dans un couvent voisin, les fatigua d’exercices. Mais quand l’aînée de ses filles atteignit dix ans, le comte de Granville démontra la nécessité de prendre un maître. Madame de Granville donna toute la valeur d’une conjugale obéissance à cette concession nécessaire : il est dans l’esprit des dévotes de se faire un mérite des devoirs accomplis. Le maître fut un Allemand catholique, un de ces hommes nés vieux, qui auront toujours cinquante ans, même à quatre-vingts. Sa figure creusée, ridée, brune, conservait quelque chose d’enfantin et de naïf dans ses fonds noirs. Le bleu de l’innocence animait ses yeux, et le gai sourire du printemps habitait ses lèvres. Ses vieux cheveux gris, arrangés naturellement comme ceux de Jésus-Christ, ajoutaient à son air extatique je ne sais quoi de solennel qui trompait sur son caractère : il eût fait une sottise avec la plus exemplaire gravité. Ses habits étaient une enveloppe nécessaire à laquelle il ne prêtait aucune attention, car ses yeux allaient trop haut dans les nues pour jamais se commettre avec les matérialités. Aussi ce grand artiste inconnu tenait-il à la classe aimable des oublieurs, qui donnent leur temps, et leur âme à autrui comme ils laissent leurs, gants sur toutes les tables et leur parapluie à toutes les portes. Ses mains étaient de celles qui sont saies après avoir été lavées. Enfin, son vieux corps mal assis sur ses vieilles jambes nouées, et qui démontrait jusqu’à quel point l’homme peut en faire l’accessoire de son âme, appartenait à ces étranges créations qui n’ont été bien dépeintes que par un Allemands, par Hoffmann, le poète de ce qui n’a pas l’air d’exister et qui néanmoins a vie. Tel était Schmuke, ancien maître de chapelle du margrave d’Anspach, savant qui passa par un conseil de dévotion et à qui l’on demanda s’il faisait maigre. Le maître eut envie de répondre : « Regardez-moi. » Mais comment badiner avec des dévotes et des directeurs jansénistes ? Ce vieillard apocryphe tint tant de place dans la vie des deux Marie, elles prirent tant d’amitié pour ce candide et grand artiste qui se contentait de comprendre l’art, qu’après leur mariage, chacune lui constitua trois cents francs de rente viagère, somme qui suffisait pour son logement, sa bière, sa pipe et ses vêtements. Six cents francs de rente et ses leçons lui firent un Éden. Schmuke ne s’était senti le courage de confier sa misère et ses vœux qu’à ses deux adorables jeunes filles, à ces cœurs fleuris sous la neige des rigueurs maternelles et sous la glace de la dévotion. Ce fait explique tout Schmuke et l’enfance des deux Marie. Personne ne sut, plus tard, quel abbé, quelle vieille dévote avait découvert cet Allemand égaré dans Paris. Dès que les mères de famille apprirent que la comtesse de Granville avait trouvé pour ses filles un maître de musique, toutes demandèrent son nom et son adresse. Schmuke eut trente maisons dans le Marais. Son succès tardif se manifesta par des souliers à boucles d’acier bronzé, fourrés de semelles en crin, et par du linge plus souvent renouvelé. Sa gaîté d’ingénu, longtemps comprimée par une noble et décente misère, reparut. Il laissa échapper de petites phrases spirituelles comme : « Mesdemoiselles, les « chats ont mangé la c****e dans Paris cette nuit, » quand pendant la nuit la gelée avait séché les rues, boueuses la veille ; mais il les disait en patois germanico-gallique : Montemisselle, le chas honte manché lâ grôttenne tan Bâri sti nouitte ! Satisfait d’apporter à ces deux anges cette espèce de vergiss-mein-night choisi parmi les fleurs de son esprit, il prenait, en l’offrant, un air fin et spirituel qui désarmait la raillerie. Il était si heureux de faire éclore le rire sur les lèvres de ses deux écolières, dont la malheureuse vie avait été pénétrée par lui, qu’il se fût rendu ridicule exprès, s’il ne l’eût pas été naturellement ; mais son cœur eût renouvelé les vulgarités les plus populaires ; il eût, suivant une belle expression de feu Saint Martin, doré de la boue avec son céleste sourire. D’après une des plus nobles idées de l’éducation religieuse, les deux Marie reconduisaient leur maître avec respect jusqu’à la porte de l’appartement. Là, les deux pauvres filles lui disaient quelques douces phrases, heureuses de rendre cet homme heureux : elles ne pouvaient se montrer femmes que pour lui ! Jusqu’à leur mariage, la musique devint donc pour elles une autre vie dans la vie, de même que le paysan russe prend, dit-on, ses rêves pour la réalité, sa vie pour un mauvais sommeil. Dans leur désir de se défendre contre les petitesses qui menaçaient de les envahir, contre les dévorantes idées ascétiques, elles se jetèrent dans les difficultés de l’art musical à s’y briser. La Mélodie, l’Harmonie, la Composition, ces trois filles du ciel dont le chœur fut mené par ce vieux Faune catholique ivre de musique, les récompensèrent de leurs travaux et leur firent un rempart de leurs danses aériennes. Mozart, Beethoven, Haydn, Paësiello, Cimarosa, Hummel et les génies secondaires développèrent en elles mille sentiments qui ne dépassèrent pas la chaste enceinte de leurs cœurs voilés, mais qui pénétrèrent dans la Création où elles volèrent à toutes ailes. Quand elles avaient exécuté quelques morceaux en atteignant à la perfection, elles se serraient les mains et s’embrassaient en proie à une vive extase. Leur vieux maître les appelait ses Saintes-Céciles.
Les deux Marie n’allèrent au bal qu’à l’âge de seize ans, et quatre fois seulement par année, dans quelques maisons choisies. Elles ne quittaient les côtés de leur mère que munies d’instructions sur la conduite à suivre avec leurs danseurs, et si sévères qu’elles ne pouvaient répondre que oui ou non à leurs partenaires. L’œil de la comtesse n’abandonnait point ses filles et semblait deviner les paroles au seul mouvement des lèvres. Les pauvres petites avaient des toilettes de bal irréprochables, des robes de mousseline montant jusqu’au menton, avec une infinité de ruches excessivement fournies, et des manches longues. En tenant leurs grâces comprimées et leurs beautés voilées, cette toilette leur donnait une vague ressemblance avec les gaines égyptiennes ; néanmoins il sortait de ces blocs de coton deux figures délicieuses de mélancolie. Elles enrageaient en se voyant l’objet d’une pitié douce. Quelle est la femme, si candide qu’elle soit, qui ne souhaite faire envie ? Aucune idée dangereuse, malsaine ou seulement équivoque, ne souilla donc la pulpe blanche de leur cerveau : leurs cœurs étaient purs, leurs mains étaient horriblement rouges, elles crevaient de santé. Ève ne sortit pas plus innocente des mains de Dieu que ces deux filles ne le furent en sortant du logis maternel pour aller à la Mairie et à l’Église, avec la simple mais épouvantable recommandation d’obéir en toute chose à des hommes auprès desquels elles devaient dormir ou veiller pendant la nuit. À leur sens, elles ne pouvaient trouver plus mal dans la maison étrangère où elles seraient déportées que dans le couvent maternel.
Pourquoi le père de ces deux filles, le comte de Granville, ce grand, savant et intègre magistrat, quoique parfois entraîné par la politique, ne protégeait-il pas ces deux petites créatures contre cet écrasant despotisme ? Hélas ! par une mémorable transaction, convenue après six ans de mariage, les époux vivaient séparés dans leur propre maison. Le père s’était réservé l’éducation de ses fils, en laissant à sa femme l’éducation des filles. Il vit beaucoup moins de danger pour des femmes que pour des hommes à l’application de ce système oppresseur. Les deux Marie, destinées à subir quelque tyrannie, celle de l’amour ou celle du mariage, y perdaient moins que des garçons chez qui l’intelligence devait rester libre, et dont les qualités se seraient détériorées sous la compression violente des idées religieuses poussées à toutes leurs conséquences. De quatre victimes, le comte en avait sauvé deux. La comtesse regardait ses deux fils, l’un voué à la magistrature assise, et l’autre à la magistrature amovible, comme trop mal élevés pour leur permettre la moindre intimité avec leurs sœurs. Les communications étaient sévèrement gardées entre ces pauvres enfants. D’ailleurs, quand le comte faisait sortir ses fils du collège, il se gardait bien de les tenir au logis. Ces deux garçons y venaient déjeuner avec leur mère et leurs sœurs ; puis le magistrat les amusait par quelque partie au dehors : le restaurateur, les théâtres, les musées, la campagne dans la saison, défrayaient leurs plaisirs. Excepté les jours solennels dans la vie de famille, comme la fête de la comtesse ou celle du père, les premiers jours de l’an, ceux de distribution des prix, où les deux garçons demeuraient au logis paternel et y couchaient, fort gênés, n’osant pas embrasser leurs sœurs surveillées par la comtesse qui ne les laissait pas un instant ensemble, les deux pauvres filles virent si rarement leurs frères qu’il ne put y avoir aucun lien entre eux. Ces jours-là, les interrogations : – Où est Angélique ? – Que fait Eugénie ? – Où sont mes enfants ? s’entendaient à tout propos. Lorsqu’il était question de ses deux fils, la comtesse levait au ciel ses yeux froids et macérés comme pour demander pardon à Dieu de ne pas les avoir arrachés à l’impiété. Ses exclamations, ses réticences à leur égard, équivalaient aux plus lamentables versets de Jérémie, et trompaient les deux sœurs qui croyaient leurs frères pervertis et à jamais perdus. Quand ses fils eurent dix-huit ans, le comte leur donna deux chambres dans son appartement, et leur fit faire leur droit en les plaçant sous la surveillance d’un avocat, son secrétaire, chargé de les initier aux secrets de leur avenir. Les deux Marie ne connurent donc la fraternité qu’abstraitement. À l’époque des mariages de leurs sœurs, l’un, Avocat-Général à une cour éloignée, l’autre, à son début en province, furent retenus chaque fois par un grave procès. Dans beaucoup de familles, la vie intérieure, qu’on pourrait imaginer intimé, unie, cohérente, se passe ainsi ; les frères sont au loin, occupés à leur fortune, à leur avancement, pris par le service du pays ; les sœurs sont enveloppées dans un tourbillon d’intérêts de familles étrangères à la leur. Tous les membres vivent alors dans la désunion, dans l’oubli les uns des autres, reliés seulement par les faibles liens du souvenir jusqu’au moment où l’orgueil les rappelle, où l’intérêt les rassemble et quelquefois les sépare de cœur comme ils l’ont été de fait. Une famille vivant unie de corps et d’esprit est une rare exception. La loi moderne, en multipliant la famille par la famille, a créé le plus horrible de tous les maux : l’individualisme.