Chapitre 2

2751 Words
Le dernier des invités était parti, justement ce prince Vitale, par l’éloge duquel le marquis de Bonnivet s’amusait d’ordinaire à piquer Strabane. Mme de Nançay restait seule dans le petit salon où elle recevait ses intimes, — petit ?… Pour une villa italienne, car le plafond étalait son ciel de fresque à huit mètres au moins du tapis, et toutes sortes de meubles anciens s’y groupaient à l’aise, révélant l’extravagance du grand seigneur russe qui avait précédé la nouvelle locataire. Elle avait modifié la physionomie de cette pièce par des étoffes jetées un peu partout, par la profusion de menus bibelots apportés avec elle, par la dispersion de-ci de-là de photographies dans des cadres modernes, par l’installation, dans un coin, d'une bibliothèque basse, où s'entremêlaient à côté de reliures précieuses les cartonnages estampillés des romans empruntés au cabinet de lecture de Vieusseux. Sur les murs étaient appendus en grand nombre des tableaux attribués à des maîtres illustres et achetés par Wérékiew avec une telle absence de discernement que des œuvres excellentes s’y déshonoraient à côté de honteuses enluminures. Parmi ces toiles, auxquelles le temps ou une savante préparation avait donné une patine passée et vieillie, un portrait surprenait par le tapage de ses couleurs fraîches. C’était celui de Mme de Nançay, exécuté par Miraut, le maître français alors à la mode. Elle y était représentée en grande toilette, et de dos, tournant la tête de manière à montrer son joli profil, légèrement menu et busqué. — Lucie de Nançay aimait cette peinture qui lui rappelait la toute jeune femme qu’elle n’était déjà plus, et, ce soir, elle la regardait, couchée sur un divan dans l'ombre grandissante. Elle se plaisait toujours à ces longues immobilités silencieuses dans le crépuscule, et ne sonnait pour avoir la lumière qu’à la dernière minute. L’enivrement de la gaieté physique déployée toute la journée se résolvait en une fatigue alanguie qui la faisait rêver — indéfiniment. Elle se revoyait dans ce portrait… Elle n’avait pas vingt ans alors. C’était presque au lendemain de son mariage avec M. de Nançay, un grand et beau jeune homme qu’elle avait épousé quoiqu’il fût beaucoup moins riche qu’elle ; un peu pour sa belle mine et aussi parce qu’il portait un nom ancien. Elle même n’était qu’une demoiselle Olivier, et ce mariage la faisait la petite-cousine par exemple de Mme de Tillières, l’amie intime de la comtesse de Candale. On s’était étonné du consentement donné par la famille de Nançay à cette union, parce qu’on ignorait le terrible secret, que la mère du jeune homme savait, elle, trop bien. Ce malheureux n’avait pas toute sa raison. Ce hardi cavalier, aux manières toujours un peu brusques, était hanté par une idée fixe. Il savait que la manie du suicide s’était rencontrée chez quelques membres de sa famille maternelle. Il en avait peur, et, quand cette pensée devenait trop forte, il buvait pour l’abolir. Son ivresse aboutissait à des accès de colère furieuse, durant lesquels il ne se possédait plus et menaçait de mort quiconque lui résistait. Maintenant encore, Lucie éprouvait un frisson de terreur à se rappeler la première des affreuses scènes où elle avait dû affronter ce tragique maniaque. C’était précisément au retour d’une des séances durant lesquelles elle posait pour ce portrait. Il lui avait serré le bras avec une force si brutale qu’elle en avait porté la marque pendant quinze jours, et, depuis lors, les scènes s’étaient succédé sans interruption, elle, malade de frayeur, et lui, la menaçant de la tuer si elle parlait à qui que ce fût de ces accès d’égarement. Elle l’avait cru, tant son regard était féroce, et des mois et des mois elle avait vécu dans cette épouvante, maltraitée jusqu’aux coups par cet homme auquel elle se trouvait liée, pensant au suicide ellemême tour à tour et à une retraite dans un couvent. Les pires expédients lui semblaient faciles qui l’auraient arrachée à cet enfer. Puis, tout d’un coup, elle s’était trouvée libre, sans avoir même osé le désirer. On rapportait Victor de Nançay sans connaissance. Son cheval l’avait jeté par terre dans une promenade. Il mourait quelques heures plus tard. Elle avait pourtant fondu en larmes. Était-ce de joie ? était-ce d’épouvante ?… Elle n’en savait rien… Mais ce qu’elle savait, c’est qu’elle était libre ! Libre ! Vingt-deux ans et tout près de quatre millions de fortune, car deux héritages successifs l’avaient enrichie encore. Lucie avait donc passé tout d’un coup du plus dur malheur à la situation sinon la plus heureuse, du moins la plus capable de donner les conditions du bonheur. La chance de recommencer sa vie s’offrait devant elle. Cette fois, elle se fit à elle-même le serment de ne point la laisser échapper. Avec des apparences de grande légèreté, c’était une très honnête femme. Elle ne se dit point qu’elle aurait des aventures, et cela lui était pourtant bien aisé. Non, elle voulait se marier de nouveau ; mais, éclairée par sa première expérience, elle comptait ne pas se tromper, et elle avait commencé de regarder autour d’elle avec ses beaux yeux bleus de jeune fille que le chagrin n’avait pu ternir. Tout au plus l’azur de sa prunelle s’était-il teinté d’une mélancolie. Depuis quatre années, cependant, ni ces yeux ni le cœur de celle à qui appartenaient ces yeux de saphir étoilé n’avaient fixé leur choix. Mme de Nançay était, sans qu’elle s’en doutât, dans des circonstances dangereuses. Elle avait assez connu la vie pour n’être plus la naïve enfant de sa seizième année qui dansait avec une si gaie étourderie. Elle n'avait pourtant pas acquis une véritable expérience. La crise tout exceptionnelle de son mariage lui avait donné une appréhension de l’homme, une excessive facilité à s’effaroucher. En même temps, comme elle avait été très comprimée, elle devait être très sensible à la moindre douceur câline. Elle courait le danger de méconnaitre des passions sincères à cause des brusqueries de leur sincérité, tandis qu’une hypocrisie prudente pouvait aisément trouver grâce devant son ignorance. L’ombre noyait le portrait davantage et davantage encore. Lucie de Nançay rêvait toujours. L’arome d’un bouquet de roses posé dans un vase en verre de Venise, la caressait sans l’entêter. Elle se revoyait dans les premiers temps qui avaient suivi son veuvage, et qu’elle avait passés à Paris, chez sa mère, Mme Olivier. — Lucie ne s’était jamais bien entendue avec cette mère, veuve aussi de très bonne heure et toute mondaine, qui ne soupçonnait pas le secret tourment du mariage de sa fille. Elle plaignait la jeune femme de ce que cette dernière ne pouvait, elle, s’empêcher de considérer comme une délivrance, et puis le grand hôtel vide que Mme Olivier habitait dans le faubourg Saint-Germain, exactement en face du dôme des Invalides, exhalait une mortelle atmosphère d’ennui. Lucie avait donc saisi avec enthousiasme l’occasion de partir pour l’Italie, avec une de ses tantes et un cousin malade, Maurice, un enfant de vingt ans, qu’elle avait toujours considéré comme un petit frère, et qui souffrait de la poitrine. Ils avaient passé tout un hiver à Rome; puis, la santé de Maurice s’améliorant, ils étaient venus s’établir à Florence, dans cette villa que Mme de Nançay avait louée au prince Wérékiew. Elle aimait le mouvement étourdissant de l’existence florentine. Cette liberté Italienne d’aller et de venir la ravissait, et elle avait eu dès le premier jour autour d’elle une légion de soupirants. Ils accouraient, attirés par ses millions et aussi par son joli profil, qui se busquait si finement dans le sourire. Puis ils se retiraient, les uns après les autres, découragés, elle s’en rendait à demi compte, comme amants, par sa ferme façon de rompre à la première familiarité; comme maris, par sa gaieté, son indépendance entière et ce goût du flirt qu’elle affectait plus encore qu’elle n’en était possédée : — « Si mon mari est jaloux avant le mariage, » disait-elle plaisamment, « que sera-ce après ? » A l’heure présente, ces soupirants se réduisaient à trois. — Il y avait d’abord l’Anglais, sir Arthur Strabane, un très grand nom, une très grande fortune. Mais pourquoi s’habillait-il comme son grand ancêtre du temps de Georges III, et pourquoi aussi ce géant roux, au visage osseux, avait-il dans ses yeux, d’un bleu si clair, ces passages de dureté qui faisaient peur ? N’importe! Il était loyal et vraiment bon. Ce grand corps se remuait avec une grâce agile qui révélait une vie mâle, les violents exercices, les longs voyages, l’habitude des robustes efforts, et puis, quelle indiscutable supériorité dans la tenue de ses chevaux et de sa maison ! Il n’habitait Florence que depuis deux ans, et le vaste palais qu’il avait acheté, réparé, meublé, avec l’énergie volontaire d’un Anglais très riche, passait pour un des plus beaux de la ville. Lady Strabane ?… Ce nom sonnait bien. Elle aurait une existence magnifique… Oui, mais l’aimaitelle ? Tout d’un coup, elle se représenta plus nettement les yeux du jeune homme, et la sauvagerie qui se lisait dans leur arrière-fond lui fit courir un frisson dans les épaules. Elle se souvint de son mari. — « Que je suis sotte, » songea-t-elle, « celui-ci est un teetotaller, comme ils disent; il ne boit que de l’eau; jamais une goutte de brandy, ni même de vin. Pourquoi ces cols, et pourquoi ce regard ? » Sir Arthur Strabane imposait l’estime. Mais le prince Vitale ? Ah! le prince Vitale était charmant. Ce Napolitain au front si blanc, avec cette ombre bleue que sa barbe rasée mettait sur sa joue, avait les yeux noirs les plus délicieusement tendres et caressants que Lucie eût rencontrés, et quelle fantaisie dans la conversation, quelle bonne humeur jamais interrompue, et quelle voix ! Lorsqu’il chantait, lui aussi, des romances de son pays, il remuait en elle une émotion qu’elle n’aurait pas su définir, et puis encore, sous des allures de joyeux compagnon, quelle finesse Italienne !… Quand il clignait son œil droit, comme cela, si peu, elle était sûre qu’un piège de conversation était tendu où d’autres tomberaient, mais le prince Antonio, jamais. Il était de cette race de voluptueux qui séduisent ou désarment par leur indolence poussée jusqu’au plus absolu, jusqu’au plus héroïque désintéressement. Ce n’était un mystère pour personne qu’après avoir gaspillé, prodigué plutôt, à des vingtaines de parasites un opulent patrimoine, il finissait de manger sa fortune à même, comme un personnage d’Alfred de Musset, auquel la naïve imagination de Lucie le comparait toujours. N’était-elle pas assez riche pour s’offrir le luxe d’épouser un homme ruiné, si cet homme lui plaisait beaucoup, et le prince n’était-il pas celui avec lequel sa vie s’écoulerait le plus légèrement, dans une fête ininterrompue? Il y avait des heures où l’idée de traverser l’existence, comme un bal, parmi les rires, l’animation et la musique, lui paraissait la seule raisonnable, et alors son cœur penchait pour Vitale ; — mais Lucie se piquait d’idéal, elle voulait souvent passer aux yeux des autres et aux siens propres pour une grande âme et capable de nobles aspirations. Ces jours-là elle ne songeait pas tendrement au prince Vitale : — « Je ne l’aime pas, » se disait-elle, « puisque je ne l’aime pas le matin et le soir, le lendemain, comme la veille. » Restait le marquis de Bonnivet. Celuilà était-il amoureux d’elle ? A de certains jours elle se prenait à le penser, tant il lui parlait avec un intérêt inexplicable sans la passion. A d’autres moments, la réserve du gentilhomme la faisait revenir sur cette idée. D’ailleurs lui-même semblait considérer comme impossibles, de lui à elle, d’autres rapports que ceux de l’amitié. Il se plaisantait sur le privilège de camaraderie que lui donnaient ses quarante ans passés, — passés de combien ? Elle n’aurait su le dire, tant il avait gardé une jolie et fière tournure, un visage d’une beauté fine et mâle. Les aventures Parisiennes dont elle avait entendu si souvent parler avant de le connaître, ne se marquaient pas en rides sur ce visage impassible. Bonnivet avait été une espèce de Don Juan, s’il fallait en croire la chronique, mais le Commandeur était déjà venu sous la forme de la dette. Du moins c’était la version officielle qu’un matin, le marquis avait réuni ses créanciers, réglé tout ce qu’il pouvait, et obtenu crédit sur le reste. Il vivait à Florence par économie, disait-il souvent, afin d’achever de se libérer. Il négligeait d’ajouter qu’il avait dû donner sa parole à quatre membres du Jockey de ne plus remettre les pieds à Paris, à la suite d’une indélicatesse au jeu que ces Messieurs avaient surprise et qu’ils avaient tue, par respect pour un nom de cette noblesse-là. — « Je veux vieillir en patriarche, » disait Bonnivet avec une grâce simple et touchante. Pour le moment, l’existence de cet ancien prince de la mode était irréprochable de dignité, quoiqu’elle n’eût rien perdu en supériorité d’élégance. Les deux pièces qu’il occupait dans un vieux palais sur l’Arno étaient meublées d’une manière exquise, simplement avec les débris du décor magnifique de son ancienne installation. Une entente approfondie de toutes les choses de la vie sociale faisait de cet homme un arbitre presque vénéré des principales maisons de Florence. Il ne recherchait pas ce rôle. Il ne le fuyait pas. C’était comme sa fonction naturelle de discerner, en toute circonstance, la règle d’aristocratie. Pourquoi Lucie de Nançay s’attardait-elle à se dénombrer les qualités de ce viveur ruiné ? Elle était très femme, quoique très honnête femme, et peut-être la légende de séduction dont une intrigue avec une princesse de sang royal avait enveloppé Bonnivet, agissait-elle sur sa pensée. Elle se sentait vaguement curieuse de connaître le prestige qui avait valu à cet homme des passions comme celle encore de cette pauvre duchesse de Loré. Tous les salons de Paris avaient retenti du désespoir de cette pauvre martyre, devenue folle par l’abandon du marquis. Était-ce le souvenir de ce crime inconscient qui voilait parfois de son ombre les prunelles du dandy vieillissant ?… Un bruit de pas tira Mme de Nançay de sa rêverie. Un jeune homme entrait dans la chambre, dont le demi-jour laissait deviner plutôt que voir la minceur, les membres grêles, le teint souffrant. Il s’était arrêté quelques minutes pour regarder Lucie, dont la forme blanche faisait une tache de clarté sur l’ombre de cette heure. Puis, quand elle avait relevé la tête, si cette ombre n’eût pas été déjà épaisse, elle aurait aperçu rougir son cousin, — car c’était lui qui s’approchait d’elle ainsi. — « Tu m’as fait peur, Maurice, » dit la songeuse avec un éclat de rire. « Ah ! sauvage, tu n’as pas tenu ta parole, tu as manqué à ma petite fête… Tiens, » ajouta-t-elle, « veux-tu sonner pour la lampe ?… Chez quelle Anglaise esthétique as-tu passé l’après-midi ? — Mais, les belles fleurs !… » fit-elle en remarquant un gros bouquet d’œillets blancs que son cousin tenait à la main. — « Je les ai cueillies pour toi dans le jardin de lady Rylstone, » répondit-il. « Comme tu as chaud, » reprit Mme de Nançay, en touchant le front du jeune homme avec un geste de sœur. « Voyons, il faut monter tout de suite et te changer. Enfant, » continua-t-elle en lui caressant les cheveux avec la main. Elle s’était levée, et le domestique venait d’entrer avec une première lampe dont l’unique clarté tombait sur cette taille souple et gracieuse. — « Oui, enfant, tu n’as pas trop de deux mères pour te soigner. J'entends ta vraie maman qui rentre. Sauve-toi, pour ne pas être grondé… Bonjour, ma tante, » fit-elle en se précipitant vers une des portes, celle qui donnait sur la villa, tandis que, machinalement, Maurice Olivier sortait par l’autre. Il tenait de nouveau dans sa main le bouquet d’œillets que sa cousine lui avait rendu sans réflexion, à l’approche de la vieille mère. A peine entré dans sa chambre où le feu brûlait doucement, où les bougies allumées, les vêtements préparés sur le lit, les rideaux baissés attestaient le confort quotidien dont on l’entourait, il se jeta sur son lit en sanglotant : — « Elle n’a pas pris mes fleurs, et comme elle s’est amusée aujourd’hui !… » Les visages des rivaux qu’il savait avoir auprès d’elle lui apparurent. — « Si elle soupçonnait seulement combien je l’aime, » soupirait-il à travers ses larmes. « Mais elle me l’a dit. Je suis un enfant pour elle. Comme je l’aime !… Et que cela fait mal ! »
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