II

2409 Words
IIL’église, vide, était toute blanche, par cette matinée de mai. La corde, près du confessionnal, pendait de nouveau, immobile. La veilleuse, dans un verre de couleur, brûlait, pareille à une tache rouge, à droite du tabernacle, contre le mur. Vincent, après avoir porté les burettes sur la crédence, revint s’agenouiller à gauche, au bas du degré, tandis que le prêtre, ayant salué le Saint-Sacrement d’une génuflexion sur le pavé, montait à l’autel, étalait le corporal, au milieu duquel il plaçait le calice. Puis, ouvrant le Missel, il redescendit. Une nouvelle génuflexion le plia ; il se signa à voix haute, joignit les mains devant la poitrine, commença le grand drame divin, d’une face toute pâle de foi et d’amour. – Introibo ad altare Dei. – Ad Deum qui lœtificat juventutem meam, bredouilla Vincent, qui mangea les réponds de l’antienne et du psaume, le derrière sur les talons, occupé à suivre la Teuse rôdant dans l’église. La vieille servante regardait un des cierges d’un air inquiet. Sa préoccupation parut redoubler, pendant que le prêtre, incliné profondément, les mains jointes de nouveau, récitait le Confiteor. Elle s’arrêta, se frappant à son tour la poitrine, la tête penchée, continuant à guetter le cierge. La voix grave du prêtre et les balbutiements du servant alternèrent encore pendant un instant. – Dominus vobiscum. – Et c*m spiritu tuo. Et le prêtre, élargissant les mains, puis les rejoignant, dit avec une componction attendrie : – Oremus… La Teuse ne put tenir davantage. Elle passa derrière l’autel, atteignit le cierge, qu’elle nettoya, du bout de ses ciseaux. Le cierge coulait. Il y avait déjà deux grandes larmes de cire perdues. Quand elle revint, rangeant les bancs, s’assurant que les bénitiers n’étaient pas vides, le prêtre, monté à l’autel, les mains posées au bord de la nappe, priait à voix basse. Il baisa l’autel. Derrière lui, la petite église restait blafarde des pâleurs de la matinée. Le soleil n’était encore qu’au ras des tuiles. Les Kyrie, eleison coururent comme un frisson dans cette sorte d’étable, passée à la chaux, au plafond plat, dont on voyait les poutres badigeonnées. De chaque côté, trois hautes fenêtres, à vitres claires, fêlées, crevées pour la plupart, ouvraient des jours d’une crudité crayeuse. Le plein air du dehors entrait là brutalement, mettant à nu toute la misère du Dieu de ce village perdu. Au fond, au-dessus de la grande porte, qu’on n’ouvrait jamais, et dont des herbes barraient le seuil, une tribune en planches, à laquelle on montait par une échelle de meunier, allait d’une muraille à l’autre, craquant sous les sabots les jours de fête. Près de l’échelle, le confessionnal, aux panneaux disjoints, était peint en jaune citron. En face, à côté de la petite porte, se trouvait le baptistère, un ancien bénitier, posé sur un pied en maçonnerie. Puis, à droite et à gauche, au milieu, étaient plaqués deux minces autels, entourés de balustrades de bois. Celui de gauche, consacré à la sainte Vierge, avait une grande Mère de Dieu en plâtre doré, portant royalement une couronne d’or fermée sur ses cheveux châtains ; elle tenait, assis sur son bras gauche, un Jésus, nu et souriant, dont la petite main soulevait le globe étoilé du monde ; elle marchait au milieu de nuages, avec des têtes d’anges ailées sous les pieds. L’autel de droite, où se disaient les messes de mort, était surmonté d’un Christ en carton peint, faisant pendant à la Vierge ; le Christ, de la grandeur d’un enfant de dix ans, agonisait d’une effrayante façon, la tête rejetée en arrière, les côtes saillantes, le ventre creusé, les membres tordus, éclaboussés de sang. Il y avait encore la chaire, une caisse carrée, où l’on montait par un escabeau de cinq degrés, qui s’élevait vis-à-vis d’une horloge à poids, enfermée dans une armoire de noyer, et dont les coups sourds ébranlaient l’église entière, pareils aux battements d’un cœur énorme, caché quelque part, sous les dalles. Tout le long de la nef, les quatorze stations du chemin de la Croix, quatorze images grossièrement enluminées, encadrées de baguettes noires, tachaient du jaune, du bleu et du rouge de la Passion, la blancheur crue des murs. – Deo gratias, bégaya Vincent, à la fin de l’Épître. Le mystère d’amour, l’immolation de la sainte victime se préparait. Le servant prit le Missel, qu’il porta à gauche, du côté de l’Évangile, en ayant soin de ne point toucher les feuillets du livre. Chaque fois qu’il passait devant le tabernacle, il faisait de biais une génuflexion qui lui déjetait la taille. Puis, revenu à droite, il se tint debout, les bras croisés, pendant la lecture de l’Évangile. Le prêtre, après avoir fait un signe de croix sur le Missel, s’était signé lui-même : au front, pour dire qu’il ne rougirait jamais de la parole divine ; sur la bouche, pour montrer qu’il était toujours prêt à confesser sa foi ; sur son cœur, pour indiquer que son cœur appartenait à Dieu seul. – Dominus vobiscum, dit-il en se tournant, le regard noyé, en face des blancheurs froides de l’église. – Et c*m spiritu tuo, répondit Vincent, qui s’était remis à genoux. Après avoir récité l’Offertoire, le prêtre découvrit le calice. Il tint un instant, à la hauteur de sa poitrine, la patène contenant l’hostie, qu’il offrit à Dieu, pour lui, pour les assistants, pour tous les fidèles vivants ou morts. Puis, l’ayant fait glisser au bord du corporal, sans la toucher des doigts, il prit le calice, qu’il essuya soigneusement avec le purificatoire. Vincent était allé chercher sur la crédence les burettes, qu’il présenta l’une après l’autre, la burette du vin d’abord, ensuite la burette de l’eau. Le prêtre offrit alors, pour le monde entier, le calice à demi plein, qu’il remit au milieu du corporal, où il le recouvrit de la pale. Et, ayant prié encore, il revint se faire verser de l’eau par minces filets sur les extrémités du pouce et de l’index de chaque main, afin de se purifier des moindres taches du péché. Quand il se fut essuyé au manuterge, la Teuse, qui attendait, vida le plateau des burettes dans un seau de zinc, au coin de l’autel. – Orate, fratres, reprit le prêtre à voix haute, tourné vers les bancs vides, les mains élargies et rejointes, dans un geste d’appel aux hommes de bonne volonté. Et, se retournant devant l’autel, il continua, en baissant la voix. Vincent marmotta une longue phrase latine dans laquelle il se perdit. Ce fut alors que des flammes jaunes entrèrent par les fenêtres. Le soleil, à l’appel du prêtre, venait à la messe. Il éclaira de larges nappes dorées la muraille gauche, le confessionnal, l’autel de la Vierge, la grande horloge. Un craquement secoua le confessionnal ; la Mère de Dieu, dans une gloire, dans l’éblouissement de sa couronne et de son manteau d’or, sourit tendrement à l’enfant Jésus, de ses lèvres peintes ; l’horloge, réchauffée, battit l’heure, à coups plus vifs. Il sembla que le soleil peuplait les bancs des poussières qui dansaient dans ses rayons. La petite église, l’étable blanchie, fut comme pleine d’une foule tiède. Au-dehors, on entendait les petits bruits du réveil heureux de la campagne, les herbes qui soupiraient d’aise, les feuilles s’essuyant dans la chaleur, les oiseaux lissant leurs plumes, donnant un premier coup d’ailes. Même la campagne entrait avec le soleil : à une des fenêtres, un gros sorbier se haussait, jetant des branches par les carreaux cassés, allongeant ses bourgeons, comme pour regarder à l’intérieur ; et, par les fentes de la grande porte, on voyait les herbes du perron, qui menaçaient d’envahir la nef. Seul, au milieu de cette vie montante, le grand Christ, resté dans l’ombre, mettait la mort, l’agonie de sa chair barbouillée d’ocre, éclaboussée de laque. Un moineau vint se poser au bord d’un trou ; il regarda, puis s’envola ; mais il reparut presque aussitôt, et, d’un vol silencieux, s’abattit entre les bancs, devant l’autel de la Vierge. Un second moineau le suivit. Bientôt, de toutes les branches du sorbier, des moineaux descendirent, se promenant tranquillement à petits sauts, sur les dalles. – Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus, Deus, Sabaoth, dit le prêtre à demi-voix, les épaules légèrement penchées. Vincent donna les trois coups de clochette. Mais les moineaux, effrayés de ce tintement brusque, s’envolèrent avec un tel bruit d’ailes, que la Teuse, rentrée depuis un instant dans la sacristie, reparut, en grondant : – Les gueux ! ils vont tout salir… Je parie que mademoiselle Désirée est encore venue leur mettre des mies de pain. L’instant redoutable approchait. Le corps et le sang d’un Dieu allait descendre sur l’autel. Le prêtre baisait la nappe, joignait les mains, multipliait les signes de croix sur l’hostie et sur le calice. Les prières du canon ne tombaient plus de ses lèvres que dans une extase d’humilité et de reconnaissance. Ses attitudes, ses gestes, ses inflexions de voix, disaient le peu qu’il était, l’émotion qu’il éprouvait à être choisi pour une si grande tâche. Vincent vint s’agenouiller derrière lui ; il prit la chasuble de la main gauche, la soutint légèrement, apprêtant la clochette. Et lui, les coudes appuyés au bord de la table, tenant l’hostie entre le pouce et l’index de chaque main, prononça sur elle les paroles de la consécration : Hoc est enim corpus meum. Puis, ayant fait une génuflexion, il l’éleva lentement, aussi haut qu’il put, en la suivant des yeux, pendant que le servant sonnait, à trois fois, prosterné. Il consacra ensuite le vin : Hic est enim calix, les coudes de nouveau sur l’autel, saluant, élevant le calice, le suivant à son tour des yeux, la main droite serrant le nœud, la gauche soutenant le pied. Le servant donna trois derniers coups de clochette. Le grand mystère de la Rédemption venait d’être renouvelé, le Sang adorable coulait une fois de plus. – Attendez, attendez, gronda la Teuse, en tâchant d’effrayer les moineaux, le poing tendu. Mais les moineaux n’avaient plus peur. Ils étaient revenus, au beau milieu des coups de clochette, effrontés, voletant sur les bancs. Les tintements répétés les avaient même mis en joie. Ils répondirent par de petits cris, qui coupaient les paroles latines d’un rire perlé de gamins libres. Le soleil leur chauffait les plumes, la pauvreté douce de l’église les enchantait. Ils étaient là chez eux, comme dans une grange, dont on aurait laissé une lucarne ouverte, piaillant, se battant, se disputant les mies rencontrées à terre. Un d’eux alla se poser sur le voile d’or de la Vierge qui souriait ; un autre vint, lestement, reconnaître les jupes de la Teuse, que cette audace mit hors d’elle. À l’autel, le prêtre anéanti, les yeux arrêtés sur la sainte hostie, le pouce et l’index joints, n’entendait point cet envahissement de la nef par la tiède matinée de mai, ce flot montant de soleil, de verdures, d’oiseaux, qui débordait jusqu’au pied du Calvaire où la nature damnée agonisait. – Per omnia sœcula sœculorum, dit-il. – Amen, répondit Vincent. Le Pater achevé, le prêtre, mettant l’hostie au-dessus du calice, la rompit au milieu. Il détacha ensuite, d’une des moitiés, une particule qu’il laissa tomber dans le précieux Sang, pour marquer l’union intime qu’il allait contracter avec Dieu par la communion. Il dit à haute voix l’Agnus Dei, récita tout bas les trois Oraisons prescrites, fit son acte d’indignité ; et, les coudes sur l’autel, la patène sous le menton, il communia des deux parties de l’hostie à la fois. Puis, après avoir joint les mains à la hauteur de son visage, dans une fervente méditation, il recueillit sur le corporal, à l’aide de la patène, les saintes parcelles détachées de l’hostie, qu’il mit dans le calice. Une parcelle s’étant également attachée à son pouce, il le frotta du bout de son index. Et, se signant avec le calice, portant de nouveau la patène sous son menton, il prit tout le précieux Sang, en trois fois, sans quitter des lèvres le bord de la coupe, consommant jusqu’à la dernière goutte le divin Sacrifice. Vincent s’était levé pour retourner chercher les burettes sur la crédence. Mais la porte du couloir qui conduisait au presbytère, s’ouvrit toute grande, se rabattit contre le mur, livrant passage à une belle fille de vingt-deux ans, l’air enfant, qui cachait quelque chose dans son tablier. – Il y en a treize ! cria-t-elle. Tous les œufs étaient bons ! Et entrouvrant son tablier, montrant une couvée de poussins qui grouillaient, avec leurs plumes naissantes et les points noirs de leurs yeux : – Regardez donc ! sont-ils mignons, les amours !… Oh ! le petit blanc qui monte sur le dos des autres ! Et celui-là, le moucheté, qui bat déjà des ailes !… Les œufs étaient joliment bons. Pas un de clair ! La Teuse, qui aidait à la messe quand même, passant les burettes à Vincent pour les ablutions, se tourna, dit à haute voix : – Taisez-vous donc, mademoiselle Désirée ! Vous voyez bien que nous n’avons pas fini. Une odeur forte de basse-cour venait par la porte ouverte, soufflant comme un ferment d’éclosion dans l’église, dans le soleil chaud qui gagnait l’autel. Désirée resta un instant debout, toute heureuse du petit monde qu’elle portait, regardant Vincent verser le vin de la purification, regardant son frère boire ce vin, pour que rien des saintes espèces ne restât dans sa bouche. Et elle était encore là, lorsqu’il revint tenant le calice à deux mains, afin de recevoir sur le pouce et sur l’index, le vin et l’eau de l’ablution, qu’il but également. Mais la poule, cherchant ses petits, arrivait en gloussant, menaçait d’entrer dans l’église. Alors, Désirée s’en alla, avec des paroles maternelles pour les poussins, au moment où le prêtre, après avoir appuyé le purificatoire sur ses lèvres, le passait sur les bords, puis dans l’intérieur du calice. C’était la fin, les actions de grâce rendues à Dieu. Le servant alla chercher une dernière fois le Missel, le rapporta à droite. Le prêtre remit sur le calice le purificatoire, la patène, la pale ; puis, il pinça de nouveau les deux larges plis du voile, et posa la bourse, dans laquelle il avait plié le corporal. Tout son être était un ardent remerciement. Il demandait au ciel la rémission de ses péchés, la grâce d’une sainte vie, le mérite de la vie éternelle. Il restait abîmé dans ce miracle d’amour, dans cette immolation continue qui le nourrissait chaque jour du sang et de la chair de son Sauveur. Après avoir lu les Oraisons, il se tourna, disant : – Ite, missa est. – Deo gratias, répondit Vincent. Puis, s’étant retourné pour b****r l’autel, il revint, la main gauche au-dessous de la poitrine, la main droite tendue, bénissant l’église pleine des gaietés du soleil et du tapage des moineaux. – Benedicat vos omnipotens Deus, Pater et Filius, et Spiritus Sanctus. – Amen, dit le servant en se signant. Le soleil avait grandi, et les moineaux s’enhardissaient. Pendant que le prêtre lisait, sur le carton de gauche, l’Évangile de Saint-Jean, annonçant l’éternité du Verbe, le soleil enflammait l’autel, blanchissait les panneaux de faux-marbre, mangeait les clartés des deux cierges, dont les courtes mèches ne faisaient plus que deux taches sombres. L’astre triomphant mettait dans sa gloire la croix, les chandeliers, la chasuble, le voile du calice, tout cet or pâlissant sous ses rayons. Et lorsque le prêtre, prenant le calice, faisant une génuflexion, quitta l’autel pour retourner à la sacristie, la tête couverte, précédé du servant qui remportait les burettes et le manuterge, l’astre demeura seul maître de l’église. Il s’était posé à son tour sur la nappe, allumant d’une splendeur la porte du tabernacle, célébrant les fécondités de mai. Une chaleur montait des dalles. Les murailles badigeonnées, la grande Vierge, le grand Christ lui-même, prenaient un frisson de sève, comme si la mort était vaincue par l’éternelle jeunesse de la terre.
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