Société immortelle - Âmes Jumelles - Partie 3 (terminé)

Purifiés

Contrainte de rester au Munitum, je propose à Julian d’aller nous isoler dans le salon des Purifiés.  Je ne tolère vraiment plus la présence de tous ces gens autour de moi.  Dès que j’y mets un pied, j’éclate en sanglots hystériques, submergée par une tonne de souvenirs.  Je m’agenouille sur le tapis pour laisser passer la crise.  Sachant qu’il ne peut rien faire de plus, Julian reste simplement près de moi à me caresser le dos. 

Je viens de perdre Farouk, ce Zhutko que je considérais comme un grand frère depuis toujours.  Il a toujours été là pour moi.  Quand Père est mort, nous n’étions plus que Victoria, Farouk et moi. À mon retour d’Europe avec notre nouvel Évêque, le Cardinal de Québec avait fait muter Victoria à Vancouver, nous laissant seuls, Farouk et moi, pour nous adapter à cet Ancien.  Fort heureusement, Viktor fut une bénédiction pour notre Congrégation.  Mais Farouk restait l’un des rares avec qui je pouvais parler de Père.   Il endurait ma manie de le coller en public pour déranger les visiteurs, démontrant que je suis différente des autres Sakyu.  Il était mon Protecteur, mon confident, mon meilleur ami.  Il avait toujours été là.  Qu’allais-je devenir sans lui ?

-          J’ai vécu plus d’un siècle à ses côtés.  Je ne peux pas croire que je ne le verrai plus jamais, sangloté-je en me recroquevillant sur moi-même.  J’ai tellement mal.  Pourquoi est-ce qu’il me les a tous enlevés ? 

Julian me flatte les cheveux sans répondre.  Il souffre avec moi.  Nous pensons à Mariko, la belle et douce Régente qui a enseigné les bases de notre société à Myriam.  Cette Molaĩ que j’avais « commandé » de la Thaïlande après avoir découvert la philosophie asiatique de la Congrégation des Mathetes Loudas.  Cette philosophie est à la fois différente, similaire et complémentaire de notre vision typiquement montréalaise.  Tout comme son prédécesseur, bien que ce dernier nous ait été imposé par Québec, Mariko s’était rapidement adapté à notre façon de vivre, apportant la touche qui manquait pour que je me sente en parfaite harmonie avec ma vision Progressiste.  Mon cœur se tord encore plus lorsque je songe qu’elle est morte et que je n’aurai jamais plus la chance de lui demander pardon de l’avoir déçue. 

-          Elle a toujours demandé de tes nouvelles quand nous nous croisions, me dit Julian.  Elle a, malgré ta chute, continué à t’appeler Révérente Mère.  Elle craignait la réaction de Viktor si elle osait aller te parler comme Farouk le faisait.  Elle a eu de la difficulté à contrôler sa bête tellement il l’a effrayée lorsque je l’ai affronté la nuit où je suis allé te rendre visite aux archives.  Elle attendait avec impatience la fin de ta pénitence pour s’armer de courage et venir te parler.  Elle priait pour que la hargne de notre Évêque finisse par s’estomper.

Quelle ironie !  Il aura fallu leur mort à tous pour que ses prières soient exaucées.  Je ferme les yeux et serre les poings, sentant la colère monter en moi.  Je revois le visage de Sébastien, si doux, d’un charme naturel, que même le pire criminel se serait confier à lui sans hésiter.  Il était arrivé à Montréal sous les ordres de son Père qui désirait qu’il découvre le monde.  Il nous a choisi au hasard, ignorant totalement dans quel guêpier il venait de poser les pieds.  Viktor s’établissait à peine en ville.  D’abord surpris d’avoir à faire ses preuves auprès de l’Évêque pour être accepté en ville, Sébastien a été confronté au fait que je lui imposais de discuter avec les membres de la Smala à chaque nuit où nous nous croisions au Munitum.  À mes côtés, il a appris à parler avec son âme et son cœur pour séduire réellement son auditoire plutôt que de recourir à la puissance de notre sang.  Il a été mon premier élève et j’étais si fière de lui.  Penser que je n’entendrais plus ses homélies lors de sa messe mensuelle m’arrache un immense cri de douleur. 

De plus en plus enragée, je me lève d’un bond, cherchant quelque chose à détruire, sentant ma bête se ruer sur les barreaux de sa cage.  Je me rappelle la fois où j’ai rencontré James.  Il errait d’une cité à l’autre sans but.  C’était un Solitaire, sans attache.  Son besoin de liberté était plus grand que celui de se lier à un des groupes de notre société.  Viktor m’a expliqué qu’il arrivait à l’occasion, surtout chez les descendants de Nyama, qu’il soit plus difficile de trouver un sens à notre immortalité.  Pourtant, je voyais bien dans le regard de cet Immortel qu’il avait grandement besoin d’être entouré et de se sentir aimé.  Sa souffrance était palpable, surtout pour un être aussi sensible que moi.  J’ai donc caché le fait qu’il « squattait » la Chapelle durant le jour pendant des mois entiers avec l’aide de nos Initiés, lui permettant ainsi de se reposer pendant quelques temps.  Puis je lui ai offert directement l’hospitalité en échange de service, au grand étonnement de mon Évêque.  De fil en aiguille, James s’est ouvert à nous.  Il a ensuite pris les armes aux côtés de Farouk.  Son côté sombre a toujours été présent.  Il nous en a détruit des meubles lorsqu’il perdait le contrôle de lui-même.  Mais nous avons toujours été là pour adoucir ses nuits et l’aider à traverser ces périodes difficiles.  Nous étions sa famille, prête à tout pour lui. 

Je regarde les débris de la causeuse devant moi, me sentant à peine soulagée.  Je jette un œil autour de moi et décide que rien ne doit rester debout.  Ce serpent m’a presque tout pris.  Il m’a enlevé les Initiés qui m’ont vu grandir dans cette société, l’équipe que mon Père a créée pour prendre soin du Presbytère et de la Congrégation montréalaise.  Ces gens, je les aimais depuis plus d’un siècle.  Ils ont toujours été là pour moi.  Je pousse un autre cri de rage et de peine avant de tout détruire dans le salon, décidant de laisser ma bête me diriger, sans lui donner entièrement le contrôle. 

Ce moment de défoulement me permet à la fois de libérer la peine de ces pertes, celle de Jessica mais je sens également toutes les tensions des dernières années me quitter peu à peu.  En détruisant le mobilier de cette pièce où je fus seule, isolée, face à mon humiliation, je me défais du négatif qui s’est accumulé en moi depuis ma chute sociale : la honte hebdomadaire de me présenter au Munitum, l’isolement social, le fort sentiment de n’être que déception pour mes concitoyens, la sensation d’être invisible, le rejet.  Mes pensées sont sombres, noires et obscures.  Je flirte dangereusement avec une spirale que j’ai déjà vu et que je trouve extrêmement fascinante.  N’ayant plus rien à me mettre sous la main, je m’immobilise au centre de la pièce et admire la noirceur de mes émotions, les trouvant magnifiques.

Puis, des images de ma lumineuse Cassie me viennent en tête.  Je vois ensuite le sourire de celle que j’appelle mon « Eau calme », ma douce Myriam.  Kat enlaçant Lucas.  Jörg s’esclaffant.  Lydia roulant des yeux.  Les trois membres de ma Coterie faisant front commun devant moi contre le Roi.  Les souvenirs dévalent dans mon esprit parce que Julian refuse que je me laisse tenter par l’appel de mes sombres idées.  Il me bombarde d’événements heureux : Milady et Gaspard dormant en boule sur moi, un b****r de sa part, Viktor déclarant que je suis SA Première Prêtresse ainsi qu’une scène un peu plus osée dans notre chambre à coucher.  Je plonge mon regard dans ses yeux ambre, remplie d’un désir fort différent de celui qui m’habitait quelques secondes plus tôt. 

-          Tu sais que tu es incroyablement sexy quand tu danses avec ta bête comme ça, me chuchote-t-il de sa voix suave et enrouée qui me fait vibrer comme aucune autre.

Il semble embarrassé d’avoir envie de me prendre là tout de suite, considérant tout ce qui se passe.  Je comprends ce qu’il ressent, mais j’en ai envie autant que lui.  Je prends sa cravate pour l’attirer vers moi avant de l’embrasser.  Nos lèvres se touchent à peine que la voix de Cassie se fait entendre autour de nous. 

-          Père, Mère, il m’appelle à lui.  Je ne comprends pas pourquoi, mais je sens que je n’ai pas le choix d’aller le rejoindre.  Je ne le connais même pas.  Pourquoi ce Prêtre veut-il absolument me voir ?