IV - La victime

1737 Words
IV La victime« Mon cher Léon, dit M. Renault, tu viens de me rappeler la distribution des prix. Nous avons écouté ta dissertation comme on écoute le discours latin du professeur de rhétorique ; il y a toujours dans l’auditoire une majorité qui n’y apprend rien et une minorité qui n’y comprend rien. Mais tout le monde écoute patiemment, en faveur des émotions qui viendront à la suite. M. Martout et moi nous connaissons les travaux de Meiser ; tu en as donc trop dit si tu as cru parler à notre adresse ; tu n’en as pas dit assez pour ces dames et ces messieurs qui ne connaissent rien aux discussions pendantes sur le vitalisme et l’organicisme. La vie est-elle un principe d’action qui anime les organes et les met en jeu ? N’est-elle, au contraire, que le résultat de l’organisation, le jeu des diverses propriétés de la matière organisée ? C’est un problème de la plus haute importance, qui intéresserait les femmes elles-mêmes si on le posait hardiment devant elles. Il suffirait de leur dire : « Nous cherchons s’il y a un principe vital, source et commencement de tous les actes du corps, ou si la vie n’est que le résultat du jeu régulier des organes ? Le principe vital, aux yeux de Meiser, n’est pas ; s’il existait réellement, dit-il, on ne comprendrait point qu’il pût sortir d’un homme et d’un tardigrade lorsqu’on les sèche, et y rentrer lorsqu’on les mouille. Or, si le principe vital n’est pas, toutes les théories métaphysiques et morales qu’on a fondées sur son existence sont à refaire. » Ces dames t’ont patiemment écouté, c’est une justice à leur rendre ; tout ce qu’elles ont pu comprendre à ce discours un peu latin, c’est que tu leur donnais une dissertation au lieu du roman que tu leur avais promis. Mais on te pardonne en faveur de la momie que tu vas nous montrer ; ouvre la boîte du colonel ! – Nous l’avons bien gagné ! s’écria Clémentine en riant. – Et si vous alliez avoir peur ? – Sachez, monsieur, que je n’ai peur de personne, pas même des colonels vivants ! » Léon reprit son trousseau de clefs et ouvrit la longue caisse de chêne sur laquelle il était assis. Le couvercle soulevé, on vit un gros coffre de plomb qui renfermait une magnifique boîte de noyer soigneusement polie au dehors, doublée de soie blanche et capitonnée en dedans. Les assistants rapprochèrent les flambeaux et les bougies, et le colonel du 23e de ligne apparut comme dans une chapelle ardente. On eût dit un homme endormi. La parfaite conservation du corps attestait les soins paternels du meurtrier. C’était vraiment une pièce remarquable, qui aurait pu soutenir la comparaison avec les plus belles momies européennes décrites par Vieq d’Azyr en 1779, et par Puymaurin fils en 1787. La partie la mieux conservée, comme toujours, était la lace. Tous les traits avaient gardé une physionomie mâle et fière. Si quelque ancien ami du colonel eût assisté à l’ouverture de la troisième boîte, il aurait reconnu l’homme au premier coup d’œil. Sans doute le nez avait la pointe un peu plus effilée, les ailes moins bombées et plus minces, et le méplat du dos un peu moins prononcé que vers l’année 1813. Les paupières s’étaient amincies, les lèvres s’étaient pincées, les coins de la bouche étaient légèrement tirés vers le bas, les pommettes ressortaient trop en relief ; le cou s’était visiblement rétréci, ce qui exagérait la s*****e du menton et du larynx. Mais les yeux, fermés sans contraction, étaient beaucoup moins caves qu’on n’aurait pu le supposer ; la bouche ne grimaçait point comme la bouche d’un cadavre ; la peau, légèrement ridée, n’avait pas changé de couleur : elle était seulement devenue un peu plus transparente et laissait deviner en quelque sorte la couleur des tendons, de la graisse et des muscles partout où elle les recouvrait d’une manière immédiate. Elle avait même pris une teinte rosée qu’on n’observe pas d’ordinaire sur les cadavres momifiés. M. le docteur Martout expliqua cette anomalie en disant que, si le colonel avait été desséché tout vif, les globules du sang ne s’étaient pas décomposés, mais simplement agglutinés dans les vaisseaux capillaires du derme et des tissus sous-jacents ; qu’ils avaient donc conservé leur couleur propre, et qu’ils la laissaient voir plus facilement qu’autrefois, grâce à la demi-transparence de la peau desséchée. L’uniforme était devenu beaucoup trop large ; on le comprend sans peine ; mais il ne semblait pas à première vue que les membres se lussent déformés. Les mains étaient sèches et anguleuses ; mais les ongles, quoique un peu recourbés vers le bout, avaient conservé toute leur fraîcheur. Le seul changement très notable était la dépression excessive des parois abdominales, qui semblaient refoulées au-dessous des dernières côtes ; à droite, une légère s*****e laissait deviner la place du foie. Le choc du doigt sur les diverses parties du corps rendait un son analogue à celui du cuir sec. Tandis que Léon signalait tous ces détails à son auditoire et faisait les honneurs de sa momie, il déchira maladroitement l’ourlet de l’oreille droite et il lui resta dans la main un petit morceau de colonel. Cet accident sans gravité aurait pu passer inaperçu, si Clémentine, qui suivait avec une émotion visible tous les gestes de son amant, n’avait laissé tomber sa bougie en poussant un cri d’effroi. On s’empressa autour d’elle ; Léon la soutint dans ses bras et la porta sur une chaise ; M. Renault courut chercher des sels : elle était pâle comme une morte et semblait au moment de s’évanouir. Elle reprit bientôt ses forces et rassura tout le monde avec un sourire charmant. « Pardonnez-moi, dit-elle, un mouvement de terreur si ridicule ; mais ce que M. Léon nous avait dit… et puis… cette figure qui paraît endormie… il m’a semblé que ce pauvre homme allait ouvrir la bouche en criant qu’on lui faisait mal. » Léon s’empressa de refermer la boîte de noyer, tandis que M. Martout ramassait le fragment d’oreille et le mettait dans sa poche. Mais Clémentine, tout en continuant à s’excuser et à sourire, fut reprise d’un nouvel accès d’émotion et se mit à fondre en larmes. L’ingénieur se jeta à ses pieds, se répandit en excuses et en bonnes paroles, et fit tout ce qu’il put pour consoler cette douleur inexplicable. Clémentine séchait ses larmes, puis repartait de plus belle, et sanglotait à fendre l’âme, sans savoir pourquoi ; ON EUT DIT UN HOMME ENDORMI« Animal que je suis ! murmurait Léon en s’arrachant les cheveux. Le jour où je la revois après trois ans d’absence, je n’imagine rien de plus spirituel que de lui montrer des momies ! Il lança un coup de pied dans le triple coffre du colonel en disant : Je voudrais que ce maudit colonel fût au diable ! – Non ! s’écria Clémentine avec un redoublement de violence et d’éclat. Ne le maudissez pas, monsieur Léon ! Il a tant souffert ! Ah ! pauvre ! pauvre malheureux homme ! » Mlle Sambucco était un peu honteuse. Elle excusait sa nièce et protestait que jamais, depuis sa plus tendre enfance, elle n’avait laissé voir un tel excès de sensibilité. M. et Mme Renault qui l’avaient vue grandir, le docteur Martout qui remplissait auprès d’elle la sinécure de médecin, l’architecte, le notaire, en un mot toutes les personnes présentes étaient plongées dans une véritable stupéfaction. Clémentine n’était pas une sensitive : ce n’était pas même une pensionnaire romanesque. Sa jeunesse n’avait pas été nourrie d’Anne Radcliffe ; elle ne croyait pas aux revenants ; elle marchait fort tranquillement dans la maison à dix heures du soir sans lumière. Quelques mois avant le départ de Léon, lorsque sa mère était morte, elle n’avait voulu partager avec personne le triste bonheur de veiller en priant dans la chambre mortuaire. « Cela nous apprendra, dit la tante, à rester sur pied passé dix heures ; que dis-je ? il est minuit moins un quart. Viens, mon enfant ; tu achèveras de te calmer dans ton lit. » Clémentine se leva avec soumission, mais au moment de sortir du laboratoire elle revint sur ses pas, et, par un caprice encore plus inexplicable que sa douleur, elle voulut absolument revoir la figure du colonel. Sa tante eut beau la gronder ; malgré les observations de Mlle Sambucco et de tous les assistants, elle rouvrit la boîte de noyer, s’agenouilla devant la momie et la baisa sur le front. « Pauvre homme ! dit-elle en se relevant ; comme il a froid ! Monsieur Léon, promettez-moi que, s’il est mort, vous le ferez mettre en terre sainte ! – Comme il vous plaira, mademoiselle. Je comptais l’envoyer au musée anthropologique, avec la permission de mon père ; mais vous savez que nous n’avons rien à vous refuser. » On ne se sépara pas aussi gaiement à beaucoup près qu’on ne s’était abordé. M. Renault et son fils reconduisirent Mlle Sambucco et sa nièce jusqu’à leur porte et rencontrèrent ce grand colonel de cuirassiers qui honorait Clémentine de ses attentions. La jeune fille serra tendrement le bras de son fiancé et lui dit : « Voici un homme qui ne me voit jamais sans soupirer. Et quels soupirs, grand Dieu ! Il n’en faudrait pas deux pour enfler les voiles d’un vaisseau. Avouez que la race des colonels a bien dégénéré depuis 1813 ! On n’en voit plus d’aussi distingués que notre malheureux ami ! » Léon avoua tout ce qu’elle voulut. Mais il ne s’expliquait pas clairement pourquoi il était devenu l’ami d’une momie qu’il avait payée vingt-cinq louis. Pour détourner la conversation, il dit à Clémentine : « Je ne vous ai pas montré tout ce que j’apportais de mieux. S.M. l’empereur de toutes les Russies m’a fait présent d’une petite étoile d’or émaillé qui se porte au bout d’un ruban. Aimez-vous les rubans qu’on met à la boutonnière ? – Oh oui ! répondit-elle, le ruban rouge de la Légion d’honneur ! Vous avez remarqué ? Le pauvre colonel en a encore un lambeau sur son uniforme, mais la croix n’y est plus. Ces mauvais Allemands la lui auront arrachée lorsqu’ils l’ont fait prisonnier ! – C’est bien possible, » dit Léon. Comme on était arrivé devant la maison de Mlle Sambucco, il fallut se quitter. Clémentine tendit la main à Léon, qui aurait mieux aimé la joue. Le père et le fils retournèrent chez eux, bras dessus, bras dessous, au petit pas, en se livrant à des conjectures sans fin sur les émotions bizarres de Clémentine. Mme Renault attendait son fils pour le coucher : vieille et touchante habitude que les mères ne perdent pas aisément. Elle lui montra le bel appartement qu’on avait construit pour son futur ménage, au-dessus du salon et de l’atelier de M. Renault. « Tu seras là-dedans comme un petit coq en pâte, dit-elle en montrant une chambre à coucher merveilleuse de confort. Tous les meubles sont moelleux, arrondis, sans aucun angle : un aveugle s’y promènerait sans craindre de se blesser. Voilà comme je comprends le bien-être intérieur ; que chaque fauteuil soit un ami. Cela te coûte un peu cher ; les frères Bridou sont venus de Paris tout exprès. Mais il faut qu’un homme se trouve bien chez lui, pour qu’il n’ait pas la tentation de sortir. » Ce doux bavardage maternel se prolongea deux bonnes heures, et il lut longuement parlé de Clémentine, vous vous en clouiez bien. Léon la trouvait plus jolie qu’il ne l’avait rêvée dans ses plus doux songes, mais moins aimante. « Diable m’emporte ! dit-il en soufflant sa bougie ; on croirait que ce maudit colonel empaillé est venu se fourrer entre nous ! »
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