II - Déballage aux flambeaux

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II Déballage aux flambeauxVers dix heures du soir, Mlle Virginie Sambucco dit qu’il fallait penser à la retraite ; ces dames vivaient avec une régularité monastique. Léon protesta, mais Clémentine obéit : ce ne fut pas sans laisser voir une petite moue. Déjà la porte du salon était ouverte et la vieille demoiselle avait pris sa capuche dans l’antichambre, lorsque l’ingénieur, frappé subitement d’une idée, s’écria ; « Vous ne vous en irez certes pas sans m’aider à ouvrir mes malles ! C’est un service que je vous demande, ma bonne mademoiselle Sambuce ! » La respectable fille s’arrêta ; l’habitude la poussait à partir ; l’obligeance lui conseillait de rester ; un atome de curiosité fit pencher la balance. « Quel bonheur ! » dit Clémentine en restituant à la patère la capuche de sa tante. Mme Renault ne savait pas encore où l’on avait mis les bagages de Léon. Gothon vint dire que tout était jeté pêle-mêle dans la boutique à sorcier, en attendant que Monsieur désignât ce qu’il fallait porter dans sa chambre. Toute la compagnie se rendit avec les lampes et les flambeaux dans une vaste salle du rez-de-chaussée où les fourneaux, les cornues, les instruments de physique, les caisses, les malles, les sacs de nuit, les cartons à chapeau et la célèbre machine à vapeur formaient un spectacle confus et charmant. La lumière se jouait dans cet intérieur comme dans certains tableaux de l’école hollandaise. Elle glissait sur les gros cylindres jaunes de la machine électrique, rebondissait sur les matras de verre mince, se heurtait à deux réflecteurs argentés et accrochait en passant un magnifique baromètre de Fortin. Les Renault et leurs amis, groupés au milieu des malles, les uns assis, les autres debout, celui-ci armé d’une lampe et celui-là d’une bougie, n’ôtaient rien au pittoresque du tableau. Léon, armé d’un trousseau de petites clefs, ouvrait les malles l’une après l’autre. Clémentine était assise en face de lui sur une grande boîte de forme oblongue, et elle le regardait de tous ses yeux avec plus d’affection que de curiosité. On commença par mettre à part deux énormes caisses carrées qui ne renfermaient que des échantillons de minéralogie, après quoi l’on passa la revue des richesses de toute sorte que l’ingénieur avait serrées dans son linge et ses vêtements. Une douce odeur de cuir de Russie, de thé de caravane, de tabac du Levant et d’essence de roses se répandit bientôt dans l’atelier. Léon rapportait un peu de tout, suivant l’usage des voyageurs riches qui ont laissé derrière eux une famille et beaucoup d’amis. Il exhiba tour à tour des étoffes asiatiques, des narghilés d’argent repoussé qui viennent de Perse, des boîtes de thé, des sorbets à la rose, des essences précieuses, des tissus d’or de Tarjok, des armes antiques, un service d’argenterie niellée de la fabrique de Toula, des pierreries montées à la russe, des bracelets du Caucase, des colliers d’ambre laiteux et un sac de cuir rempli de turquoises, comme ou en vend à la foire de Nijni-Novgorod. Chaque objet passait de main en main, au milieu des questions, des explications et des interjections de toute sorte. Tous les amis qui se trouvaient là reçurent les présents qui leur étaient destinés. Ce fut un concert de refus polis, d’insistances amicales et de remerciements sur tous les tons. Inutile de dire que la plus grosse part échut à Clémentine ; mais elle ne se fit pas prier, car, au point où l’on en était, toutes ces belles choses entraient dans la corbeille et ne sortaient pas de la famille. Léon rapportait à son père une robe de chambre trop belle, en étoffe brochée d’or, quelques livres anciens trouvés à Moscou, un joli tableau de Greuze, égaré par le plus grand des hasards dans une ignoble boutique du Gastinitvor, deux magnifiques échantillons de cristal de roche et une canne de M. de Humboldt. « Tu vois, dit-il à M. Renault en lui mettant dans les mains ce jonc historique, le post-scriptum de la dernière lettre n’est pas tombé dans l’eau. » Le vieux professeur reçut ce présent avec une émotion visible. « Je ne m’en servirai jamais, dit-il à son fils : le Napoléon de la science l’a tenue dans sa main. Que penserait-on si un vieux sergent comme moi se permettait de la porter dans ses promenades en forêt ? Et les collections ? Tu n’as rien pu en acheter ? Se sont-elles vendues bien cher ? – On ne les a pas vendues, répondit Léon. Tout est entré dans le Musée national de Berlin. Mais, dans mon empressement à le satisfaire, je me suis fait voler d’une étrange façon. Le jour même de mon arrivée, j’ai fait part, de ton désir au domestique de place qui m’accompagnait. Il m’a juré qu’un petit brocanteur juif de ses amis, du nom de Ritter, cherchait à vendre une très belle pièce anatomique, provenant de la succession. J’ai couru chez le juif, examiné la momie, car c’en était une, et payé sans marchander le prix qu’on en voulait. Mais, le lendemain, un ami de M. de Humboldt, le professeur Hirtz, m’a conté l’histoire de cette guenille humaine, qui traînait en magasin depuis plus de dix ans, et qui n’a jamais appartenu à M. de Humboldt. Où diable Gothon l’a-t-elle fourrée ? Ah ! Mlle Clémentine est dessus. » Clémentine voulut se lever, mais Léon la fit rasseoir. « Nous avons bien le temps, dit-il, de regarder cette vieillerie, et d’ailleurs vous devinez que ce n’est pas un spectacle riant. Voici l’histoire que le père Hirtz m’a contée ; du reste il m’a promis de m’envoyer copie d’un mémoire assez curieux sur ce sujet. Ne vous en allez pas encore, ma bonne demoiselle Sambucco ! C’est un petit roman militaire et scientifique. Nous, regarderons la momie lorsque je vous aurai mis au courant de ses malheurs. – Parbleu ! s’écria M. Audret, l’architecte du château, c’est le roman de la momie que tu vas nous réciter. Trop tard, mon pauvre Léon : Théophile Gautier a pris les devants, dans le feuilleton du Moniteur, et tout le monde la connaît, ton histoire égyptienne ! – Mon histoire, dit Léon, n’est pas plus égyptienne que Manon Lescaut. Notre bon docteur Martout, ici présent, doit, connaître le nom du professeur Jean Meiser de Dantzick ; il vivait au commencement de notre siècle, et je crois que ses derniers ouvrages sont de 1824 ou 1825. – De 1823, répondit M. Martout. Meiser est un des savants qui ont fait le plus d’honneur à l’Allemagne. Au milieu des guerres épouvantables qui ensanglantaient sa patrie, il poursuivit les travaux de Leeuwenhoeck, de Baker, de Needham, de Fontana et de Spallanzani sur les animaux réviviscents. Notre école honore en lui un des pères de la biologie moderne. – Dieu ! les vilains grands mots ! s’écria Mlle Sambucco. Est-il permis de retenir les gens à pareille heure pour leur faire écouter de l’allemand ! » Clémentine essaya de la calmer. « N’écoutez pas les grands mots, ma chère petite tante ; ménagez-vous pour le roman, puisqu’il y en a un ! – Un terrible, dit Léon. Mlle Clémentine est assise sur une victime humaine, immolée à la science par le professeur Meiser. » Pour le coup, Clémentine se leva, et vivement, son fiancé lui offrit une chaise et s’assit lui-même à la place qu’elle venait de quitter. Les auditeurs, craignant que le roman de Léon ne fût en plusieurs volumes, prirent position autour de lui, qui sur une malle, qui dans un fauteuil.
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