Chapter 3

2347 Words
IIILouis-PhilippeLes révolutions ont le bras terrible et la main heureuse ; elles frappent ferme et choisissent bien. Même incomplètes, même abâtardies et mâtinées, et réduites à l’état de révolution cadette, comme la révolution de 1830, il leur reste presque toujours assez de lucidité providentielle pour qu’elles ne puissent mal tomber. Leur éclipse n’est jamais une abdication. Pourtant, ne nous vantons pas trop haut, les révolutions, elles aussi, se trompent, et de graves méprises se sont vues. Revenons à 1830. 1830, dans sa déviation, eut du bonheur. Dans l’établissement qui s’appela l’ordre après la révolution coupée court, le roi valait mieux que la royauté. Louis-Philippe était un homme rare. Fils d’un père auquel l’histoire accordera certainement les circonstances atténuantes, mais aussi digne d’estime que ce père avait été digne de blâme ; ayant toutes les vertus privées et plusieurs des vertus publiques ; soigneux de sa santé, de sa fortune, de sa personne, de ses affaires ; connaissant le prix d’une minute et pas toujours le prix d’une année ; sobre, serein, paisible, patient ; bonhomme et bon prince ; couchant avec sa femme, et ayant dans son palais des laquais chargés de faire voir le lit conjugal aux bourgeois, ostentation d’alcôve régulière devenue utile après les anciens étalages illégitimes de la branche aînée ; sachant toutes les langues de l’Europe et, ce qui est plus rare, tous les langages de tous les intérêts, et les parlant ; admirable représentant de « la classe moyenne », mais la dépassant, et de toutes les façons plus grand qu’elle ; ayant l’excellent esprit, tout en appréciant le sang dont il sortait, de se compter surtout pour sa valeur intrinsèque, et, sur la question même de sa race, très particulier, se déclarant Orléans et non Bourbon ; très premier prince du sang tant qu’il n’avait été qu’altesse sérénissime, mais franc bourgeois le jour où il fut majesté ; diffus en public, concis dans l’intimité ; avare signalé, mais non prouvé ; au fond, un de ces économes aisément prodigues pour leur fantaisie ou leur devoir ; lettré, et peu sensible aux lettres ; gentilhomme, mais non chevalier ; simple, calme et fort ; adoré de sa famille et de sa maison ; causeur séduisant, homme d’État désabusé, intérieurement froid, dominé par l’intérêt immédiat, gouvernant toujours au plus près, incapable de rancune et de reconnaissance, usant sans pitié les supériorités sur les médiocrités, habile à faire donner tort par les majorités parlementaires à ces unanimités mystérieuses qui grondent sourdement sous les trônes ; expansif, parfois imprudent dans son expansion, mais d’une merveilleuse adresse dans cette imprudence ; fertile en expédients, en visages, en masques ; faisant peur à la France de l’Europe et à l’Europe de la France ; aimant incontestablement son pays, mais préférant sa famille ; prisant plus la domination que l’autorité et l’autorité que la dignité, disposition qui a cela de funeste que, tournant tout au succès, elle admet la ruse et ne répudie pas absolument la bassesse, mais qui a cela de profitable qu’elle préserve la politique des chocs violents, l’état des fractures et la société des catastrophes ; minutieux, correct, vigilant, attentif, sagace, infatigable, se contredisant quelquefois, et se démentant ; hardi contre l’Autriche à Ancône, opiniâtre contre l’Angleterre en Espagne, bombardant Anvers et payant Pritchard ; chantant avec conviction la Marseillaise ; inaccessible à l’abattement, aux lassitudes, au goût du beau et de l’idéal, aux générosités téméraires, à l’utopie, à la chimère, à la colère, à la vanité, à la crainte ; ayant toutes les formes de l’intrépidité personnelle ; général à Valmy, soldat à Jemmapes ; tâté huit fois par le régicide, et toujours souriant ; brave comme un grenadier, courageux comme un penseur ; inquiet seulement devant les chances d’un ébranlement européen, et impropre aux grandes aventures politiques ; toujours prêt à risquer sa vie, jamais son œuvre ; déguisant sa volonté en influence afin d’être plutôt obéi comme intelligence que comme roi ; doué d’observation et non de divination ; peu attentif aux esprits, mais se connaissant en hommes, c’est-à-dire ayant besoin de voir pour juger ; bon sens prompt et pénétrant, sagesse pratique, parole facile, mémoire prodigieuse ; puisant sans cesse dans cette mémoire, son unique point de ressemblance avec César, Alexandre et Napoléon ; sachant les faits, les détails, les dates, les noms propres, ignorant les tendances, les passions, les génies divers de la foule, les aspirations intérieures, les soulèvements cachés et obscurs des âmes, en un mot, tout ce qu’on pourrait appeler les courants invisibles des consciences ; accepté par la surface, mais peu d’accord avec la France de dessous ; s’en tirant par la finesse ; gouvernant trop et ne régnant pas assez ; son premier ministre à lui-même ; excellant à faire de la petitesse des réalités un obstacle à l’immensité des idées ; mêlant à une vraie faculté créatrice de civilisation, d’ordre et d’organisation, on ne sait quel esprit de procédure et de chicane ; fondateur et procureur d’une dynastie ; ayant quelque chose de Charlemagne et quelque chose d’un avoué ; en somme, figure haute et originale, prince qui sut faire du pouvoir malgré l’inquiétude de la France, et de la puissance malgré la jalousie de l’Europe, Louis-Philippe sera classé parmi les hommes éminents de son siècle, et serait rangé parmi les gouvernants les plus illustres de l’histoire, s’il eût un peu aimé la gloire et s’il eût eu le sentiment de ce qui est grand au même degré que le sentiment de ce qui est utile. Louis-Philippe avait été beau, et, vieilli, était resté gracieux ; pas toujours agréé de la nation, il l’était toujours de la foule ; il plaisait. Il avait ce don, le charme. La majesté lui faisait défaut ; il ne portait ni la couronne, quoique roi, ni les cheveux blancs, quoique vieillard. Ses manières étaient du vieux régime et ses habitudes du nouveau, mélange du noble et du bourgeois qui convenait à 1830 ; Louis-Philippe était la transition régnante ; il avait conservé l’ancienne prononciation et l’ancienne orthographe qu’il mettait au service des opinions modernes ; il aimait la Pologne et la Hongrie, mais il écrivait les polonois et prononçait les hongrais. Il portait l’habit de la garde nationale comme Charles X, et le cordon de la Légion d’honneur comme Napoléon. Il allait peu à la chapelle, point à la chasse, jamais à l’opéra. Incorruptible aux sacristains, aux valets de chiens et aux danseuses ; cela entrait dans sa popularité bourgeoise. Il n’avait point de cour. Il sortait avec son parapluie sous son bras, et ce parapluie a longtemps fait partie de son auréole. Il était un peu maçon, un peu jardinier et un peu médecin ; il saignait un postillon tombé de cheval ; Louis-Philippe n’allait pas plus sans sa lancette que Henri III sans son poignard. Les royalistes raillaient ce roi ridicule, le premier qui ait versé le sang pour guérir. Dans les griefs de l’histoire contre Louis-Philippe, il y a une défalcation à faire ; il y a ce qui accuse la royauté, ce qui accuse le règne, et ce qui accuse le roi ; trois colonnes qui donnent chacune un total différent. Le droit démocratique confisqué, le progrès devenu le deuxième intérêt, les protestations de la rue réprimées violemment, l’exécution militaire des insurrections, l’émeute passée par les armes, la rue Transnonain, les conseils de guerre, l’absorption du pays réel par le pays légal, le gouvernement de compte à demi avec trois cent mille privilégiés, sont le fait de la royauté ; la Belgique refusée, l’Algérie trop durement conquise, et, comme l’Inde par les Anglais, avec plus de barbarie que de civilisation, le manque de foi à Abd-el-Kader, Blaye, Deutz acheté, Pritchard payé, sont le fait du règne ; la politique plus familiale que nationale est le fait du roi. Comme on voit, le décompte opéré, la charge du roi s’amoindrit. Sa grande faute, la voici : il a été modeste au nom de la France. D’où vient cette faute ? Disons-le. Louis-Philippe a été un roi trop père ; cette incubation d’une famille qu’on veut faire éclore dynastie a peur de tout et n’entend pas être dérangée ; de là des timidités excessives, importunes au peuple qui a le 14 juillet dans sa tradition civile et Austerlitz dans sa tradition militaire. Du reste, si l’on fait abstraction des devoirs publics, qui veulent être remplis les premiers, cette profonde tendresse de Louis-Philippe pour sa famille, la famille la méritait. Ce groupe domestique était admirable. Les vertus y coudoyaient les talents. Une des filles de Louis-Philippe, Marie d’Orléans, mettait le nom de sa race parmi les artistes comme Charles d’Orléans l’avait mis parmi les poètes. Elle avait fait de son âme un marbre qu’elle avait nommé Jeanne d’Arc. Deux des fils de Louis-Philippe avaient arraché à Metternich cet éloge démagogique : Ce sont des jeunes gens comme on n’en voit guère et des princes comme on n’en voit pas. Voilà, sans rien dissimuler, mais aussi sans rien aggraver, le vrai sur Louis-Philippe. Être le prince égalité, porter en soi la contradiction de la Restauration et de la Révolution, avoir ce côté inquiétant du révolutionnaire qui devient rassurant dans le gouvernant, ce fut là la fortune de Louis-Philippe en 1830 ; jamais il n’y eut adaptation plus complète d’un homme à un évènement ; l’un entra dans l’autre, et l’incarnation se fit. Louis-Philippe, c’est 1830 fait homme. De plus il avait pour lui cette grande désignation au trône, l’exil. Il avait été proscrit, errant, pauvre. Il avait vécu de son travail. En Suisse, cet apanagiste des plus riches domaines princiers de France avait vendu un vieux cheval pour manger. À Reichenau, il avait donné des leçons de mathématiques pendant que sa sœur Adélaïde faisait de la broderie et cousait. Ces souvenirs mêlés à un roi enthousiasmaient la bourgeoisie. Il avait démoli de ses propres mains la dernière cage de fer du Mont Saint-Michel, bâtie par Louis XI et utilisée par Louis XV. C’était le compagnon de Dumouriez, c’était l’ami de Lafayette ; il avait été du club des jacobins ; Mirabeau lui avait frappé sur l’épaule ; Danton lui avait dit : Jeune homme ! À vingt-quatre ans, en 93, étant M. de Chartres, du fond d’une logette obscure de la Convention, il avait assisté au procès de Louis XVI, si bien nommé ce pauvre tyran. La clairvoyance aveugle de la révolution, brisant la royauté dans le roi et le roi avec la royauté, sans presque remarquer l’homme dans le farouche écrasement de l’idée, le vaste orage de l’assemblée tribunal, la colère publique interrogeant, Capet ne sachant que répondre, l’effrayante vacillation stupéfaite de cette tête royale sous ce souffle sombre, l’innocence relative de tous dans cette catastrophe, de ceux qui condamnaient comme de celui qui était condamné, il avait regardé ces choses, il avait contemplé ces vertiges ; il avait vu les siècles comparaître à la barre de la Convention ; il avait vu, derrière Louis XVI, cet infortuné passant responsable, se dresser dans les ténèbres la formidable accusée, la monarchie ; et il lui était resté dans l’âme l’épouvante respectueuse de ces immenses justices du peuple presque aussi impersonnelles que la justice de Dieu. La trace que la Révolution avait laissée en lui était prodigieuse. Son souvenir était comme une empreinte vivante de ces grandes années minute par minute. Un jour, devant un témoin dont il nous est impossible de douter, il rectifia de mémoire toute la lettre A de la liste alphabétique de l’assemblée constituante. Louis-Philippe a été un roi de plein jour. Lui régnant, la presse a été libre, la tribune a été libre, la conscience et la parole ont été libres. Les lois de septembre sont à claire-voie. Bien que sachant le pouvoir rongeur de la lumière sur les privilèges, il a laissé son trône exposé à la lumière. L’histoire lui tiendra compte de cette loyauté. Louis-Philippe, comme tous les hommes historiques sortis de scène, est aujourd’hui mis en jugement par la conscience humaine. Son procès n’est encore qu’en première instance. L’heure où l’histoire parle avec son accent vénérable et libre n’a pas encore sonné pour lui ; le moment n’est pas venu de prononcer sur ce roi le jugement définitif ; l’austère et illustre historien Louis Blanc a lui-même récemment adouci son premier verdict ; Louis-Philippe a été l’élu de ces deux à peu près qu’on appelle les 221 et 1830, c’est-à-dire d’un demi-parlement et d’une demi-révolution ; et dans tous les cas, au point de vue supérieur où doit se placer la philosophie, nous ne pourrions le juger ici, comme on a pu l’entrevoir plus haut, qu’avec de certaines réserves au nom du principe démocratique absolu ; aux yeux de l’absolu, en dehors de ces deux droits, le droit de l’homme d’abord, le droit du peuple ensuite, tout est usurpation ; mais ce que nous pouvons dire dès à présent, ces réserves faites, c’est que, somme toute et de quelque façon qu’on le considère, Louis-Philippe, pris en lui-même et au point de vue de la bonté humaine, demeurera, pour nous servir du vieux langage de l’ancienne histoire, un des meilleurs princes qui aient passé sur un trône. Qu’a-t-il contre lui ? Ce trône. Ôtez de Louis-Philippe le roi, il reste l’homme. Et l’homme est bon. Il est bon parfois jusqu’à être admirable. Souvent, au milieu des plus graves soucis, après une journée de lutte contre toute la diplomatie du continent, il rentrait le soir dans son appartement, et là, épuisé de fatigue, accablé de sommeil, que faisait-il ? il prenait un dossier, et il passait sa nuit à réviser un procès criminel, trouvant que c’était quelque chose de tenir tête à l’Europe, mais que c’était une plus grande affaire encore d’arracher un homme au bourreau. Il s’opiniâtrait contre son garde des sceaux ; il disputait pied à pied le terrain de la guillotine aux procureurs généraux, ces bavards de la loi, comme il les appelait. Quelquefois les dossiers empilés couvraient sa table ; il les examinait tous ; c’était une angoisse pour lui d’abandonner ces misérables têtes condamnées. Un jour il disait au même témoin que nous avons indiqué tout à l’heure : Cette nuit, j’en ai gagné sept. Pendant les premières années de son règne, la peine de mort fut comme abolie, et l’échafaud relevé fut une violence faite au roi. La Grève ayant disparu avec la branche aînée, une Grève bourgeoise fut instituée sous le nom de Barrière Saint-Jacques ; les « hommes pratiques » sentirent le besoin d’une guillotine quasi légitime ; et ce fut là une des victoires de Casimir Perier, qui représentait les côtés étroits de la bourgeoisie, sur Louis-Philippe, qui en représentait les côtés libéraux. Louis-Philippe avait annoté de sa main Beccaria. Après la machine Fieschi, il s’écriait : Quel dommage que je n’aie pas été blessé ! j’aurais pu faire grâce. Une autre fois, faisant allusion aux résistances de ses ministres, il écrivait à propos d’un condamné politique qui est une des plus généreuses figures de notre temps : Sa grâce est accordée, il ne me reste plus qu’à l’obtenir. Louis-Philippe était doux comme Louis IX et bon comme Henri IV. Or, pour nous, dans l’histoire où la bonté est la perle rare, qui a été bon passe presque avant qui a été grand. Louis-Philippe ayant été apprécié sévèrement par les uns, durement peut-être par les autres, il est tout simple qu’un homme, fantôme lui-même aujourd’hui, qui a connu ce roi, vienne déposer pour lui devant l’histoire ; cette déposition, quelle qu’elle soit, est évidemment et avant tout désintéressée ; une épitaphe écrite par un mort est sincère ; une ombre peut consoler une autre ombre ; le partage des mêmes ténèbres donne le droit de louange ; et il est peu à craindre qu’on dise jamais de deux tombeaux dans l’exil : Celui-ci a flatté l’autre.
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