I
VUE GÉNÉRALE.
En ce temps-là, entre le crépuscule de Lafayette le l’aurore d’Émile, le pavé de Paris appartenait à quelques douzaines de pauvres diables qui avaient permission d’assembler le peuple dans les carrefours. Ils étaient les restes assainis de la Cour-des-Miracles, vendeurs d’orviétan, montreurs de phénomènes, faiseurs de tours, diseurs de bonne aventure et de chansons ; ils portaient les vieux noms du pays de Bonne-Humeur : Bobèche, Paillasse, L’Enrhumé, Tire-de-Long, Petit-Salé, etc. On ignorait leur vie privée, ils menaient la vie publique le plus correctement du monde, révérencieux à l’autorité, respectueux pour les mœurs, n’insultant personne ni par gestes ni par propos, courtois entre confrères. Le vieux L’Enrhumé, qui faisait tomber les cors et durillons, ménageait Petit-Salé, son jeune rival, qui prétendait les fondre ; et Petit-Salé, touchant son chapeau, disait : – Monsieur L’Enrhumé possède son secret, moi le mien. Paris est assez grand pour nous deux, et l’humanité souffrante a besoin de moi comme de lui !
Leur principal moyen de succès à tous était la parole. Il s’agissait d’attirer la foule, et ensuite de lui vendre le remède à tous maux, ou de lui faire payer d’avance le tour merveilleux qu’on n’exécuterait pas et la vue du phénomène qu’on ne montrerait pas. La foule ne croyait pas au remède, ni au phénomène, et elle avait été prise cent fois à la promesse du tour impossible. Cependant elle achetait et elle payait. C’était le prodige du discours sérieux, appelé boniment. Plusieurs s’en tiraient avec une véritable adresse. Boniment a passé dans la langue politique, où il est devenu indispensable, comme diverses autres locutions de ces braves gens-là, telles que blague, flouerie, le tour est fait.
J’ai souvent, dans ma jeunesse, écouté Bobèche, Paillasse, Tire-de-Long, M. L’Enrhumé et les autres. Je n’ai jamais observé qu’ils fussent ennemis de l’ordre social, ni nuisibles à aucune bonne chose. Ils n’inventaient aucune religion, n’étaient point réformateurs ; leurs remèdes ne coûtaient pas cher, n’empoisonnaient point ; ils ne donnaient l’adresse d’aucune dame, d’aucun fricotier, d’aucun brelan, ne poussaient le public ni à Bade ni ailleurs ; ils ne racontaient aucun procès criminel, n’entamaient aucun roman-feuilleton. L’on a dit qu’ils facilitaient les opérations des voleurs à la tire : peut-être ! Mais du moins ils n’annonçaient jamais une société commerciale, n’indiquaient point de bons placement ; et les tireurs qui pouvaient travailler dans les groupes formés autour d’eux, avec ou sans complicité de leur part, ne tiraient guère que le mouchoir.
Quant à ce qu’ils coûtaient, tous ensemble ne tondaient pas le public de cent francs par jour.
Ils ont complètement disparu, ils ont été complètement remplacés par la presse à un et deux sous.
Je les regrette plus que je ne peux dire au point de vue littéraire, au point de vue hygiénique, au point de vue social, au point de vue moral, et à tous les points de vue.
Ce n’est pas le moindre méfait de la grande presse, d’avoir donné lieu de créer la petite presse, et cette création n’est pas le moindre châtiment de ces méfaits.
Ils ont été si lourds et si vides, ces gros journaux ; ils ont tant cahoté et tant radoté, qu’enfin le public s’est senti incapable de lire le premier-Paris, et il en a demandé la suppression ; puis il a demandé autre chose. Et Timothée Trimm est sorti tout fait du cerveau de Polydore, comme Vénus de l’écume de la mer.
Et le public a dit : C’est cela ; et voilà le journal dont le besoin se faisait vraiment sentir, le dernier mot de la presse !
Et Timothée Trimm a tous les jours pour auditeurs assures un fonds de trois cent mille Français ; ce qui le met absolument au-dessus de tout autre écrivain.
Le déchet pour la grosse presse est considérable et va s’aggravant. L’on peut trouver avec elle que c’est humiliant ; elle doit avouer avec nous que c’est juste.
Par les raisons que j’ai dites, je préférais Paillasse et Bobèche ; mais s’il s’agit de Fouilloux et de Galvaudin, je fais comme tout le monde, et je cours à Timothée.