Harry était allongé sur le dos. Ses poumons étaient en feu et il toussait à cause des impacts lourds qu’il avait reçus dans les côtes. Il se tourna pour se retrouver sur le ventre, en appui sur ses coudes, et cracha du sang dans la terre poussiéreuse du terrain vague derrière le Crossroad Café.
« Je pense que ça suffit pour ce soir. Un an que je t’entraîne et tu n’as plus rien à voir avec qui tu étais lorsque j’ai dit que je m'occuperais de toi », déclara chaleureusement Wayne en remettant sa chemise rouge à carreaux blanc.
Harry laissa son front tomber sur le sol.
À chaque expiration qu'il faisait, la poussière se soulevait sous ses narines et ses yeux le brûlaient à cause de la transpiration intense qu’avait produit l’effort physique.
« Je sais que je peux encore plus, Alpha Wayne », déclara Harry avant de pousser un grognement sous la douleur. Le pouvoir de guérison que lui conférait son loup était en pleine effervescence et le jeune homme, maintenant âgé de dix-neuf ans, pouvait sentir ses côtes se réparer et se repositionner dans sa cage thoracique.
« Oh je suis sûr que tu peux faire plus. Mais, ce n’est pas la peine. Tu nous as filé un sacré coup de main pendant la récolte. Les omégas m’ont dit que tu avais fait le show en portant une montagne de cageots sur ton dos. Les enfants ont en parlé toute la journée », dit Wayne avec gratitude.
Harry roula encore sur le dos et étala les bras en croix avant de faire un grand sourire à l’Alpha de la Lune Sereine. Ce jeune au regard habituellement triste où pesait le poids des responsabilités, brillait d’une étincelle presque enfantine à ce moment-là :
« Je n’ai pas l’habitude de voir autant d’enfants autour de moi. Du moins pas de si bas âge. Habituellement, l’aura d’Alpha les maintient loin de moi. Et, puis, je suppose que je dois relâcher plus d’ondes d’agressivité que la moyenne, à cause de mon statut de chef de meute de la Lune Rouge. »
« C’est vrai que c’est sacrément difficile par moments d’être à côté de toi sans se sentir menacé ! Et, tu n’as que dix-neuf ans ! Comment ça se fait que tu t’es mis à jouer avec les enfants ? On se connait depuis un moment maintenant. Excuse-moi de te le dire, mais je ne me rappelle pas t’avoir vu jouer une seule fois, ni t’amuser avec qui que ce soit, même du temps où tu n'étais qu'un gosse en couche. »
Harry hocha la tête.
« Ça fait partie de mon éducation dans la Lune Rouge. Je dois rester concentré en permanence. Je dois toujours être prêt en cas d’attaque. Aujourd’hui, je ne sais pas comment l’expliquer, mais voir les enfants sourire de me voir travailler comme une bête de somme, ça m’a fait quelque chose là », souria Harry en frappant son cœur de la main droite.
Wayne vint s’asseoir à côté de lui et posa les mains en arrière pour garder l’équilibre. Il tendit un bras et frotta paternellement la tête du rouquin : « C’est un honneur pour moi de savoir que les louveteaux de la Lune Sereine ont provoqué ça chez toi. C’est la preuve que ton sang d’Alpha se fait plus fort de jour en jour. Tu prends conscience de ses petites vies dont nous avons la responsabilité. »
« Faire le pitre devant les enfants n’est pas réellement ce que j’appelle renforcer mon sang d’Alpha », nia calmement Harry.
« Tu aurais pu continuer de travailler sans leur porter attention. Par la déesse de la Lune, tu aurais même pu les faire déguerpir juste en laissant ton loup en surface. Mais, tu as naturellement pris du temps pour eux. Tu es un bon gars, Harry. »
Harry fronça subitement les sourcils et regarda le ciel étoilé au-dessus d’eux.
« Est-ce qu’être un bon gars sera suffisant pour que le Dément me laisse à la tête de ma meute ? »
Wayne leva un sourcil vers lui avant de redresser la tête à son tour, pour observer les étoiles.
« La Lune Rouge est-elle si importante pour toi ? »
Harry tourna sèchement la tête vers l’Alpha de la Lune Sereine. Le reproche et la douleur étaient désormais visibles sur l’expression de son visage.
« Qu’est-ce que tu essaies de me dire, Alpha Wayne ? », demanda-t-il sans chercher à masquer l’outrage que la question de son entraîneur avait provoqué chez lui.
Wayne poussa un soupir et secoua la tête.
« Tu es encore tellement jeune. Tu pourrais faire un milliard de choses : voyager, découvrir le monde, avoir des aventures… », il dut se taire en entendant le grognement désapprobateur de Harry. Wayne leva la main et lui fit un sourire amusé. « Si j’étais capable de me comporter normalement devant une femme, je te garantis que… Non. Rien. Je pense que ça n’aurait rien changé à ma situation actuelle. »
Harry envoya un léger coup de poing contre l’épaule de Wayne et se mit à rire : « Toi et moi savons parfaitement que nous attendons nos âmes sœurs. Personnellement, je ne suis pas pressé. Mais, le jour où elle se tiendra devant moi, j’aimerais pouvoir tomber amoureux d’elle. Non pas parce que c’est la moitié parfaite que la déesse de la Lune aura créée pour moi, mais parce que je veux que sa présence à mes côtés donne du sens à ma vie. Par la déesse. Ne plus jamais se sentir seul, fonder une famille, vieillir, voir mes enfants grandir et prendre ma relève… »
PPPPRRRFFFFTTTTT.
Harry garda la bouche grande ouverte en voyant Wayne, ce doux et gentil colosse, se moucher dans le bas de sa chemise tandis qu’il pleurait à chaudes larmes.
« Pardonne-moi Harry. Je suis un homme simple. Je veux des choses simples moi aussi. Je vais bientôt avoir trente ans et je crains vraiment la folie lunaire. Tu es tellement jeune. Tu devrais avoir le droit de t’amuser et de… » Wayne cessa de parler et posa subitement une main sur la poitrine de Harry pour le pousser en arrière.
Le loup de Wayne était aux abois et semblait chercher à vouloir prendre le dessus sur sa partie humaine. Toute trace d’émotion avait disparu de son visage et son regard s’était subitement fait bien plus dur. « Qui est là ? », demanda-t-il calmement. Ses narines frémissaient, montrant ainsi que son loup cherchait à identifier le propriétaire de l’odeur qui lui était parvenue, portée par le vent.
Ils virent une jeune fille apparaître à travers les hautes herbes. Ses yeux, ses narines et ses oreilles saignaient tandis qu’elle titubait pour marcher. Elle était simplement vêtue d’un jean et d’un t-shirt blanc tâché de son propre sang. Ses membres paraissaient désarticulés et l'on aurait dit que chaque geste qu’elle faisait était une pure torture.
« S’il vous plait… appelez Alpha Black. Ne dites rien à son Bêta… », puis ses yeux roulèrent en arrière.
Wayne avait bondi en avant et avait rattrapé la jeune fille avant qu’elle ne s’écroule au sol. Il avait les yeux complètement écarquillés, ne comprenant pas pourquoi son corps avait réagi aussi vite alors qu’il s’agissait d’une femme qui n'avait aucun lien avec lui. Puis, il sursauta lorsqu’il vit Harry à ses côtés.
« m***e, c’est Jane ! », déclara le jeune loup. Il l'avait reconnu pour avoir parfois joué avec elle lorsqu'ils étaient enfants. « Dépêchons-nous, allons dans le Café appeler à l’aide. »
Lorsqu’ils parvinrent à l’avant du Café, le Vieux Al les y attendait déjà et leur fit signe de rentrer.
« J’ai déjà appelé Alpha Black. Il arrive », déclara le chef de la Tribu du Vent alors qu’une lueur dorée brillait dans ses yeux.
Le Vieux Al leur indiqua un des grands canapés près du grand foyer de cheminée, mais la jeune fille poussa un hurlement de douleur en s’accrochant désespérément à Wayne.
« Je sais que c’est inconfortable pour toi, Alpha Wayne, mais il semblerait qu’elle ne veuille pas te lâcher », déclara simplement Al en posant une main sur le front de Jane.
Le chef de la tribu du Vent ferma les yeux, puis il se mit à scander un chant ancien pour apaiser la jeune louve. Il frappait un rythme lent à l’aide de son pied tandis que des petites lueurs dorées apparaissaient de-ci, de-là autour du corps de la jeune fille.
Jane poussa encore quelques sanglots avant de cesser de bouger. Ses poings étaient cependant restés fermement serrés sur le dos de la chemise d’Alpha Wayne.
Ce dernier était rouge de honte et ne savait plus où mettre ses mains. Il n’osait même pas la regarder et avait des sueurs froides sous la panique d’avoir une personne du sexe opposé si près de lui.
La porte du Café s’ouvrit brusquement, laissant apparaître le Dément simplement vêtu d’un jogging laissé à la disposition des loups dans l’entrée de l’établissement. Son expression était parfaitement glaciale, seul son pas hâtif, témoignait de l’importance de cette jeune fille pour lui.
Alpha Black leva un sourcil lorsqu’il se rendit compte de qui tenait l’une des membres de sa meute.
Wayne avait gonflé les joues et semblait au bord de la rupture d’anévrisme.
« Par la déesse ! Prends-la, prends-la, prends-la ! », supplia-t-il.
Black l’ignora royalement et regarda le Vieux Al.
« Que lui est-il arrivé ? »
« Les esprits chantent… », commença à répondre le vieil homme avant d’être interrompu.
« Je me fous des esprits. Qu’est-ce qu’elle a ? »
« Elle a été rejetée », murmura le Vieux Al.
Les trois Alphas présents se crispèrent avant que leurs grognements de rage fassent trembler le Café jusque dans ses fondations.
Jane ouvrit un œil et pleura lorsqu’elle reconnut son Alpha devant elle.
« Ne lui dis rien ! Je t’en supplie. Ne dis rien à Duncan. »
Black posa un genou terre pour se retrouver à la même hauteur que son visage.
« Qui ? »
« Je ne veux pas le dire. C’est terminé de toute façon», se lamenta-t-elle, sa voix étranglée par les sanglots.
« Qui ? », répéta encore le Dément.
« Je veux rentrer. Ramène-moi à la maison », supplia-t-elle en levant les bras vers lui.
Le Dément grogna de colère, faisant encore plus pleurer la jeune fille.
« Tu ne me touches pas et tu ne me donnes pas d’ordre, Jane. »
La jeune fille baissa aussitôt les yeux par soumission et continua de pleurer silencieusement.
« Je crois qu’il vaut mieux que tu la portes, Alpha Black » murmura le Vieux Al. Ses yeux étaient entièrement dorés et contemplaient tristement la jeune fille devant lui.
« Mêle-toi de ce qui te… », commença Black.
« Elle n’a plus sa louve », murmura sous l’horreur Harry. « Jane sent habituellement le chocolat et la noisette, mais là. Je ne sens rien. »
Black tourna sèchement la tête vers la petite sœur de son Bêta et se mit à renifler en avant. Pour la première fois depuis longtemps, une expression presque humaine se dessina sur le visage du Dément.
Jane enfouit sa figure contre le torse d’Alpha Wayne et poussa encore un hurlement.
L’Alpha de la Lune Sereine passa instinctivement ses bras autour d’elle et se mit à la bercer. Il était complètement sidéré par ce qui se passait et ne savait franchement plus quoi faire.
« Jane », grommela Black. « Donne-moi son nom. Je te garantis que tu te sentiras beaucoup mieux lorsque je l’aurai tué, lui et les siens… »
« Ahem. Si je puis me permettre, je crois que c’est exactement la raison pour laquelle elle ne dit rien », s’opposa Harry.
Black leva enfin la tête vers le rouquin. Cela faisait plus d’un an qu’il ne l’avait revu et le jeune garçon était devenu bien plus robuste que dans ses souvenirs.
« Je peux la raccompagner jusqu’à votre maison de meute, Alpha Black », proposa calmement Wayne. « On sait tous ici pourquoi vous ne voulez pas la toucher. Et, mon loup n'a pas l'air de vouloir prendre le risque que vous la trainiez... je veux dire, je n'ai rien d'autre à faire. »
Black se passa furieusement les mains dans la masse de ses cheveux noirs puis hocha la tête.
Puis, il se redressa de toute sa hauteur et regarda Harry droit dans les yeux. Le jeune homme maintint fermement son regard dans le sien.
« À partir de demain, c’est moi qui t’entraîne. Il est temps que je te prépare pour les missions du Conseil. »