Chapitre I - Le numéro 514 – série 23-2

3876 Words
Mais alors il fallait supposer que l’e********t avait eu lieu en plein jour, sur une route très fréquentée, au centre même de la ville ! Comment ? À quel endroit ? Pas un cri ne fut entendu, pas un mouvement suspect ne fut observé. L’épicier donna le signalement de l’automobile, une limousine 24 chevaux de la maison Peugeon, à carrosserie bleu foncé. À tout hasard, on s’informa auprès de la directrice du Grand-Garage, Mme Bob-Walthour, qui s’est fait une spécialité d’enlèvements par automobile. Le vendredi matin, en effet, elle avait loué pour la journée une limousine Peugeon à une dame blonde qu’elle n’avait du reste point revue. – Mais le mécanicien ? – C’était un nommé Ernest, engagé la veille sur la foi d’excellents certificats. – Il est ici ? – Non, il a ramené la voiture, et il n’est pas revenu. – Ne pouvons-nous retrouver sa trace ? – Certes, auprès des personnes dont il s’est recommandé. Voici leurs noms. On se rendit chez ces personnes. Aucune d’elles ne connaissait le nommé Ernest. Ainsi donc, quelque piste que l’on suivît pour sortir des ténèbres, on aboutissait à d’autres ténèbres, à d’autres énigmes. M. Gerbois n’était pas de force à soutenir une bataille qui commençait pour lui de façon si désastreuse. Inconsolable depuis la disparition de sa fille, bourrelé de remords, il capitula. Une petite annonce parue à l’Écho de France, et que tout le monde commenta, affirma sa soumission pure et simple, sans arrière-pensée. C’était la victoire, la guerre terminée en quatre fois vingt-quatre heures. Deux jours après, M. Gerbois traversait la cour du Crédit Foncier. Introduit auprès du gouverneur, il tendit le numéro 514 – série 23. Le gouverneur sursauta. – Ah ! vous l’avez ? Il vous a été rendu ? – Il a été égaré, le voici, répondit M. Gerbois. – Cependant vous prétendiez… il a été question… – Tout cela n’est que racontars et mensonges. – Mais il nous faudrait tout de même quelque document à l’appui. – La lettre du commandant suffit-elle ? – Certes. – La voici. – Parfait. Veuillez laisser ces pièces en dépôt. Il nous est donné quinze jours pour vérification. Je vous préviendrai dès que vous pourrez vous présenter à notre caisse. D’ici là, Monsieur, je crois que vous avez tout intérêt à ne rien dire et à terminer cette affaire dans le silence le plus absolu. – C’est mon intention. M. Gerbois ne parla point, le gouverneur non plus. Mais il est des secrets qui se dévoilent sans qu’aucune indiscrétion soit commise, et l’on apprit soudain qu’Arsène Lupin avait eu l’audace de renvoyer à M. Gerbois le numéro 514 – série 23 ! La nouvelle fut accueillie avec une admiration stupéfaite. Décidément c’était un beau joueur que celui qui jetait sur la table un atout de cette importance, le précieux billet ! Certes, il ne s’en était dessaisi qu’à bon escient et pour une carte qui rétablissait l’équilibre. Mais si la jeune fille s’échappait ? Si l’on réussissait à reprendre l’otage qu’il détenait ? La police sentit le point faible de l’ennemi et redoubla d’efforts. Arsène Lupin désarmé, dépouillé par lui-même, pris dans l’engrenage de ses combinaisons, ne touchant pas un traître sou du million convoité… du coup les rieurs passaient dans l’autre camp. Mais il fallait retrouver Suzanne. Et on ne la retrouvait pas, et pas davantage, elle ne s’échappait ! Soit, disait-on, le point est acquis, Arsène gagne la première manche. Mais le plus difficile est à faire ! Mlle Gerbois est entre ses mains, nous l’accordons, et il ne la remettra que contre cinq cent mille francs. Mais où et comment s’opérera l’échange ? Pour que cet échange s’opère, il faut qu’il y ait rendez-vous, et alors qui empêche M. Gerbois d’avertir la police et, par là, de reprendre sa fille tout en gardant l’argent ? On interviewa le professeur. Très abattu, désireux de silence, il demeura impénétrable. – Je n’ai rien à dire, j’attends. – Et Mlle Gerbois ? – Les recherches continuent. – Mais Arsène Lupin vous a écrit ? – Non. – Vous l’affirmez ? – Non. – Donc c’est oui. Quelles sont ses instructions ? – Je n’ai rien à dire. On assiégea Maître Detinan. Même discrétion. – M. Lupin est mon client, répondait-il avec une affectation de gravité, vous comprendrez que je sois tenu à la réserve la plus absolue. Tous ces mystères irritaient la galerie. Évidemment des plans se tramaient dans l’ombre. Arsène Lupin disposait et resserrait les mailles de ses filets, pendant que la police organisait autour de M. Gerbois une surveillance de jour et de nuit. Et l’on examinait les trois seuls dénouements possibles : l’arrestation, le triomphe, ou l’avortement ridicule et piteux. Mais il arriva que la curiosité du public ne devait être satisfaite que de façon partielle, et c’est ici dans ces pages que, pour la première fois, l’exacte vérité se trouve révélée. Le mardi 12 mars, M. Gerbois reçut, sous une enveloppe d’apparence ordinaire, un avis du Crédit Foncier. Le jeudi, à une heure, il prenait le train pour Paris. À deux heures, les mille billets de mille francs lui furent délivrés. Tandis qu’il les feuilletait un à un, en tremblant – cet argent, n’était-ce pas la rançon de Suzanne ? – deux hommes s’entretenaient dans une voiture arrêtée à quelque distance du grand portail. L’un de ces hommes avait des cheveux grisonnants et une figure énergique qui contrastait avec son habillement et ses allures de petit employé. C’était l’inspecteur principal Ganimard, le vieux Ganimard, l’ennemi implacable de Lupin. Et Ganimard disait au brigadier Folenfant : – Ça ne va pas tarder… avant cinq minutes, nous allons revoir notre bonhomme. Tout est prêt ? – Absolument. – Combien sommes-nous ? – Huit, dont deux à bicyclette. – Et moi qui compte pour trois. C’est assez, mais ce n’est pas trop. À aucun prix il ne faut que le Gerbois nous échappe… sinon bonsoir : il rejoint Lupin au rendez-vous qu’ils ont dû fixer, il troque la demoiselle contre le demi-million, et le tour est joué. – Mais pourquoi donc le bonhomme ne marche-t-il pas avec nous ? Ce serait si simple ! En nous mettant dans son jeu il garderait le million entier. – Oui, mais il a peur. S’il essaye de mettre l’autre dedans, il n’aura pas sa fille. – Quel autre ? – Lui. Ganimard prononça ce mot d’un ton grave, un peu craintif, comme s’il parlait d’un être surnaturel dont il aurait déjà senti les griffes. – Il est assez drôle, observa judicieusement le brigadier Folenfant, que nous en soyons réduits à protéger ce Monsieur contre lui-même. – Avec Lupin, le monde est renversé, soupira Ganimard ! Une minute s’écoula. – Attention, fit-il. M. Gerbois sortait. À l’extrémité de la rue des Capucines, il prit les boulevards, du côté gauche. Il s’éloignait lentement, le long des magasins, et regardait les étalages. – Trop tranquille, le client, disait Ganimard. Un individu qui vous a dans la poche un million n’a pas cette tranquillité. – Que peut-il faire ? – Oh ! Rien, évidemment… N’importe, je me méfie. Lupin, c’est Lupin. À ce moment M. Gerbois se dirigea vers un kiosque, choisit des journaux, se fit rendre de la monnaie, déplia l’une des feuilles, et, les bras étendus, tout en s’avançant à petits pas, se mit à lire. Et soudain, d’un bond il se jeta dans une automobile qui stationnait au bord du trottoir. Le moteur était en marche, car elle partit rapidement, doubla la Madeleine et disparut. – Non de nom ! s’écria Ganimard, encore un coup de sa façon ! Il s’était élancé, et d’autres hommes couraient, en même temps que lui, autour de la Madeleine. Mais il éclata de rire. À l’entrée du boulevard Malesherbes, l’automobile était arrêtée, en panne, et M. Gerbois en descendait. – Vite, Folenfant… le mécanicien… c’est peut-être le nommé Ernest. Folenfant s’occupa du mécanicien. C’était un nommé Gaston, employé à la Société des fiacres automobiles ; dix minutes auparavant, un Monsieur l’avait retenu et lui avait dit d’attendre « sous pression », près du kiosque, jusqu’à l’arrivée d’un autre Monsieur. – Et le second client, demanda Folenfant, quelle adresse a-t-il donnée ? – Aucune adresse… « Boulevard Malesherbes… avenue de Messine… double pourboire »… Voilà tout. Mais, pendant ce temps, sans perdre une minute, M. Gerbois avait sauté dans la première voiture qui passait. – Cocher, au métro de la Concorde. Le professeur sortit du métro place du Palais-Royal, courut vers une autre voiture et se fit conduire place de la Bourse. Deuxième voyage en métro, puis, avenue de Villiers, troisième voiture. – Cocher, 25, rue Clapeyron. Le 25 de la rue Clapeyron est séparé du boulevard des Batignolles par la maison qui fait l’angle. Il monta au premier étage et sonna. Un Monsieur lui ouvrit. – C’est bien ici que demeure Maître Detinan ? – C’est moi-même. Monsieur Gerbois, sans doute. – Parfaitement. – Je vous attendais, Monsieur. Donnez-vous la peine d’entrer. Quand M. Gerbois pénétra dans le bureau de l’avocat, la pendule marquait trois heures, et tout de suite il dit : – C’est l’heure qu’il m’a fixée. Il n’est pas là ? – Pas encore. M. Gerbois s’assit, s’épongea le front, regarda sa montre comme s’il ne connaissait pas l’heure, et reprit anxieusement : – Viendra-t-il ? L’avocat répondit : – Vous m’interrogez, Monsieur, sur la chose du monde que je suis le plus curieux de savoir. Jamais je n’ai ressenti pareille impatience. En tout cas, s’il vient, il risque gros, cette maison est très surveillée depuis quinze jours… on se méfie de moi. – Et de moi encore davantage. Aussi je n’affirme pas que les agents, attachés à ma personne, aient perdu ma trace. – Mais alors… – Ce ne serait point de ma faute, s’écria vivement le professeur, et l’on n’a rien à me reprocher. Qu’ai-je promis ? D’obéir à ses ordres. Eh bien, j’ai obéi aveuglément à ses ordres, j’ai touché l’argent à l’heure fixée par lui, et je me suis rendu chez vous de la façon qu’il m’a prescrite. Responsable du malheur de ma fille, j’ai tenu mes engagements en toute loyauté. À lui de tenir les siens. Et il ajouta, de la même voix anxieuse : – Il ramènera ma fille, n’est-ce pas ? – Je l’espère. – Cependant… vous l’avez vu ? – Moi ? Mais non ! Il m’a simplement demandé par lettre de vous recevoir tous deux, de congédier mes domestiques avant trois heures, et de n’admettre personne dans mon appartement entre votre arrivée et son départ. Si je ne consentais pas à cette proposition, il me priait de l’en prévenir par deux lignes à l’Écho de France. Mais je suis trop heureux de rendre service à Arsène Lupin et je consens à tout. M. Gerbois gémit : – Hélas ! Comment tout cela finira-t-il ? Il tira de sa poche les billets de banque, les étala sur la table et en fit deux paquets de même nombre. Puis ils se turent. De temps à autre M. Gerbois prêtait l’oreille… n’avait-on pas sonné ? Avec les minutes son angoisse augmentait, et Maître Detinan aussi éprouvait une impression presque douloureuse. Un moment même l’avocat perdit tout sang-froid. Il se leva brusquement : – Nous ne le verrons pas… Comment voulez-vous ?… Ce serait de la folie de sa part ! Qu’il ait confiance en nous, soit, nous sommes d’honnêtes gens incapables de le trahir. Mais le danger n’est pas seulement ici. Et M. Gerbois, écrasé, les deux mains sur les billets, balbutiait : – Qu’il vienne, mon Dieu, qu’il vienne ! Je donnerais tout cela pour retrouver Suzanne. La porte s’ouvrit. – La moitié suffira, Monsieur Gerbois. Quelqu’un se tenait sur le seuil, un homme jeune, élégamment vêtu, en qui M. Gerbois reconnut aussitôt l’individu qui l’avait abordé près de la boutique de bric-à-brac, à Versailles. Il bondit vers lui. – Et Suzanne ? Où est ma fille ? Arsène Lupin ferma la porte soigneusement et, tout en défaisant ses gants du geste le plus paisible, il dit à l’avocat : – Mon cher Maître, je ne saurais trop vous remercier de la bonne grâce avec laquelle vous avez consenti à défendre mes droits. Je ne l’oublierai pas. Maître Detinan murmura : – Mais vous n’avez pas sonné… je n’ai pas entendu la porte… – Les sonnettes et les portes sont des choses qui doivent fonctionner sans qu’on les entende jamais. Me voilà tout de même, c’est l’essentiel. – Ma fille ! Suzanne ! Qu’en avez-vous fait ? répéta le professeur. – Mon Dieu, Monsieur, dit Lupin, que vous êtes pressé. Allons, rassurez-vous, encore un instant et Mademoiselle votre fille sera dans vos bras. Il se promena, puis du ton d’un grand seigneur qui distribue des éloges : – Monsieur Gerbois, je vous félicite de l’habileté avec laquelle vous avez agi tout à l’heure. Si l’automobile n’avait pas eu cette panne absurde, on se retrouvait tout simplement à l’Étoile, et l’on épargnait à Maître Detinan l’ennui de cette visite… enfin ! c’était écrit… Il aperçut les deux liasses de bank-notes et s’écria : – Ah parfait ! Le million est là… nous ne perdrons pas de temps. Vous permettez ? – Mais, objecta Maître Detinan, en se plaçant devant la table, Mlle Gerbois n’est pas encore arrivée. – Eh bien ? – Eh bien, sa présence n’est-elle pas indispensable ? – Je comprends ! Je comprends ! Arsène Lupin n’inspire qu’une confiance relative. Il empoche le demi-million et ne rend pas l’otage. Ah, mon cher Maître, je suis un grand méconnu ! Parce que le destin m’a conduit à des actes de nature un peu… spéciale, on suspecte ma bonne foi… à moi ! Moi qui suis l’homme du scrupule et de la délicatesse ! D’ailleurs, mon cher Maître, si vous avez peur, ouvrez votre fenêtre et appelez. Il y a bien une douzaine d’agents dans la rue. – Vous croyez ? Arsène Lupin souleva le rideau. – Je crois M. Gerbois incapable de dépister Ganimard… que vous disais-je ? Le voici, ce brave ami ! – Est-ce possible ! s’écria le professeur. Je vous jure cependant… – Que vous ne m’avez point trahi ?… Je n’en doute pas, mais les gaillards sont habiles. Tenez, Folenfant que j’aperçois !… Et Gréaume !… Et Dieuzy !… Tous mes bons camarades, quoi ! Maître Detinan le regardait avec surprise. Quelle tranquillité ! Il riait d’un rire heureux, comme s’il se divertissait à quelque jeu d’enfant et qu’aucun péril ne l’eût menacé. Plus encore que la vue des agents, cette insouciance rassura l’avocat. Il s’éloigna de la table où se trouvaient les billets de banque. Arsène Lupin saisit l’une après l’autre les deux liasses, allégea chacune d’elles de vingt-cinq billets, et tendant à Maître Detinan les cinquante billets ainsi obtenus : – La part d’honoraires de M. Gerbois, mon cher maître, et celle d’Arsène Lupin. Nous vous devons bien cela. – Vous ne me devez rien, répliqua Maître Detinan. – Comment ? Et tout le mal que nous vous causons ! – Et tout le plaisir que je prends à me donner ce mal ! – C’est-à-dire, mon cher Maître, que vous ne voulez rien accepter d’Arsène Lupin. Voilà ce que c’est, soupira-t-il, d’avoir une mauvaise réputation. Il tendit les cinquante mille francs au professeur. – Monsieur, en souvenir de notre bonne rencontre, permettez-moi de vous remettre ceci : ce sera mon cadeau de noces à Mlle Gerbois. M. Gerbois prit vivement les billets, mais protesta : – Ma fille ne se marie pas. – Elle ne se marie pas si vous lui refusez votre consentement. Mais elle brûle de se marier. – Qu’en savez-vous ? – Je sais que les jeunes filles font souvent des rêves sans l’autorisation de leurs papas. Heureusement qu’il y a de bons génies qui s’appellent Arsène Lupin, et qui dans le fond des secrétaires découvrent le secret de ces âmes charmantes. – Vous n’y avez pas découvert autre chose ? demanda Maître Detinan. J’avoue que je serais fort curieux de savoir pourquoi ce meuble fut l’objet de vos soins. – Raison historique, mon cher maître. Bien que, contrairement à l’avis de M. Gerbois, il ne contînt aucun autre trésor que le billet de loterie – et cela je l’ignorais – j’y tenais et je le recherchais depuis longtemps. Ce secrétaire, en bois d’if et d’acajou, décoré de chapiteaux à feuilles d’acanthe, fut retrouvé dans la petite maison discrète qu’habitait à Boulogne Marie Walewska, et il porte sur l’un des tiroirs l’inscription : « Dédié à Napoléon 1er, Empereur des Français, par son très fidèle serviteur, Mancion ». Et, en dessous, ces mots, gravés à la pointe d’un couteau : « À toi, Marie ». Par la suite, Napoléon le fit recopier pour l’impératrice Joséphine – de sorte que le secrétaire qu’on admirait à la Malmaison n’était qu’une copie imparfaite de celui qui désormais fait partie de mes collections. Le professeur gémit : – Hélas ! Si j’avais su, chez le marchand, avec quelle hâte je vous l’aurais cédé ! Arsène Lupin dit en riant : – Et vous auriez eu, en outre, cet avantage appréciable de conserver, pour vous seul, le numéro 514 – série 23. – Ce qui ne vous aurait pas conduit à enlever ma fille que tout cela a dû bouleverser. – Tout cela ? – Cet e********t… – Mais, mon cher Monsieur, vous faites erreur. Mlle Gerbois n’a pas été enlevée. – Ma fille n’a pas été enlevée ! – Nullement. Qui dit e********t, dit violence. Or c’est de son plein gré qu’elle a servi d’otage. – De son plein gré ! répéta M. Gerbois, confondu. – Et presque sur sa demande ! Comment ! Une jeune fille intelligente comme Mlle Gerbois, et, qui plus est, cultive au fond de son âme une passion inavouée, aurait refusé de conquérir sa dot ! Ah ! je vous jure qu’il a été facile de lui faire comprendre qu’il n’y avait pas d’autre moyen de vaincre votre obstination. Maître Detinan s’amusait beaucoup. Il objecta : – Le plus difficile était de vous entendre avec elle. Il est inadmissible que Mlle Gerbois se soit laissé aborder. – Oh ! par moi, non. Je n’ai même pas l’honneur de la connaître. C’est une personne de mes amies qui a bien voulu entamer les négociations. – La dame blonde de l’automobile, sans doute, interrompit Maître Detinan. – Justement. Dès la première entrevue auprès du lycée, tout était réglé. Depuis, Mlle Gerbois et sa nouvelle amie ont voyagé, visitant la Belgique et la Hollande, de la manière la plus agréable et la plus instructive pour une jeune fille. Du reste elle-même va vous expliquer… On sonnait à la porte du vestibule, trois coups rapides, puis un coup isolé, puis un coup isolé. – C’est elle, dit Lupin. Mon cher maître, si vous voulez bien… L’avocat se précipita. Deux jeunes femmes entrèrent. L’une se jeta dans les bras de M. Gerbois. L’autre s’approcha de Lupin. Elle était de taille élevée, le buste harmonieux, la figure très pâle, et ses cheveux blonds, d’un blond étincelant, se divisaient en deux bandeaux ondulés et très lâches. Vêtue de noir, sans autre ornement qu’un collier de jais à quintuple tour, elle paraissait cependant d’une élégance raffinée. Arsène Lupin lui dit quelques mots, puis, saluant Mlle Gerbois : – Je vous demande pardon, Mademoiselle, de toutes ces tribulations, mais j’espère cependant que vous n’avez pas été trop malheureuse… – Malheureuse ! J’aurais même été très heureuse, s’il n’y avait pas eu mon pauvre père. – Alors tout est pour le mieux. Embrassez-le de nouveau, et profitez de l’occasion – elle est excellente – pour lui parler de votre cousin. – Mon cousin… que signifie ?… Je ne comprends pas. – Mais si, vous comprenez… votre cousin Philippe… ce jeune homme dont vous gardez précieusement les lettres… Suzanne rougit, perdit contenance, et enfin, comme le conseillait Lupin, se jeta de nouveau dans les bras de son père. Lupin les considéra tous deux d’un œil attendri. Comme on est récompensé de faire le bien ! Touchant spectacle ! Heureux père ! Heureuse fille ! Et dire que ce bonheur c’est ton œuvre, Lupin ! Ces êtres te béniront plus tard… ton nom sera pieusement transmis à leurs petits-enfants… oh ! La famille !… La famille !… Il se dirigea vers la fenêtre. – Ce bon Ganimard est-il toujours là ?… Il aimerait tant assister à ces charmantes effusions… mais non, il n’est plus là… plus personne… ni lui, ni les autres… diable ! La situation devient grave… il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’ils fussent déjà sous la porte-cochère… chez le concierge peut-être… ou même dans l’escalier ! M. Gerbois laissa échapper un mouvement. Maintenant que sa fille lui était rendue, le sentiment de la réalité lui revenait. L’arrestation de son adversaire, c’était pour lui un demi-million. Instinctivement il fit un pas… comme par hasard, Lupin se trouva sur son chemin. – Où allez-vous, Monsieur Gerbois ? Me défendre contre eux ? Mille fois aimable ! Ne vous dérangez pas. D’ailleurs, je vous jure qu’ils sont plus embarrassés que moi. Et il continua en réfléchissant : – Au fond que savent-ils ? Que vous êtes ici, et peut-être que Mlle Gerbois y est également, car ils ont dû la voir arriver avec une dame inconnue. Mais moi ? Ils ne s’en doutent pas. Comment me serais-je introduit dans une maison qu’ils ont fouillée ce matin de la cave au grenier ? Non, selon toutes probabilités, ils m’attendent pour me saisir au vol… pauvres chéris !… À moins qu’ils ne devinent que la dame inconnue est envoyée par moi et qu’ils ne la supposent chargée de procéder à l’échange… auquel cas ils s’apprêtent à l’arrêter à son départ… Un coup de timbre retentit. D’un geste brusque, Lupin immobilisa M. Gerbois, et la voix sèche, impérieuse : – Halte-là, Monsieur, pensez à votre fille et soyez raisonnable, sinon… quant à vous, Maître Detinan, j’ai votre parole. M. Gerbois fut cloué sur placé. L’avocat ne bougea point. Sans la moindre hâte, Lupin prit son chapeau. Un peu de poussière le maculait : il le brossa du revers de sa manche. – Mon cher Maître, si jamais vous avez besoin de moi… mes meilleurs vœux, Mademoiselle Suzanne, et toutes mes amitiés à M. Philippe. Il tira de sa poche une lourde montre à double boîtier d’or. – Monsieur Gerbois, il est trois heures quarante-deux minutes ; à trois heures quarante-six, je vous autorise à sortir de ce salon… pas une minute plus tôt que trois heures quarante-six, n’est-ce pas ? – Mais ils vont entrer de force, ne put s’empêcher de dire Maître Detinan. – Et la loi que vous oubliez, mon cher Maître ! Jamais Ganimard n’oserait v****r la demeure d’un citoyen français. Nous aurions le temps de faire un excellent bridge. Mais pardonnez-moi, vous semblez un peu émus tous les trois, et je ne voudrais pas abuser… Il déposa sa montre sur la table, ouvrit la porte du salon, et, s’adressant à la dame blonde : – Vous êtes prête, chère amie ? Il s’effaça devant elle, adressa un dernier salut, très respectueux, à Mlle Gerbois, sortit et referma la porte sur lui. Et on l’entendit qui disait, dans le vestibule, à haute voix : – Bonjour, Ganimard, comment ça va-t-il ? Rappelez-moi au bon souvenir de Mme Ganimard… un de ces jours, j’irai lui demander à déjeuner… adieu, Ganimard. Un coup de timbre encore, brusque, v*****t, puis des coups répétés, et des bruits de voix sur le palier. – Trois heures quarante-cinq, balbutia M. Gerbois. Après quelques secondes, résolument, il passa dans le vestibule. Lupin et la dame blonde n’y étaient plus. – Père ! il ne faut pas ! attends s’écria Suzanne. – Attendre ? Tu es folle !… Des ménagements avec ce gredin… et le demi-million ?… Il ouvrit. Ganimard se rua. – Cette dame… où est-elle ? Et Lupin ? – Il était là… il est là. Ganimard poussa un cri de triomphe : – Nous le tenons. ., la maison est cernée. Maître Detinan objecta : – Mais l’escalier de service ? – L’escalier de service aboutit à la cour, et il n’y a qu’une issue, la grand-porte : dix hommes la gardent. – Mais il n’est pas entré par la grand-porte… il ne s’en ira pas par là… – Et par où donc ? riposta Ganimard… à travers les airs ? Il écarta un rideau. Un long couloir s’offrit qui conduisait à la cuisine. Ganimard le suivit en courant et constata que la porte de l’escalier de service était fermée à double tour. De la fenêtre, il appela l’un des agents : – Personne ? – Personne. – Alors, s’écria-t-il, ils sont dans l’appartement !… Ils sont cachés dans l’une des chambres !… Il est matériellement impossible qu’ils se soient échappés… ah ! Mon petit Lupin, tu t’es fichu de moi, mais, cette fois, c’est la revanche. À sept heures du soir, M. Dudouis, chef de la Sûreté, étonné de n’avoir point de nouvelles, se présenta rue Clapeyron. Il interrogea les agents qui gardaient l’immeuble, puis monta chez Maître Detinan qui le mena dans sa chambre. Là, il aperçut un homme, ou plutôt deux jambes qui s’agitaient sur le tapis, tandis que le torse auquel elles appartenaient était engagé dans les profondeurs de la cheminée. – Ohé !… Ohé !…. . glapissait une voix étouffée. Et une voix plus lointaine, qui venait de tout en haut, répondait : – Ohé !… Ohé !… M. Dudouis s’écria en riant : – Eh bien, Ganimard, qu’avez-vous donc à faire le fumiste ? L’inspecteur s’exhuma des entrailles de la cheminée. Le visage noirci, les vêtements couverts de suie, les yeux brillants de fièvre, il était méconnaissable. – Je le cherche, grogna-t-il. – Qui ? – Arsène Lupin… Arsène Lupin et son amie. – Ah ça ! Mais, vous imaginez-vous qu’ils se cachent dans les tuyaux de la cheminée ? Ganimard se releva, appliqua sur la manche de son supérieur cinq doigts couleur de charbon, et sourdement, rageusement : – Où voulez-vous qu’ils soient, chef ? Il faut bien qu’ils soient quelque part. Ce sont des êtres comme vous et moi, en chair et en os. Ces êtres-là ne s’en vont pas en fumée. – Non, mais ils s’en vont tout de même. – Par où ? Par où ? La maison est entourée ! Il y a des agents sur le toit. – La maison voisine ? – Pas de communication avec elle. – Les appartements des autres étages ? – Je connais tous les locataires : ils n’ont vu personne… ils n’ont entendu personne. – Êtes-vous sûr de les connaître tous ? – Tous. Le concierge répond d’eux. D’ailleurs, pour plus de précaution, j’ai posté un homme dans chacun de ces appartements. – Il faut pourtant bien qu’on mette la main dessus. – C’est ce que je dis, chef, c’est ce que je dis. Il le faut, et ça sera, parce qu’ils sont ici tous deux… ils ne peuvent pas ne pas y être ! Soyez tranquille, chef, si ce n’est pas ce soir, je les aurai demain… j’y coucherai !… J’y coucherai ! De fait il y coucha, et le lendemain aussi, et le surlendemain également. Et, lorsque trois jours entiers et trois nuits se furent écoulés, non seulement il n’avait pas découvert l’insaisissable Lupin et sa non moins insaisissable compagne, mais il n’avait même pas relevé le petit indice qui lui permît d’établir la plus petite hypothèse. Et c’est pourquoi son opinion de la première heure ne variait pas. Du moment qu’il n’y a aucune trace de leur fuite, c’est qu’ils sont là ! Peut-être, au fond de sa conscience, était-il moins convaincu. Mais il ne voulait pas se l’avouer. Non, mille fois non, un homme et une femme ne s’évanouissent pas ainsi que les mauvais génies des contes d’enfants. Et sans perdre courage, il continuait ses fouilles et ses investigations comme s’il avait espéré les découvrir, dissimulés en quelque retraite impénétrable, incorporés aux pierres de la maison.
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