I-2

3800 Words
– N’importe, conclut M. Béjuin, Rougon a tort de ne pas se marier… Ça assoit un homme. Alors, tous trois tombèrent d’accord sur la femme qu’il faudrait à Rougon : une femme d’un certain âge, trente-cinq ans au moins, riche, et qui tint sa maison sur un pied de haute honnêteté. Cependant, le brouhaha grandissait. Ils s’oubliaient à ce point dans leurs anecdotes scabreuses, qu’ils ne s’apercevaient plus de ce qui se passait autour d’eux. Au loin, au fond des couloirs, on entendait la voix perdue des huissiers qui criaient : « En séance, messieurs, en séance ! » Et des députés arrivaient de tous les côtés, par les portes d’acajou massif, ouvertes à deux battants, montrant les étoiles d’or de leurs panneaux. La salle, jusque-là à moitié vide, s’emplissait peu à peu. Les petits groupes, causant d’un air d’ennui d’un banc à l’autre, les dormeurs, étouffant leurs bâillements, étaient noyés dans le flot montant, au milieu d’une distribution considérable de poignées de mains. En s’asseyant à leurs places, à droite comme à gauche, les membres se souriaient ; ils avaient un air de famille, des visages également pénétrés du devoir qu’ils venaient remplir là. Un gros homme, sur le dernier banc, à gauche, qui s’était assoupi trop profondément, fut réveillé par son voisin ; et, quand celui-ci lui eut dit quelques mots à l’oreille, il se hâta de se frotter les yeux, il prit une pose convenable. La séance, après s’être traînée dans des questions d’affaires fort ennuyeuses pour ces messieurs, allait prendre un intérêt capital. Poussés par la foule, M. Kahn et ses deux collègues montèrent jusqu’à leurs bancs, sans en avoir conscience. Ils continuaient à causer, en étouffant des rires. M. La Rouquette racontait une nouvelle histoire sur la belle Clorinde. Elle avait eu, un jour, l’étonnante fantaisie de faire tendre sa chambre de draperies noires semées de larmes d’argent, et de recevoir là ses intimes, couchée sur son lit, ensevelie dans des couvertures, également noires, qui ne laissaient passer que le bout de son nez. M. Kahn s’asseyait, lorsqu’il revint brusquement à lui. – Ce La Rouquette est idiot avec ses commérages ! murmura-t-il. Voilà que j’ai manqué Rougon, maintenant ! Et, se tournant vers son voisin, d’un air furieux : – Dites donc, Béjuin, vous auriez bien pu m’avertir ! Rougon, qui venait d’être introduit avec le cérémonial d’usage, était déjà assis entre deux conseillers d’État, au banc des commissaires du gouvernement, une sorte de caisse d’acajou énorme, installée au bas du bureau, à la place même de la tribune supprimée. Il crevait de ses larges épaules son uniforme de drap vert, chargé d’or au collet et aux manches. La face tournée vers la salle, avec sa grosse chevelure grisonnante plantée sur son front carré, il éteignait ses yeux sous d’épaisses paupières toujours à demi baissées ; et son grand nez, ses lèvres taillées en pleine chair, ses joues longues où ses quarante-six ans ne mettaient pas une ride, avaient une vulgarité rude, que transfigurait par éclairs la beauté de la force. Il resta adossé, tranquillement, le menton dans le collet de son habit, sans paraître voir personne, l’air indifférent et un peu las. – Il a son air de tous les jours, murmura M. Béjuin. Sur les bancs, les députés se penchaient, pour voir la mine qu’il faisait. Un chuchotement de remarques discrètes courait d’oreille à oreille. Mais l’entrée de Rougon produisait surtout une vive impression dans les tribunes. Les Charbonnel, pour montrer qu’ils étaient là, allongeaient leur paire de faces ravies, au risque de tomber. Madame Correur avait eu une légère toux, sortant un mouchoir qu’elle agitait légèrement, sous le prétexte de le porter à ses lèvres. Le colonel Jobelin s’était redressé, et la jolie madame Bouchard, redescendue vivement au premier banc, soufflait un peu, en refaisant le nœud de son chapeau, pendant que M. d’Escorailles, derrière elle, restait muet, très contrarié. Quant à la belle Clorinde, elle ne se gêna point. Voyant que Rougon ne levait pas les yeux, elle tapa à petits coups très distincts sa jumelle sur le marbre de la colonne contre laquelle elle s’appuyait ; et, comme il ne la regardait toujours pas, elle dit à sa mère, d’une voix si claire, que toute la salle l’entendit : – Il boude donc, le gros sournois ! Des députés se tournèrent, avec des sourires. Rougon se décida à donner un regard à la belle Clorinde. Alors, pendant qu’il lui adressait un imperceptible signe de tête, elle, toute triomphante, battit des mains, se renversa en riant, en parlant haut à sa mère, sans se soucier le moins du monde de tous ces hommes, en bas, qui la dévisageaient. Rougon, lentement, avant de laisser retomber ses paupières, avait fait le tour des tribunes, où son large regard enveloppa à la fois madame Bouchard, le colonel Jobelin, madame Correur et les Charbonnel. Son visage demeura muet. Il remit son menton dans le collet de son habit, les yeux à demi refermés, en étouffant un léger bâillement. – Je vais toujours lui dire un mot, souffla M. Kahn à l’oreille de M. Béjuin. Mais, comme il se levait, le président qui, depuis un instant, s’assurait que tous les députés étaient bien à leur poste, donna un coup de sonnette magistral. Et, brusquement, un silence profond régna. Un monsieur blond était debout au premier banc, un banc de marbre jaune, à tablette de marbre blanc. Il tenait à la main un grand papier, qu’il couvait des yeux, tout en parlant. – J’ai l’honneur, dit-il d’une voix chantante, de déposer un rapport sur le projet de loi portant ouverture au ministère d’État, sur l’exercice 1856, d’un crédit de quatre cent mille francs, pour les dépenses de la cérémonie et des fêtes du baptême du Prince Impérial. Et il faisait mine d’aller déposer le rapport, d’un pas ralenti, lorsque tous les députés, avec un ensemble parfait, crièrent : – La lecture ! la lecture ! Le rapporteur attendit que le président eût décidé que la lecture aurait lieu. Et il commença, d’un ton presque attendri : – « Messieurs, le projet de loi qui nous est présenté est de ceux qui font paraître trop lentes les formes ordinaires du vote, en ce qu’elles retardent l’élan spontané du Corps législatif. » – Très bien ! lancèrent plusieurs membres. – « Dans les familles les plus humbles, continua le rapporteur en modulant chaque mot, la naissance d’un fils, d’un héritier, avec toutes les idées de transmission qui se rattachent à ce titre, est un sujet de si douce allégresse, que les épreuves du passé s’oublient et que l’espoir seul plane sur le berceau du nouveau-né. Mais que dire de cette fête du foyer, quand elle est en même temps celle d’une grande nation, et qu’elle est aussi un évènement européen ! » Alors, ce fut un ravissement. Ce morceau de rhétorique fit pâmer la Chambre. Rougon, qui semblait dormir, ne voyait, devant lui, sur les gradins, que des visages épanouis. Certains députés exagéraient leur attention, les mains aux oreilles, pour ne rien perdre de cette prose soignée. Le rapporteur, après une courte pause, haussait la voix. – « Ici, messieurs, c’est, en effet, la grande famille française qui convie tous ses membres à exprimer leur joie ; et quelle pompe ne faudrait-il pas, s’il était possible que les manifestations extérieures pussent répondre à la grandeur de ses légitimes espérances ! » Et il ménagea une nouvelle pause. – Très bien ! très bien ! crièrent les mêmes voix. – C’est délicatement dit, fit remarquer M. Kahn, n’est-ce pas, Béjuin ? M. Béjuin dodelinait de la tête, les yeux sur le lustre qui pendait de la baie vitrée, devant le bureau. Il jouissait. Dans les tribunes, la belle Clorinde, la jumelle braquée, ne perdait pas un jeu de physionomie du rapporteur ; les Charbonnel avaient les yeux humides ; madame Correur prenait une pose attentive de femme comme il faut ; tandis que le colonel approuvait de la tête, et que la jolie madame Bouchard s’abandonnait sur les genoux de M. d’Escorailles. Cependant, au bureau, le président, les secrétaires, jusqu’aux huissiers, écoutaient, sans un geste, solennellement. – « Le berceau du Prince Impérial, reprit le rapporteur, est désormais la sécurité pour l’avenir ; car, en perpétuant la dynastie que nous avons tous acclamée, il assure la prospérité du pays, son repos dans la stabilité, et, par là même, celui du reste de l’Europe. » Quelques chuts ! durent empêcher l’enthousiasme d’éclater, à cette image touchante du berceau. – « À une autre époque, un rejeton de ce sang illustre semblait aussi promis à de grandes destinées, mais les temps n’ont aucune similitude. La paix est le résultat du règne sage et profond dont nous recueillons les fruits, de même que le génie de la guerre dicta ce poème épique qui constitue le premier Empire. Salué à sa naissance par le canon, qui, du Nord au Midi, proclamait le succès de nos armes, le roi de Rome n’eut pas même la fortune de servir sa patrie : tels furent alors les enseignements de la Providence. » – Qu’est-ce qu’il dit donc ? il s’enfonce, murmura le sceptique M. La Rouquette. C’est maladroit, tout ce passage. Il va gâter son morceau. À la vérité, les députés devenaient inquiets. Pourquoi ce souvenir historique qui gênait leur zèle ? Certains se mouchèrent. Mais le rapporteur, sentant le froid jeté par sa dernière phrase, eut un sourire. Il haussa la voix, il poursuivit son antithèse, en balançant les mots, certain de son effet. – « Mais venu dans un de ces jours solennels où la naissance d’un seul doit être regardée comme le salut de tous, l’Enfant de France semble aujourd’hui nous donner, à nous comme aux générations futures, le droit de vivre et de mourir au foyer paternel. Tel est désormais le gage de la clémence divine. » Ce fut une chute de phrase exquise. Tous les députés comprirent, et un murmure d’aise passa dans la salle. L’assurance d’une paix éternelle était vraiment douce. Ces messieurs, rassurés, reprirent leurs poses charmées d’hommes politiques faisant une débauche de littérature. Ils avaient des loisirs. L’Europe était à leur maître. – « L’empereur, devenu l’arbitre de l’Europe, continuait le rapporteur avec une ampleur nouvelle, allait signer cette paix généreuse, qui, réunissant les forces productives des nations, est l’alliance des peuples autant que celle des rois, lorsqu’il plut à Dieu de mettre le comble à son bonheur en même temps qu’à sa gloire. N’est-il pas permis de penser que, dès cet instant, il entrevit de nombreuses années prospères, en regardant ce berceau où repose, encore si petit, le continuateur de sa grande politique ? » Très jolie encore, cette image. Et cela était certainement permis : des députés l’affirmaient, en hochant doucement la tête. Mais le rapport commençait à paraître un peu long. Beaucoup de membres redevenaient graves ; plusieurs même regardaient les tribunes du coin de l’œil, en gens pratiques qui éprouvaient quelque ennui à se montrer ainsi, dans le déshabillé de leur politique. D’autres s’oubliaient, la face terreuse, songeant à leurs affaires, battant de nouveau du bout des doigts l’acajou de leurs pupitres ; et, vaguement, dans leur mémoire, passaient d’anciennes séances, d’anciens dévouements, qui acclamaient des pouvoirs au berceau. M. La Rouquette se tournait fréquemment pour voir l’heure ; quand l’aiguille marqua trois heures moins un quart, il eut un geste désespéré ; il manquait un rendez-vous. Côte à côte, M. Kahn et M. Béjuin restaient immobiles, les bras croisés, les paupières clignotantes, passant des grands panneaux de velours vert au bas-relief de marbre blanc, que la redingote du président tachait de noir. Et, dans la tribune diplomatique, la belle Clorinde, la jumelle toujours braquée, s’était remise à examiner longuement Rougon, qui gardait à son banc une attitude superbe de taureau assoupi. Le rapporteur, pourtant, ne se pressait pas, lisait pour lui, avec un mouvement rythmé et béat des épaules. – « Ayons donc pleine et entière confiance, et que le Corps législatif, dans cette grande et sérieuse occasion, se souvienne de sa parité d’origine avec l’empereur, laquelle lui donne presque un droit de famille de plus qu’aux autres corps de l’État de s’associer aux joies du souverain. Fils, comme lui, du libre vœu du peuple, le Corps législatif devient donc à cette heure la voix même de la nation pour offrir à l’auguste Enfant l’hommage d’un respect inaltérable, d’un dévouement à toute épreuve, et de cet amour sans bornes qui fait de la foi politique une religion dont on bénit les devoirs. » Cela devait approcher de la fin, du moment où il était question d’hommage, de religion et de devoirs. Les Charbonnel se risquèrent à échanger leurs impressions à voix basse, tandis que madame Correur étouffait une légère toux dans son mouchoir. Madame Bouchard remonta discrètement au fond de la tribune du Conseil d’État, auprès de M. Jules d’Escorailles. En effet, le rapporteur changeant brusquement de voix, descendant du ton solennel au ton familier, bredouilla rapidement : – « Nous vous proposons, messieurs, l’adoption pure et simple du projet de loi tel qu’il a été présenté par le Conseil d’État. » Et il s’assit, au milieu d’une grande rumeur. – Très bien ! très bien ! criait toute la salle. Des bravos éclatèrent. M. de Combelot, dont l’attention souriante ne s’était pas démentie une minute, lança même un : Vive l’empereur ! qui se perdit dans le bruit. Et l’on fit presque une ovation au colonel Jobelin, debout au bord de la tribune où il était seul, s’oubliant à applaudir de ses mains sèches, malgré le règlement. Toute l’extase des premières phrases reparaissait avec un débordement nouveau de congratulations. C’était la fin de la corvée. D’un banc à un autre, on échangeait des mots aimables, pendant qu’un flot d’amis se précipitaient vers le rapporteur, pour lui serrer énergiquement les deux mains. Puis, dans le brouhaha, un mot domina bientôt. – La délibération ! la délibération ! Le président, debout au bureau, semblait attendre ce cri. Il donna un coup de sonnette, et dans la salle subitement respectueuse, il dit : – Messieurs, un grand nombre de membres demandent qu’on passe immédiatement à la délibération. – Oui, oui, appuya d’une seule clameur la Chambre entière. Et il n’y eut pas de délibération. On vota tout de suite. Les deux articles du projet de loi, successivement mis aux voix, furent adoptés par assis et levé. À peine le président achevait-il la lecture de l’article, que, du haut en bas des gradins, tous les députés se levaient d’un bloc, avec un grand remuement de pieds, comme soulevés par un élan d’enthousiasme. Puis, les urnes circulèrent, des huissiers passèrent entre les bancs, recueillant les votes dans les boîtes de zinc. Le crédit de quatre cent mille francs était accordé à l’unanimité de deux-cent trente-neuf voix. – Voilà de la bonne besogne, dit naïvement M. Béjuin, qui se mit à rire ensuite, croyant avoir lâché un mot spirituel. – Il est trois heures passées, moi je file, murmura M. La Rouquette, en passant devant M. Kahn. La salle se vidait. Des députés, doucement, gagnaient les portes, semblaient disparaître dans les murs. L’ordre du jour appelait des lois d’intérêt local. Bientôt, il n’y eut plus, sur les bancs, que les membres de bonne volonté, ceux qui n’avaient sans doute ce jour-là aucune affaire au-dehors ; ils continuèrent leur somme interrompu, ils reprirent leur causerie au point où ils l’avaient laissée ; et la séance s’acheva, ainsi qu’elle avait commencé, au milieu d’une tranquille indifférence. Même le brouhaha tombait peu à peu, comme si le Corps législatif se fût complètement endormi, dans un coin de Paris muet. – Dites donc, Béjuin, demanda M. Kahn, tachez à la sortie de faire causer Delestang. Il est venu avec Rougon, il doit savoir quelque chose. – Tiens ! vous avez raison, c’est Delestang, murmura M. Béjuin, en regardant le conseiller d’État assis à la gauche de Rougon. Je ne les reconnais jamais, avec ces diables d’uniformes. – Moi, je ne m’en vais pas, pour pincer notre grand homme, ajouta M. Kahn. Il faut que nous sachions. Le président mettait aux voix un défilé interminable de projets de loi, que l’on votait par assis et levé. Les députés, machinalement, se levaient, se rasseyaient, sans cesser de causer, sans même cesser de dormir. L’ennui devenait tel, que les quelques curieux des tribunes s’en allèrent. Seuls, les amis de Rougon restaient. Ils espéraient encore qu’il parlerait. Tout d’un coup, un député, avec des favoris corrects d’avoué de province, se leva. Cela arrêta net le fonctionnement monotone de la machine à voter. Une vive surprise fit tourner les têtes. – Messieurs, dit le député, debout à son banc, je demande à m’expliquer sur les motifs qui m’ont forcé à me séparer, bien malgré moi, de la majorité de la commission. La voix était si aigre, si drôle, que la belle Clorinde étouffa un rire dans ses mains. Mais, en bas, parmi ces messieurs, l’étonnement grandissait. Qu’était-ce donc ? pourquoi parlait-il ? Alors, en interrogeant, on finit par savoir que le président venait de mettre en discussion un projet de loi autorisant le département des Pyrénées-Orientales à emprunter deux cent cinquante mille francs, pour la construction d’un Palais de Justice, à Perpignan. L’orateur, un conseiller général du département, parlait contre le projet de loi. Cela parut intéressant. On écouta. Cependant, le député aux favoris corrects procédait avec une prudence extrême. Il avait des phrases pleines de réticences, le long desquelles il envoyait des coups de chapeau à toutes les autorités imaginables. Mais les charges du département étaient lourdes ; et il fit un tableau complet de la situation financière des Pyrénées-Orientales. Puis, la nécessité d’un nouveau Palais de Justice ne lui semblait pas bien démontrée. Il parla ainsi près d’un quart d’heure. Quand il s’assit, il était très ému. Rougon, qui avait haussé les paupières, les laissa retomber lentement. Alors, ce fut le tour du rapporteur, un petit vieux très vif, qui parla d’une voix nette, en homme sûr de son terrain. D’abord, il eut un mot de politesse pour son honorable collègue, avec lequel il avait le regret de n’être pas d’accord. Seulement, le département des Pyrénées-Orientales était loin d’être aussi obéré qu’on voulait bien le dire ; et il refit, avec d’autres chiffres, le tableau complet de la situation financière du département. D’ailleurs, la nécessité d’un nouveau Palais de Justice ne pouvait être niée. Il donna des détails. L’ancien Palais se trouvait situé dans un quartier si populeux, que le bruit des rues empêchait les juges d’entendre les avocats. En outre, il était trop petit : ainsi, lorsque les témoins, dans les procès de cours d’assises, étaient très nombreux, ils devaient se tenir sur un palier de l’escalier, ce qui les laissait en butte à des obsessions dangereuses. Le rapporteur termina, en lançant comme argument irrésistible que c’était le garde des sceaux lui-même qui avait provoqué la présentation du projet de loi. Rougon ne bougeait pas, les mains nouées sur les cuisses, la nuque appuyée contre le banc d’acajou. Depuis que la discussion était ouverte, sa carrure semblait s’alourdir encore. Et, lentement, comme le premier orateur faisait mine de vouloir répliquer, il souleva son grand corps, sans se mettre debout tout à fait, disant d’une voix pâteuse cette seule phrase : – Monsieur le rapporteur a oublié d’ajouter que le ministre de l’Intérieur et le ministre des Finances ont approuvé le projet de loi. Il se laissa retomber, il s’abandonna de nouveau, dans son attitude de taureau assoupi. Parmi les députés, il y avait eu un petit frémissement. L’orateur se rassit, en saluant du buste. Et la loi fut votée. Les quelques membres qui suivaient curieusement le débat, prirent des mines indifférentes. Rougon avait parlé. D’une tribune à l’autre, le colonel Jobelin échangea un clignement d’yeux avec le ménage Charbonnel ; pendant que madame Correur s’apprêtait à quitter la tribune, comme on quitte une loge de théâtre avant la tombée du rideau, lorsque le héros de la pièce a lancé sa dernière tirade. Déjà M. d’Escorailles et madame Bouchard s’en étaient allés. Clorinde, debout contre la rampe de velours, dominant la salle de sa taille superbe, se drapait lentement dans un châle de dentelle, en promenant un regard autour de l’hémicycle. La pluie ne battait plus les vitres de la baie, mais le ciel restait sombre de quelque gros nuage. Sous la lumière salie, l’acajou des pupitres semblait noir ; une buée d’ombre montait le long des gradins, où des crânes chauves de députés gardaient seuls une tache blanche ; et, sur les marbres des soubassements, au-dessous de la pâleur vague des figures allégoriques, le président, les secrétaires et les huissiers, rangés en ligne, mettaient des silhouettes raidies d’ombres chinoises. La séance, dans ce jour brusquement tombé, se noyait. – Bon Dieu ! on meurt là-dedans, dit Clorinde, en poussant sa mère hors de la tribune. Et elle effaroucha les huissiers endormis sur le palier, par la façon étrange dont elle avait roulé son châle autour de ses reins. En bas, dans le vestibule, ces dames rencontrèrent le colonel Jobelin et madame Correur. – Nous l’attendons, dit le colonel ; peut-être sortira-t-il par ici… En tout cas, j’ai fait signe à Kahn et à Béjuin, pour qu’ils viennent me donner des nouvelles. Madame Correur s’était approchée de la comtesse Balbi. Puis, d’une voix désolée : – Ah ! ce serait un grand malheur ! dit-elle, sans s’expliquer davantage. Le colonel leva les yeux au ciel. – Des hommes comme Rougon sont nécessaires au pays, reprit-il, après un silence. L’empereur commettrait une faute. Et le silence recommença. Clorinde voulut allonger la tête dans la salle des Pas perdus ; mais un huissier referma brusquement la porte. Alors, elle revint auprès de sa mère, muette sous sa voilette noire. Elle murmura : – C’est crevant d’attendre. Des soldats arrivaient. Le colonel annonça que la séance était finie. En effet, les Charbonnel parurent, en haut de l’escalier. Ils descendaient prudemment, le long de la rampe, l’un derrière l’autre. Quand M. Charbonnel aperçut le colonel, il lui cria : – Il n’en a pas dit long, mais il leur a joliment cloué le bec ! – Les occasions lui manquent, répondit le colonel à l’oreille du bonhomme, lorsque celui-ci fut près de lui ; autrement vous l’entendriez ! Il faut qu’il s’échauffe. Cependant, les soldats avaient formé une double haie, de la salle des séances à la galerie de la présidence, ouverte sur le vestibule. Et un cortège parut, pendant que les tambours battaient aux champs. En tête marchaient deux huissiers, vêtus de noir, portant le chapeau à claque sous le bras, la chaîne au cou, l’épée à pommeau d’acier au côté. Puis, venait le président, qu’escortaient deux officiers. Les secrétaires du bureau et le secrétaire général de la présidence suivaient. Quand le président passa devant la belle Clorinde, il lui sourit en homme du monde, malgré la pompe du cortège. – Ah ! vous êtes là, dit M. Kahn qui accourait effaré. Et bien que la salle des Pas perdus fût alors interdite au public, il les fit tous entrer, il les mena dans l’embrasure d’une des grandes portes-fenêtres qui ouvrent sur le jardin. Il paraissait furibond. – Je l’ai encore manqué ! reprit-il. Il a filé par la rue de Bourgogne, pendant que je le guettais dans la salle du général Foy… Mais ça ne fait rien, nous allons tout de même savoir. J’ai lancé Béjuin aux trousses de Delestang. Et il y eut là une nouvelle attente, pendant dix bonnes minutes. Les députés sortaient d’un air nonchalant, par les deux grands tambours de drap vert qui masquaient les portes. Certains s’attardaient à allumer un cigare. D’autres, en petits groupes, stationnaient, riant, échangeant des poignées de main. Cependant, madame Correur était allée contempler le groupe du Laocoon. Et, tandis que les Charbonnel pliaient le cou en arrière pour voir une mouette que la fantaisie bourgeoise du peintre avait peinte sur le cadre d’une fresque, comme envolée du tableau, la belle Clorinde, debout devant la grande Minerve de bronze, s’intéressait à ses bras et à sa gorge de déesse géante. Dans l’embrasure de la porte-fenêtre, le colonel Jobelin et M. Kahn causaient vivement, à voix basse. – Ah ! voici Béjuin ! s’écria ce dernier. Tous se rapprochèrent, la face tendue. M. Béjuin respirait fortement. – Eh bien ? lui demanda-t-on. – Eh bien ! la démission est acceptée, Rougon se retire. Ce fut un coup de massue. Un gros silence régna. Clorinde, qui nouait nerveusement un coin de son châle pour occuper ses doigts irrités, vit alors au fond du jardin la jolie madame Bouchard qui marchait doucement au bras de M. d’Escorailles, la tête un peu penchée sur son épaule. Ils étaient descendus avant les autres, ils avaient profité d’une porte ouverte ; et, dans ces allées réservées aux méditations graves, sous la dentelle des feuilles nouvelles, ils promenaient leur tendresse. Clorinde les appela de la main. – Le grand homme se retire, dit-elle à la jeune femme qui souriait. Madame Bouchard lâcha brusquement le bras de son cavalier, toute pâle et sérieuse ; pendant que M. Kahn, au milieu du groupe consterné des amis de Rougon, protestait, en levant désespérément les bras au ciel, sans trouver un mot.
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