Elle s’était accoudée, elle continua très bas, comme se parlant à elle-même, d’une voix encore brisée des sanglots de son deuil :
– Maman, qui n’était pas forte, se tuait à la besogne... Elle me gâtait, il n’y avait rien de trop beau pour moi, j’avais des professeurs de tout ; et je profitais si peu, d’abord j’étais tombée malade, puis je n’écoutais pas, toujours à rire, le sang à la tête... La musique m’ennuyait, des crampes me tordaient les bras au piano. C’est encore la peinture qui allait le mieux...
Il leva la tête, il l’interrompit d’une exclamation.
– Vous savez peindre !
– Oh ! non, je ne sais rien, rien du tout... Maman, qui avait beaucoup de talent, me faisait faire un peu d’aquarelle, et je l’aidais parfois pour les fonds de ses éventails... Elle en peignait de si beaux !
Elle eut, malgré elle, un regard autour de l’atelier, sur les esquisses terrifiantes, dont les murs flambaient ; et, dans ses yeux clairs, un trouble reparut, l’étonnement inquiet de cette peinture brutale. De loin, elle voyait à l’envers l’étude que le peintre avait ébauchée d’après elle, si consternée des tons violents, des grands traits de pastel sabrant les ombres, qu’elle n’osait demander à la regarder de près. D’ailleurs, mal à l’aise dans ce lit où elle brûlait, elle s’agitait, tourmentée de l’idée de s’en aller, d’en finir avec ces choses qui lui semblaient un songe depuis la veille.
Sans doute, Claude eut conscience de cet énervement. Une brusque honte l’emplit de regret. Il lâcha son dessin inachevé, il dit très vite :
– Merci bien de votre complaisance, mademoiselle... Pardonnez-moi, j’ai abusé, vraiment... Levez-vous, levez-vous, je vous en prie. Il est temps d’aller à vos affaires.
Et, sans comprendre pourquoi elle ne se décidait pas, rougissante, renfonçant au contraire son bras nu, à mesure qu’il s’empressait devant elle, il lui répétait de se lever. Puis, il eut un geste de fou, il replaça le paravent et gagna l’autre bout de l’atelier, en se jetant à une exagération de pudeur, qui lui fit ranger bruyamment sa vaisselle, pour qu’elle pût sauter du lit et se vêtir, sans craindre d’être écoutée.
Au milieu du tapage qu’il déchaînait, il n’entendait pas une voix hésitante.
– Monsieur, monsieur...
Enfin, il tendit l’oreille.
– Monsieur, si vous étiez assez obligeant... Je ne trouve pas mes bas.
Il se précipita. Où avait-il la tête ? que voulait-il qu’elle devînt, en chemise derrière ce paravent, sans les bas et les jupes qu’il avait étendus au soleil ? Les bas étaient secs, il s’en assura en les frottant doucement ; puis, il les passa par-dessus la mince cloison et il aperçut une dernière fois le bras nu, frais et rond, d’un charme d’enfance. Il lança ensuite les jupes sur le pied du lit, poussa les bottines, ne laissa que le chapeau pendu à un chevalet. Elle avait dit merci, elle ne parlait plus, il distinguait à peine des frôlements de linges, des bruits discrets d’eau remuée. Mais lui, continuait de s’occuper d’elle.
– Le savon est dans une soucoupe, sur la table... Ouvrez le tiroir, n’est-ce pas ? et prenez une serviette propre... Voulez-vous de l’eau davantage ? Je vous passerai le broc.
L’idée qu’il retombait dans ses maladresses, l’exaspéra tout à coup.
– Allons, voilà que je vous embête encore !... Faites comme chez vous.
Il retourna à son ménage. Un débat l’agitait. Devait-il lui offrir à déjeuner ? Il était difficile de la laisser partir ainsi. D’autre part, ça n’en finirait plus, il allait perdre décidément sa matinée de travail. Sans rien résoudre, après avoir allumé sa lampe à esprit-de-vin, il lava la casserole et se mit à faire du chocolat, ce qu’il jugeait plus distingué, sourdement honteux de son vermicelle, une pâtée où il coupait du pain et qu’il baignait d’huile, à la mode du Midi. Mais il émiettait encore le chocolat dans la casserole, lorsqu’il eut une exclamation :
– Comment ! déjà !
C’était Christine qui repoussait le paravent et qui apparaissait, nette et correcte dans ses vêtements noirs, lacée, boutonnée, équipée en un tour de main. Son visage rosé ne gardait même pas l’humidité de l’eau, son lourd chignon se tordait sur sa nuque, sans qu’une mèche dépassât. Et Claude restait béant devant ce miracle de promptitude, cet entrain de petite ménagère à s’habiller vite et bien.
– Ah ! fichtre, si vous faites tout comme ça !
Il la trouvait plus grande et plus belle qu’il n’aurait cru. Ce qui le frappait surtout, c’était son air de tranquille décision. Elle ne le craignait plus, évidemment. Il semblait qu’au sortir de ce lit défait, où elle se sentait sans défense, elle eût remis son armure, avec ses bottines et sa robe. Elle souriait, le regardait droit dans les yeux. Et il dit ce qu’il hésitait encore à dire :
– Vous allez déjeuner avec moi, n’est-ce pas ?
Mais elle refusa.
– Non, merci... Je vais courir à la gare, où ma malle est sûrement arrivée, et je me ferai conduire ensuite à Passy.
Vainement, il lui répéta qu’elle devait avoir faim, que ce n’était guère raisonnable, de sortir ainsi sans manger.
– Alors, je descends vous chercher un fiacre.
– Non, je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine.
– Voyons, vous ne pouvez faire un pareil voyage à pied. Permettez-moi, au moins, de vous accompagner jusqu’à la station de voitures, puisque vous ne connaissez point Paris.
– Non, non, je n’ai pas besoin de vous... Si vous voulez être aimable, laissez-moi m’en aller toute seule.
C’était un parti pris. Sans doute, elle se révoltait à l’idée d’être rencontrée avec un homme, même par des inconnus : elle tairait sa nuit, elle mentirait et garderait pour elle le souvenir de l’aventure. Lui, d’un geste de colère, affecta de l’envoyer au diable. Bon débarras ! ça l’arrangeait de ne pas descendre. Et il demeurait blessé au fond, il la trouvait ingrate.
– Comme il vous plaira après tout. Je n’emploierai pas la force.
À cette phrase, le sourire vague de Christine augmenta, abaissa finement les coins délicats de ses lèvres. Elle ne dit rien, elle prit son chapeau, chercha du regard une glace ; puis, n’en trouvant pas, elle se décida à nouer les brides au petit bonheur des doigts. Les coudes levés, elle roulait, tirait les rubans sans hâte, le visage dans le reflet doré du soleil. Surpris, Claude ne reconnaissait plus les traits d’une douceur enfantine qu’il venait de dessiner : le haut semblait noyé, le front limpide, les yeux tendres ; c’était à présent le bas qui avançait, la mâchoire passionnée, la bouche saignante, aux belles dents. Et toujours ce sourire énigmatique des jeunes filles, qui raillait peut-être.
– En tout cas, reprit-il agacé, je ne pense pas que vous ayez un reproche à me faire.
Alors, elle ne put retenir son rire, un léger rire nerveux.
– Non, non, monsieur, pas le moindre.
Il continuait à la regarder, rendu au combat de ses timidités et de ses ignorances, craignant d’avoir été ridicule. Que savait-elle donc, cette grande demoiselle ? Sans doute ce que les filles savent en pension, tout et rien. C’est l’insondable, l’obscure éclosion de la chair et du cœur, où personne ne descend. Dans ce milieu libre d’artiste, cette pudique sensuelle venait-elle de s’éveiller, avec sa curiosité et sa crainte confuses de l’homme ? Maintenant qu’elle ne tremblait plus, avait-elle la surprise un peu méprisante d’avoir tremblé pour rien ? Quoi ! pas une galanterie, pas même un b****r sur le bout des doigts ! L’indifférence bourrue de ce garçon, qu’elle avait sentie, devait irriter en elle la femme qu’elle n’était pas encore ; et elle s’en allait ainsi, changée, énervée, faisant la brave dans son dépit, emportant le regret inconscient des choses inconnues et terribles qui n’étaient pas arrivées.
– Vous dites, reprit-elle en redevenant grave, que la station de voitures est au bout du pont, sur l’autre quai ?
– Oui, à l’endroit où il y a un bouquet d’arbres.
Elle avait achevé de nouer ses brides, elle était prête, gantée, les mains ballantes, et elle ne partait pas, regardant devant elle. Ses yeux ayant rencontré la grande toile tournée contre le mur, elle eut envie de demander à la voir, puis elle n’osa pas. Rien ne la retenait plus, elle avait pourtant l’air de chercher encore, comme si elle avait eu la sensation de laisser là quelque chose, une chose qu’elle n’aurait pu nommer. Enfin, elle se dirigea vers la porte.
Claude l’ouvrit, et un petit pain, posé debout, tomba dans l’atelier.
– Vous voyez, dit-il, vous auriez dû déjeuner avec moi. C’est ma concierge qui me monte ça tous les matins.
Elle refusa de nouveau d’un signe de tête. Sur le palier, elle se retourna, se tint un instant immobile. Son gai sourire était revenu, elle tendit la main la première.
– Merci, merci bien.
Il avait pris la petite main gantée dans sa main large, tachée de pastel. Toutes deux demeurèrent ainsi quelques secondes, serrées étroitement, se secouant en bonne amitié. La jeune fille lui souriait toujours, il avait sur les lèvres une question : « Quand vous reverrai-je ? » Mais une honte l’empêcha de parler. Alors, après avoir attendu, elle dégagea sa main.
– Adieu, monsieur.
– Adieu, mademoiselle.
Christine, déjà, sans lever la tête, descendait l’échelle de meunier, dont les marches craquaient ; et Claude, brutalement, rentra chez lui, referma la porte à la volée, en disant très haut :
– Ah ! ces tonnerres de Dieu de femmes !
Il était furieux, enragé contre lui, enragé contre les autres. Tout en bousculant du pied les meubles qu’il rencontrait, il continuait de se soulager, à pleine voix. Comme il avait raison de ne jamais en laisser monter une ! Ces gueuses-là n’étaient bonnes qu’à vous faire tourner en bourrique. Ainsi, qui lui assurait que celle-ci, avec son air innocent, ne s’était pas abominablement fichue de lui ? Et il avait eu la bêtise de croire des contes à dormir debout : tous ses doutes revenaient, jamais on ne lui ferait avaler la veuve du général, ni l’accident de chemin de fer, ni surtout le cocher. Est-ce que des histoires pareilles arrivaient ? D’ailleurs, elle avait une bouche qui en disait long, son air était drôle, au moment de filer. Encore, s’il eût compris pourquoi elle mentait ! mais non, des mensonges sans profit, inexplicables, l’art pour l’art ! Ah ! elle riait bien, à cette heure !
Violemment, il replia le paravent et l’envoya dans un coin. Elle avait dû lui en laisser un désordre ! Et, quand il constata que tout se trouvait rangé, très propre, la cuvette, la serviette, le savon, il s’emporta, parce qu’elle n’avait pas fait le lit. Il se mit à le faire, d’un effort exagéré, saisit à pleins bras le matelas tiède encore, tapa des deux poings l’oreiller odorant, étouffé par cette tiédeur, cette odeur pure de jeunesse qui montaient des linges. Ensuite, il se débarbouilla à grande eau, pour se rafraîchir les tempes ; et, dans la serviette humide, il retrouva le même étouffement, cette haleine de vierge dont la douceur éparse, errante par l’atelier, l’oppressait. Ce fut en jurant qu’il mangea son chocolat dans la casserole, si enfiévré, si enragé de peindre, qu’il avalait en hâte de grosses bouchées de pain.
– Mais on meurt ici ! cria-t-il brusquement. C’est la chaleur qui me rend malade.
Le soleil s’en était allé, il faisait moins chaud.
Et Claude, ouvrant une petite fenêtre, au ras du toit, respira d’un air de profond soulagement la bouffée de vent embrasé qui entrait. Il avait pris son dessin, la tête de Christine, et il s’oublia longtemps à la regarder.