I-2

2048 Words
– Vous y êtes, au dodo, maintenant ! Et, comme elle ne disait rien, toujours immobile, promenant ses doigts égarés sur son corsage, sans se décider à le déboutonner, il l’enferma derrière le paravent. Mon Dieu ! que de pudeur ! Vivement, il se coucha lui-même : les draps étalés sur le divan, ses vêtements pendus à un vieux chevalet, et lui tout de suite allongé sur le dos. Mais, au moment de souffler la bougie, il songea qu’elle ne verrait plus clair, il attendit. D’abord, il ne l’avait pas entendue remuer : sans doute elle était demeurée toute droite à la même place, contre le lit de fer. Puis, à présent, il saisissait un petit bruit d’étoffe, des mouvements lents et étouffés, comme si elle s’y était reprise à dix fois, écoutant elle aussi, dans l’inquiétude de cette lumière qui ne s’éteignait pas. Enfin, après de longues minutes, le sommier cria faiblement, il se fit un grand silence. – Êtes-vous bien, mademoiselle ? demanda Claude d’une voix très adoucie. Elle répondit d’un souffle à peine distinct, encore chevrotant d’émotion. – Oui, monsieur, très bien. – Alors, bonsoir. – Bonsoir. Il souffla la lumière, le silence retomba, plus profond. Malgré sa lassitude, ses paupières bientôt se rouvrirent, une insomnie le laissa les yeux en l’air, sur la baie vitrée. Le ciel était redevenu très pur, il voyait les étoiles étinceler, dans l’ardente nuit de juillet ; et, malgré l’orage, la chaleur restait si forte, qu’il brûlait, les bras nus, hors du drap. Cette fille l’occupait, un sourd débat bourdonnait en lui, le mépris qu’il était heureux d’afficher, la crainte d’encombrer son existence, s’il cédait, la peur de paraître ridicule, en ne profitant pas de l’occasion ; mais le mépris finissait par l’emporter, il se jugeait très fort, il imaginait un roman contre sa tranquillité, ricanant d’avoir déjoué la tentation. Il étouffa davantage et sortit ses jambes, pendant que, la tête lourde, dans l’hallucination du demi-sommeil, il suivait, au fond du braisillement des étoiles, des nudités amoureuses de femmes, toute la chair vivante de la femme, qu’il adorait. Puis, ses idées se brouillèrent davantage. Que faisait-elle ? Longtemps, il l’avait crue endormie, car elle ne soufflait même pas ; et, maintenant, il l’entendait se retourner, comme lui, avec d’infinies précautions, qui la suffoquaient. Dans son peu de pratique des femmes, il tâchait de raisonner l’histoire qu’elle lui avait contée, frappé à cette heure de petits détails, devenu perplexe ; mais toute sa logique fuyait, à quoi bon se casser le crâne inutilement ? Qu’elle eût dit la vérité ou qu’elle eût menti, pour ce qu’il voulait faire d’elle, il s’en moquait ! Le lendemain, elle reprendrait la porte : bonjour, bonsoir, et ce serait fini, on ne se reverrait jamais plus. Au jour seulement, comme les étoiles pâlissaient, il parvint à s’endormir. Derrière le paravent, elle, malgré la fatigue écrasante du voyage, continuait à s’agiter, tourmentée par la lourdeur de l’air, sous le zinc chauffé du toit ; et elle se gênait moins, elle eut une brusque secousse d’impatience nerveuse, un soupir irrité de vierge, dans le malaise de cet homme, qui dormait là, près d’elle. Le matin, Claude, en ouvrant les yeux, battit des paupières. Il était très tard, une large nappe de soleil tombait de la baie vitrée. C’était une de ses théories, que les jeunes peintres du plein air devaient louer les ateliers dont ne voulaient pas les peintres académiques, ceux que le soleil visitait de la flamme vivante de ses rayons. Mais un premier ahurissement l’avait fait s’asseoir, les jambes nues. Pourquoi diable se trouvait-il couché sur son divan ? et il promenait ses yeux, encore troubles de sommeil, quand il aperçut, à moitié caché par le paravent, un paquet de jupes. Ah ! oui, cette fille, il se souvenait ! Il prêta l’oreille, il entendit une respiration longue et régulière, d’un bien-être d’enfant. Bon ! elle dormait toujours, et si calme, que ce serait dommage de la réveiller. Il restait étourdi, il se grattait les jambes, ennuyé de cette aventure dans laquelle il retombait, et qui allait lui gâter sa matinée de travail. Son cœur tendre l’indignait, le mieux était de la secouer, pour qu’elle filât tout de suite. Cependant, il passa un pantalon doucement, chaussa des pantoufles, marcha sur la pointe des pieds. Le coucou sonna neuf heures, et Claude eut un geste inquiet. Rien n’avait bougé, le petit souffle continua. Alors, il pensa que le mieux était de se remettre à son grand tableau : il ferait son déjeuner plus tard, quand il pourrait remuer. Mais il ne se décidait point. Lui qui vivait là, dans un désordre abominable, était gêné par le paquet des jupes, glissées à terre. De l’eau avait coulé, les vêtements étaient trempés encore. Et, tout en étouffant des grognements, il finit par les ramasser, un à un, et par les étendre sur des chaises, au grand soleil. S’il était permis de tout jeter ainsi à la débandade ! Jamais ça ne serait sec, jamais elle ne s’en irait ! Il tournait et retournait maladroitement ces chiffons de femme, s’embarrassait dans le corsage de laine noire, cherchait à quatre pattes les bas, tombés derrière une vieille toile. C’étaient des bas de fil d’Écosse, d’un gris cendré, longs et fins, qu’il examina, avant de les pendre. Le bord de la robe les avait mouillés, eux aussi ; et il les étira, il les passa entre ses mains chaudes, pour la renvoyer plus vite. Depuis qu’il était debout, Claude avait l’envie d’écarter le paravent et de voir. Cette curiosité, qu’il jugeait bête, redoublait sa mauvaise humeur. Enfin, avec son haussement d’épaules habituel, il empoignait ses brosses, lorsqu’il y eut des mots balbutiés, au milieu d’un grand froissement de linges ; et l’haleine douce reprit, et il céda cette fois, lâchant les pinceaux, passant la tête. Mais ce qu’il aperçut, l’immobilisa, grave, extasié, murmurant : – Ah ! fichtre !... ah ! fichtre !... La jeune fille, dans la chaleur de serre qui tombait des vitres, venait de rejeter le drap ; et, anéantie sous l’accablement des nuits sans sommeil, elle dormait, baignée de lumière, si inconsciente, que pas une onde ne passait sur sa nudité pure. Pendant sa fièvre d’insomnie, les boutons des épaulettes de sa chemise avaient dû se détacher, toute la manche gauche glissait, découvrant la gorge. C’était une chair dorée, d’une finesse de soie, le printemps de la chair, deux petits seins rigides, gonflés de sève, où pointaient deux roses pâles. Elle avait passé le bras droit sous sa nuque, sa tête ensommeillée se renversait, sa poitrine confiante s’offrait, dans une adorable ligne d’abandon ; tandis que ses cheveux noirs, dénoués, la vêtaient encore d’un manteau sombre. – Ah ! fichtre ! elle est bigrement bien ! C’était ça, tout à fait ça, la figure qu’il avait inutilement cherchée pour son tableau, et presque dans la pose. Un peu mince, un peu grêle d’enfance, mais si souple, d’une jeunesse si fraîche ! Et, avec ça, des seins déjà mûrs. Où diable la cachait-elle, la veille, cette gorge-là, qu’il ne l’avait pas devinée ? Une vraie trouvaille ! Légèrement, Claude courut prendre sa boîte de pastel et une grande feuille de papier. Puis, accroupi au bord d’une chaise basse, il posa sur ses genoux un carton, il se mit à dessiner, d’un air profondément heureux. Tout son trouble, sa curiosité charnelle, son désir combattu, aboutissaient à cet émerveillement d’artiste, à cet enthousiasme pour les beaux tons et les muscles bien emmanchés. Déjà, il avait oublié la jeune fille, il était dans le ravissement de la neige des seins, éclairant l’ambre délicat des épaules. Une modestie inquiète le rapetissait devant la nature, il serrait les coudes, il redevenait un petit garçon, très sage, attentif et respectueux. Cela dura près d’un quart d’heure, il s’arrêtait parfois, clignait les yeux. Mais il avait peur qu’elle ne bougeât, et il se remettait vite à la besogne, en retenant sa respiration, par crainte de l’éveiller. Cependant, de vagues raisonnements recommençaient à bourdonner en lui, dans son application au travail. Qui pouvait-elle être ? À coup sûr, pas une gueuse, comme il l’avait pensé, car elle était trop fraîche. Mais pourquoi lui avait-elle conté une histoire si peu croyable ? Et il imaginait d’autres histoires : une débutante tombée à Paris avec un amant, qui l’avait lâchée ; ou bien une petite bourgeoise débauchée par une amie, n’osant rentrer chez ses parents ; ou encore un drame plus compliqué, des perversions ingénues et extraordinaires, des choses effroyables qu’il ne saurait jamais. Ces hypothèses augmentaient son incertitude, il passa à l’ébauche du visage, en l’étudiant avec soin. Le haut était d’une grande bonté, d’une grande douceur, le front limpide, uni comme un clair miroir, le nez petit, aux fines ailes nerveuses ; et l’on sentait le sourire des yeux sous les paupières, un sourire qui devait illuminer toute la face. Seulement, le bas gâtait ce rayonnement de tendresse, la mâchoire avançait, les lèvres trop fortes saignaient, montrant des dents solides et blanches. C’était comme un coup de passion, la puberté grondante et qui s’ignorait, dans ces traits noyés, d’une délicatesse enfantine. Brusquement, un frisson courut, pareil à une moire sur le satin de sa peau. Peut-être avait-elle senti enfin ce regard d’homme qui la fouillait. Elle ouvrit les paupières toutes grandes, elle poussa un cri. – Ah ! mon Dieu ! Et une stupeur la paralysa, ce lieu inconnu, ce garçon en manches de chemise, accroupi devant elle, la mangeant des yeux. Puis, dans un élan éperdu, elle ramena la couverture, elle l’écrasa de ses deux bras sur sa gorge, le sang fouetté d’une telle angoisse pudique, que la rougeur ardente de ses joues coula jusqu’à la pointe de ses seins, en un flot rose. – Eh bien ! quoi donc ? cria Claude, mécontent, le crayon en l’air, que vous prend-il ? Elle ne parlait plus, elle ne bougeait plus, le drap serré au cou, pelotonnée, repliée sur elle-même, bossuant à peine le lit. – Je ne vous mangerai pas peut-être... Voyons, soyez gentille, remettez-vous comme vous étiez. Un nouveau flot de sang lui rougit les oreilles. Elle finit par bégayer : – Oh ! non, oh ! non, monsieur. Mais lui se fâchait peu à peu, dans une de ces brusques poussées de colère dont il était coutumier. Cette obstination lui semblait stupide. – Dites, qu’est-ce que ça peut vous faire ? En voilà un grand malheur, si je sais comment vous êtes bâtie !... J’en ai vu d’autres. Alors, elle sanglota, et il s’emporta tout à fait, désespéré devant son dessin, jeté hors de lui par la pensée qu’il ne l’achèverait pas, que la pruderie de cette fille l’empêcherait d’avoir une bonne étude pour son tableau. – Vous ne voulez pas, hein ? mais c’est imbécile ! Pour qui me prenez-vous ?... Est-ce que je vous ai touchée, dites ? Si j’avais songé à des bêtises, j’aurais eu l’occasion belle, cette nuit... Ah ! ce que je m’en moque, ma chère ! Vous pouvez bien tout montrer... Et puis, écoutez, ce n’est pas très gentil, de me refuser ce service, car enfin je vous ai ramassée, vous avez couché dans mon lit. Elle pleurait plus fort, la tête cachée au fond de l’oreiller. – Je vous jure que j’en ai besoin, autrement je ne vous tourmenterais pas. Tant de larmes le surprenaient, une honte lui venait de sa rudesse ; et il se tut, embarrassé, il la laissa se calmer un peu ; ensuite, il recommença, d’une voix très douce : – Voyons, puisque ça vous contrarie, n’en parlons plus... Seulement, si vous saviez ! J’ai là une figure de mon tableau qui n’avance pas du tout, et vous étiez si bien dans la note ! Moi, quand il s’agit de cette sacrée peinture, j’égorgerais père et mère. N’est-ce pas ? vous m’excusez... Et, tenez ! si vous étiez aimable, vous me donneriez encore quelques minutes. Non, non, restez donc tranquille ! pas le torse, je ne demande pas le torse ! La tête, rien que la tête ! Si je pouvais finir la tête, au moins !... De grâce, soyez aimable, remettez votre bras comme il était, et je vous en serai reconnaissant, voyez-vous, oh ! reconnaissant toute ma vie !
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