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À MADAME ALBERT BIGNON.
Quand je commence un livre, j’ai besoin de chercher la sanction de la pensée qui me le dicte, dans un cœur ami, non en l’importunant de mon projet, mais en pensant à lui et en contemplant, pour ainsi dire, l’âme que je sais la mieux disposée à entrer dans mon sentiment.
Vous qui avez exprimé sur la scène tant de fortes et touchantes nuances de la passion, vous n’êtes pas seulement à mes yeux une artiste célèbre, vous êtes, comme femme de cœur et de mérite, le meilleur juge des sentiments élevés et chaleureux que je voudrais savoir peindre.
C’est donc à vous que je songe comme au lecteur le plus capable d’apprécier la sincérité de mon essai et d’y porter l’encouragement d’une foi semblable à la mienne. Quand vous lirez ce roman, quand il sera écrit, il est bien certain que l’exécution ne me satisfera pas, et que, comme d’habitude, je n’aurai pas réalisé la conception qui m’apparaît vive et riante au début. C’est pourquoi je veux vous en dédier l’intention, qui en fera probablement toute la valeur.
Cette intention, la voici. Si je m’en éloigne, j’aurai mal rempli mon but.
L’amour est l’intarissable thème qui a servi, qui servira toujours, je crois, aux créations du roman et du théâtre. Pourquoi s’épuiserait-il ? Il y a autant de manières de comprendre et de sentir l’amour qu’il y a de types humains sur la terre. L’amour du poète, l’amour du savant, l’amour du pauvre et celui du riche, celui de l’homme cultivé et celui de l’ignorant ; l’amour sensuel et l’amour idéaliste, tous les amours de ce monde enfin ont chacun sa théorie ou sa fatalité.
Les belles âmes peuvent seules approcher de la plénitude des affections. Je ne les crois pas tellement rares, que leur puissance paraisse invraisemblable.
Cependant, on voit souvent, dans les romans, les grands amours naître dans des types trop exceptionnels ou dans des situations trop particulières. On n’admet pas souvent que l’homme vivant dans le monde et jouissant de toute la manifestation de ses facultés s’attache à un sentiment unique. On choisit les amoureux dans la classe des rêveurs, des solitaires, des enthousiastes sans expérience, des natures incomplètes ou excessives. C’est le scepticisme et la raillerie du siècle qui causent souvent cette timidité d’auteur.
Surmontons-la, me suis-je dit, et osons croire ce que beaucoup de sceptiques savent, ce que nous savions nous-même être vrai, au milieu et en dépit des doutes chagrins de la jeunesse : c’est que l’amour n’est pas une infirmité, l’amère ou la pâle compensation de l’impuissance intellectuelle, de l’inaptitude à la vie collective et sociale. Ce n’est pas non plus une virginité tremblante, un appétit v*****t qui se cache sous les fleurs de la poésie. C’est bien plutôt une maturité jeune, mais solide, de l’esprit et du cœur ; une force éprouvée, une plage où les flots montent avec énergie, mais qu’ils n’entraînent pas dans les abîmes.
Quoi qu’il résulte de ce dessein, que ma plume le trahisse ou le complète, sachez, noble et chère amie, que je l’ai formé en songeant à vous.
GEORGE SAND.
Nohant, septembre 1853.
Chapitre premier