Chapitre 5

1413 Words
Chapitre 5 Avec l’âge, Mr Earnshaw déclina. Il avait été actif et d’une santé florissante, pourtant ses forces l’abandonnèrent tout d’un coup. Quand il fut confiné au coin du feu, il devint extrêmement irritable. Un rien le fâchait ; le seul soupçon que son autorité fût méconnue le mettait presque hors des gonds C’était particulièrement sensible lorsque quelqu’un essayait d’en imposer à son favori ou de lui commander un peu rudement. L’idée qu’on pourrait dire à ce dernier un mot désagréable créait chez lui une pénible inquiétude. Il semblait s’être mis dans la tête que, parce qu’il aimait Heathcliff, tous le haïssaient et ne pensaient qu’à lui jouer de mauvais tours. Cela nuisait à l’enfant, car les mieux intentionnés parmi nous ne voulaient pas contrarier le maître, de sorte que nous flattions sa partialité, et cette flatterie fut un riche aliment pour l’orgueil de Heathcliff et pour son caractère farouche. Mais c’était devenu une sorte de nécessité : deux ou trois fois, une manifestation de mépris de Hindley, dont s’aperçut son père, mit le vieillard en fureur ; il saisit sa canne pour le frapper et frémit de rage en s’y voyant impuissant. Enfin notre ministre (nous avions alors un ministre qui arrivait à joindre les deux bouts en donnant des leçons aux petits Linton et aux petits Earnshaw, et en cultivant lui-même son lopin de terre) conseilla d’envoyer le jeune homme au collège. Mr Earnshaw y consentit, bien qu’à contre-cœur, car il déclara : « Hindley n’est bon à rien et n’arrivera jamais à rien, où qu’il aille ». J’espérais sincèrement que nous aurions désormais la paix. Il m’était pénible de penser que sa bonne action pût rendre mon maître malheureux. Je m’imaginais que son irritabilité, résultat de l’âge et de la maladie, ne provenait que de ses ennuis de famille, comme il voulait lui-même le faire croire. En réalité, vous savez, monsieur, c’est l’affaiblissement de sa constitution qui en était cause. Nous aurions cependant pu continuer de vivre assez tranquillement, sans deux personnes, Miss Cathy et Joseph, le domestique. Vous avez vu celui-ci là-haut, je pense. C’était, et c’est encore très vraisemblablement le plus odieux et le plus infatué pharisien qui ait jamais torturé une Bible afin d’en recueillir les promesses pour lui-même et d’en jeter les malédictions sur ses voisins. Par son adresse à sermonner et à tenir de pieux propos, il avait trouvé moyen de faire grande impression sur Mr Earnshaw ; et, plus le maître s’affaiblissait, plus l’influence de Joseph se développait. Il le tourmentait impitoyablement pour l’engager à s’occuper du salut de son âme et à élever ses enfants avec rigidité. Il l’encourageait à regarder Hindley comme un réprouvé, et tous les soirs il dévidait régulièrement un long chapelet d’histoires contre Heathcliff et Catherine ; il prenait toujours soin de flatter la faiblesse d’Earnshaw en chargeant surtout la dernière. Certes, elle avait des manières à elle, comme je n’en avais encore jamais vu chez un enfant. Elle mettait à bout la patience de tous cinquante fois et plus par jour : depuis le moment où elle descendait jusqu’à celui où elle allait se coucher, il n’y avait pas de minute où nous n’eussions à craindre quelque méfait de sa part. Elle était toujours excitée, sa langue toujours en train… elle chantait, riait, taquinait tous ceux qui ne faisaient pas comme elle. C’était une indomptable petite friponne, mais elle avait l’œil le plus gai, le sourire le plus caressant et le pied le plus léger de toute la paroisse. Et, en fin de compte, je crois qu’elle n’avait pas de mauvaises intentions. Car, lorsqu’elle était arrivée à vous faire pleurer pour de bon, il était rare qu’elle ne voulût pas vous tenir compagnie et ne vous obligeât pas de vous calmer pour la consoler. Elle était beaucoup trop entichée de Heathcliff. La plus grande punition que nous puissions inventer pour elle était de la tenir séparée de celui-ci ; pourtant elle était grondée plus qu’aucun de nous à cause de lui. Dans ses jeux, elle aimait énormément faire la petite maîtresse ; elle avait la main leste, et commandait à ses camarades. Elle essaya de me traiter ainsi, mais je ne voulus pas me charger de ses commissions ni me plier à ses exigences, et je le lui fis savoir. Quant à Mr Earnshaw, il n’entendait pas la plaisanterie de la part de ses enfants ; il avait toujours été strict et grave avec eux. Catherine, de son côté, ne comprenait pas que son père fût plus irritable et moins patient dans son état maladif qu’il ne l’était au temps de sa vigueur. Ses maussades réprimandes faisaient naître en elle un malicieux plaisir à l’irriter. Elle n’était jamais aussi contente que quand nous la grondions tous ensemble et qu’elle nous défiait de son regard effronté, impertinent, et de ses réponses toujours prêtes. Elle tournait en ridicule les malédictions sacrées de Joseph, me taquinait, et faisait juste ce que son père détestait le plus, en montrant comment son insolence affectée, qu’il croyait réelle, avait plus d’effet sur Heathcliff que la bonté que lui-même lui témoignait ; comment le jeune garçon obéissait, à elle, en tout, et n’obéissait à lui que quand son obéissance s’accordait avec sa propre volonté. Après s’être conduite aussi mal que possible pendant toute la journée, elle venait quelquefois câliner le vieillard, le soir, pour se raccommoder avec lui. « Non, Cathy », disait-il, « je ne veux pas t’aimer, tu es pire que ton frère. Va dire tes prières, mon enfant, et demande pardon à Dieu. Je crains que ta mère et moi n’ayons pas lieu de nous féliciter de t’avoir élevée ! » Cela la faisait pleurer, au début, puis, à force d’être repoussée, elle s’endurcit et elle riait quand je lui conseillais de dire qu’elle regrettait ses fautes et de demander pardon. Mais enfin sonna l’heure qui mit un terme aux épreuves de Mr Earnshaw ici-bas. Il mourut paisiblement, un soir d’octobre, assis au coin du feu. Un grand vent soufflait autour de la maison et rugissait dans la cheminée : c’était un bruit de tempête, d’ouragan, pourtant, il ne faisait pas froid. Nous étions tous réunis, moi un peu éloignée du foyer, occupée à tricoter, et Joseph à lire sa Bible près de la table (car les serviteurs se tenaient à l’ordinaire dans la salle quand leur travail était fini). Miss Cathy avait été souffrante à cause de quoi elle restait tranquille ; elle était appuyée contre la jambe de son père et Heathcliff était allongé par terre, la tête sur les genoux de Cathy. Je me rappelle que le maître, avant de s’assoupir, caressa ses jolis cheveux – il n’avait pas souvent le plaisir de la voir gentille – et dit : « Pourquoi ne peux-tu toujours être une bonne fille, Cathy ? » Elle leva la tête vers lui et répondit en riant : « Pourquoi ne pouvez-vous pas toujours être un bon homme, papa ? » Mais dès qu’elle le vit de nouveau fâché, elle lui baisa la main et dit qu’elle allait lui chanter une chanson pour l’endormir. Elle commença de chanter très bas, jusqu’au moment où les doigts de son père abandonnèrent les siens et où sa tête tomba sur sa poitrine. Je lui dis alors de se taire et de ne pas bouger de peur de l’éveiller. Nous restâmes tous muets comme des souris pendant une bonne demi-heure, et nous aurions continué encore plus longtemps si Joseph, ayant fini son chapitre, ne se fût levé en déclarant qu’il allait éveiller le maître afin que celui-ci dît ses prières et allât se coucher. Il s’approcha, l’appela par son nom et lui toucha l’épaule ; mais, comme le maître ne remuait pas, Joseph prit la chandelle et le regarda. Je devinai qu’un malheur était arrivé quand il reposa la lumière et que, saisissant les enfants chacun par un bras, il leur dit tout bas « de monter, de ne pas faire de bruit… ils pouvaient réciter leurs prières tout seuls ce soir… lui-même avait quelque chose à faire ». « Je veux d’abord dire bonsoir à papa », répliqua Catherine en lui mettant les bras autour du cou avant que nous eussions pu l’arrêter. La pauvre enfant s’aperçut aussitôt de la perte qu’elle venait d’éprouver. Elle s’écria : « Oh ! il est mort ! Heathcliff ! il est mort ! » Et tous deux jetèrent un cri déchirant. Mes lamentations se joignirent aux leurs, bruyantes et douloureuses. Mais Joseph nous demanda à quoi nous pensions de pousser de pareils hurlements sur un saint qui était au ciel. Il me dit de mettre mon manteau et de courir à Gimmerton pour chercher le docteur et le pasteur. Je ne voyais pas quels services ils pourraient rendre l’un ou l’autre, maintenant. J’y allai, néanmoins, par le vent et la pluie, et ramenai l’un d’eux, le docteur ; l’autre dit qu’il viendrait dans la matinée. Laissant Joseph expliquer ce qui s’était passé, je courus à la chambre des enfants. Leur porte était entre-bâillée et je vis qu’ils n’étaient pas couchés, bien qu’il fût plus de minuit ; mais ils étaient plus calmes et je n’eus pas besoin de les consoler. Les petits êtres se réconfortaient l’un l’autre avec de meilleures pensées que je n’en aurais pu trouver. Jamais pasteur n’a dépeint le ciel aussi beau qu’ils le faisaient dans leur innocent babillage ; et, tandis que j’écoutais en sanglotant, je ne pouvais m’empêcher de souhaiter que nous y fussions tous réunis en sûreté.
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