Deuxième aventure

1978 Words
Deuxième aventure Comment Renart entra dans la ferme de Constant Desnois ; comment il emporta Chantecler et comment il ne le mangea pas. Puis, un autre jour, il arrive à Renart se présenter devant un village au milieu des bois, fort abondamment peuplé de coqs, gélines, jars, oisons et canards. Dans le plessis, messire Constant Desnois, un vilain fort à l’aise, avait sa maison abondamment garnie des meilleures provisions, de viandes fraiches et salées. D’un côté, des pommes et des poires ; de l’autre le parc aux bestiaux, formé d’une enceinte de pieux de chêne recouverts d’aubépins touffus. C’est là que Constant Desnois tenait ses gélines à l’abri de toute surprise. Renart, entré dans le plessis, s’approche doucement de la clôture. Mais les épines entrelacées ne lui permettent pas de franchir la palissade. Il entrevoit les gélines, il suit leurs mouvements, mais il ne sait comment les joindre S’il quitte l’endroit où il se tenait accroupi, et si même il ose tenter de bondir au-dessus de la barrière, il sera vu sans aucun doute, et pendant que les gélines se jetteront dans les épines, on lui donnera la chasse, on le happera, il n’aura pas le temps d’ôter une plume au moindre poussin. Il a beau se battre les flancs et, pour attirer les gélines, baisser le cou, agiter le bout de sa queue, rien ne lui réussit. Enfin, dans la clôture, il avise un pieu rompu qui lui promet une entrée facile : il s’élance et tombe dans une plate-b***e de choux que le vilain avait ménagée. Mais le bruit de sa chute avait donné l’éveil à la volatile ; les gélines effrayées se sauvent vers les bâtiments. Ce n’était pas le compte de Renart. D’un autre côté, Chantecler le coq revenait d’une reconnaissance dans la haie ; Il voit fuir ses vassales, et ne comprenant rien à leur effroi, il les rejoint la plume abaissée, le col tendu. Alors, d’un ton de reproche et de mécontentement : « Pourquoi cette presse à regagner la maison ? Êtes-vous folles ? » Pinte, la meilleure tête de la troupe, celle qui pond les plus gros œufs, se charge de la réponse : « C’est que nous avons eu bien peur. – Et de quoi ? Est-ce au moins de quelque chose ? – Oui. – Voyons. – C’est d’une bête des bois qui pouvait nous mettre en mauvais point. – Allons ! dit le coq, ce n’est rien apparemment restez, je réponds de tout. – Oh ! tenez, cria Pinte, je viens encore de l’apercevoir. – Vous ? – Oui ; au moins ai-je vu remuer la haie et trembler les feuilles de chou sous lesquelles il se tient caché. – Taisez-vous, sotte que vous êtes, dit fièrement Chantecler, comment un goupil, un putois même pourrait-il entrer ici : la haie n’est-elle pas trop serrée ? Dormez tranquilles ; après tout, je suis là pour vous défendre. » Chantecler dit, et s’en va gratter un fumier qui semblait l’intéresser vivement. Cependant, les paroles de Pinte lui revenaient, et sans savoir ce qui lui pendait à l’œil, il affectait une tranquillité qu’il n’avait pas. Il monte sur la pointe d’un toit, là, un œil ouvert et l’autre clos, un pied crochu et l’autre droit, il observe et regarde çà et là par intervalles, jusqu’à ce que las de veiller et de chanter, il se laisse involontairement aller au sommeil. Alors il est visité pas un songe étrange : il croit voir un objet qui de la cour s’avance vers lui, et lui cause un frisson mortel. Cet objet lui présentait une pelisse rousse engoulée ou bordée de petites pointes blanches ; il endossait la pelisse fort étroite d’entrée, et, ce qu’il ne comprenait pas, il la revêtait par le collet, si bien qu’en y entrant, il allait donner de la tête vers la naissance de la queue. D’ailleurs, la pelisse avait la fourrure en dehors, ce qui était tout à fait contre l’usage des pelisses. Chantecler épouvanté tressaille et se réveille : « Saint-Esprit ! dit-il en se signant, défends mon corps de mort et de prison ! » Il saute en bas du toit et va rejoindre les poules dispersées sous les buissons de la haie. Il demande Pinte, elle arrive. « Ma chère Pinte, je te l’avoue, je suis inquiet à mon tour. – Vous voulez vous railler de nous apparemment, répond la géline ; vous êtes comme le chien qui crie avant que la pierre ne le touche. Voyons, que vous est-il arrivé ? – Je viens de faire un songe étrange, et vous allez m’en dire votre avis. J’ai cru voir arriver à moi je ne sais quelle chose portant une pelisse rousse, bien taillée sans trace de ciseaux. J’étais contraint à m’en affubler ; la bordure avait la blancheur et la dureté de l’ivoire ; la fourrure était en dehors, on me la passait en sens contraire, et comme j’essayais de m’en débarrasser, je tressaillis et me réveillai. Dites-moi, vous qui êtes sage, ce qu’il faut penser de tout cela. » « Eh bien tout cela, dit sérieusement Pinte, n’est que songe, et tout songe, dit-on, est mensonge. Cependant je crois deviner ce que le vôtre peut annoncer. L’objet porteur d’une rousse pelisse n’est autre que le goupil, qui voudra vous en affubler. Dans la bordure semblable à des grains d’ivoire, je reconnais les dents blanches dont vous sentirez la solidité. L’encolure si étroite de la pelisse c’est le gosier de la méchante bête ; par elle passerez-vous et pourrez-vous de votre tête toucher la queue dont la fourrure sera en dehors. Voilà le sens de votre songe ; et tout cela pourra bien vous arriver avant midi. N’attendez donc pas, croyez-moi ; lâchons tous le pied, car je vous le répète, il est là, là dans ce buisson, épiant le moment de vous happer. » Mais Chantecler, entièrement réveillé, avait repris sa première confiance. « Pinte, ma mie, dit-il, voilà de vos terreurs, et votre faiblesse ordinaire. Comment pouvez-vous supposer que moi, je me laisse prendre par une bête cachée dans notre parc ! Vous êtes folle en vérité, et bien fou celui qui s’épouvante d’un rêve. – Il en sera donc, dit Pinte ce que Dieu voudra : mais que je n’aie plus la moindre part à vos bonnes grâces, si le songe que vous m’avez raconté demande une autre explication. – Allons, allons, ma toute belle, dit Chantecler en se rengorgeant, assez de caquet comme cela. » Et de retourner au tas qu’il se plaisait à gratiller. Peu de temps après, le sommeil lui avait de nouveau fermé les yeux. Or Renart n’avait rien perdu de l’entretien de Chantecler et de Pinte. Il avait vu avec satisfaction la confiance du coq, et quand il le crut bien rendormi, il fit un mouvement, mit doucement un pas devant l’autre, puis s’élança pour le happer d’un seul bond. Mais si doucement ne put-il avancer que Chantecler ne le devinât, et n’eût le temps de faire un saut et d’éviter l’atteinte, en volant de l’autre côté du fumier. Renart voit avec dépit qu’il a manqué son coup ; et maintenant, le moyen de retenir la proie qui lui échappe ? – Ah ! mon Dieu, Chantecler, dit-il de sa voix la plus douce, vous vous éloignez comme si vous aviez peur de votre meilleur ami. De grâce, laissez-moi vous dire combien je suis heureux de vous voir si dispos et si agile. Nous sommes cousins germains, vous savez. » Chantecler ne répondit pas, soit qu’il restât défiant, soit que le plaisir de s’entendre louer par un parent qu’il avait méconnu lui ôtât la parole. Mais pour montrer qu’il n’avait pas peur, il entonna un brillant sonnet. « Oui, c’est assez bien chanté, dit Renart, mais vous souvient-il du bon Chanteclin qui vous mit au monde ? Ah ! c’est lui qu’il fallait entendre. Jamais personne de sa race n’en approchera. Il avait, je m’en souviens, la voix si haute, si claire, qu’on l’écoutait une lieue à la ronde, et pour prolonger les sons tout d’une haleine, il lui suffisait d’ouvrir la bouche et de fermer les yeux. – Cousin, fait alors Chantecler, vous voulez apparemment railler. – Moi railler un ami, un parent aussi proche ? ah ! Chantecler, vous ne le pensez pas. La vérité c’est que je n’aime rien tant que la bonne musique, et je m’y connais. Vous chanteriez bien si vous vouliez ; clignez seulement un peu de l’œil, et commencez un de vos meilleurs airs. – Mais d’abord, dit Chantecler, puis-je me fier à vos paroles ? éloignez-vous un peu, si vous voulez que je chante : vous jugerez mieux, à distance, de l’étendue de mon fausset. – Soit, dit Renart, en reculant à peine, voyons donc cousin, si vous êtes réellement fils de mon bon oncle Chanteclin. » Le coq, un œil ouvert l’autre fermé, et toujours un peu sur ses gardes, commence alors un grand air. « Franchement, dit Renart, cela n’a rien de vraiment remarquable ; mais Chanteclin, ah ! c’était lui : quelle différence ! Dès qu’il avait fermé les yeux, il prolongeait les traits au point qu’on l’entendait bien au-delà du plessis. Franchement, mon pauvre ami, vous n’en approchez pas. » Ces mots piquèrent assez Chantecler pour lui faire oublier tout, afin de se relever dans l’estime de son cousin : il cligna des yeux, il lança une note qu’il prolongeait à perte d’haleine, quand l’autre croyant le bon moment venu, s’élance comme une flèche, le saisit au col, et se met à la fuite avec sa proie. Pinte qui le suivait des yeux, pousse alors un cri des plus aigus. « Ah ! Chantecler, je vous l’avais bien dit ; pourquoi ne m’avoir pas crue ! Voilà Renart qui vous emporte. Ah ! pauvre dolente ! Que vais-je devenir, privée de mon époux, de mon seigneur, de tout ce que j’aimais au monde ! » Cependant au moment où Renart saisissait le pauvre coq, le jour tombait et la vieille femme, gardienne de l’enclos, ouvrait la porte du gélinier. Elle appelle Pinte, Bise, Roussette ; personne ne répond ; elle lève les yeux, elle voit Renart emportant Chantecler à toutes jambes. « Haro Haro ! s’écria-t-elle, au Renart, au voleur ! » et les vilains d’accourir de tous côtés. « Qu’y a-t-il ? pourquoi cette clameur ? – Haro, crie de nouveau la vieille, le goupil emporte mon coq. – Eh ! pourquoi, méchante vieille, dit Constant Desnois, l’avez-vous laissé faire ? – Parce qu’il n’a pas voulu m’attendre. – Il fallait le frapper. – Avec quoi ? – De votre quenouille. – Il courait trop fort : vos chiens bretons ne l’auraient pas rejoint. – Par où va-t il ? – De ce côté ; tenez, le voyez-vous là-bas ? » Renart franchissait alors les haies ; mais les vilains l’entendirent tomber de l’autre côté et tout le monde se mit à sa poursuite. Constant Desnois lâche Mauvoisin, son gros dogue. On retrouve la piste, on l’approche, on va l’atteindre. Le goupil ! le goupil ! Renart n’en courait que plus vite. « Sire Renart, dit alors le pauvre Chantecler d’une voix entrecoupée, laisserez-vous ainsi maugréer ces vilains ? À votre place je m’en vengerais, et je les gaberais à mon tour. Quand Constant Desnois dira à ses valets : Renart l’emporte ; répondez : Oui, à votre nez, et malgré vous. Cela seul les fera taire. » On l’a dit bien souvent ; il n’est sage qui parfois ne folie. Renart, le trompeur universel, fut ici trompé lui-même, et quand il entendit a voix de Constant Desnois, il prit plaisir à lui répondre : Oui, vilains, je prends votre coq, et malgré vous. Mais Chantecler, dès qu’il ne sent plus l’étreinte des dents, fait un effort, échappe, bat des ailes, et le voilà sur les hautes branches d’un pommier voisin, tandis que, dépité et surpris, Renart revient sur ses pas et comprend la sottise irréparable qu’il a faite. « Ah ! mon beau cousin, lui dit le coq, voilà le moment de réfléchir sur les changements de fortune. – Maudit soit, dit Renart, la bouche qui s’avise de parler quand elle doit se taire ! – Oui, reprend Chantecler, et la malegoute crève l’œil qui va se fermer quand il devait s’ouvrir plus grand que jamais. Voyez-vous, Renart, fol toujours sera qui de rien vous croira : au diable votre beau cousinage ! J’ai vu le moment où j’allais le payer bien cher ; mais pour vous, je vous engage à jouer des jambes, si pourtant vous tenez à votre pelisse. » Renart ne s’amusa pas à répondre. Une fourrée le mit à l’abri des chasseurs. Il s’éloigna l’âme triste et la panse vide, tandis que le coq, longtemps avant le retour des vilains, regagnait joyeusement l’enclos, et rendait par sa présence le calme à tant d’amies que son malheur avait douloureusement affectées. Remarque du translateur. Il n’y a rien de plus certain au monde que les démêlés de Renart avec le Coq et les gélines. Mais on n’est pas d’accord sur toutes les circonstances de la lutte : on varie sur les lieux, sur le nom des victimes et sur plusieurs détails d’une certaine gravité. Je ne me prononce pas ; mais pour vous mettre en état de distinguer de quel côté est la plus grande exactitude, je vais joindre au récit de ce qui s’était passé chez Constant Desnois l’aventure de la ferme de Berton le Maire. C’est, à mon avis, la même affaire différemment racontée, comme cela se voit toujours dès qu’il y a deux historiens plus ou moins oculaires. J’espère que la deuxième relation, apportée par Pierre de Saint-Cloud, vous amusera pour le moins autant que l’autre. Écoutez.
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