II
Un proverbe italienAu reste, quoique les deux sentiments que nous venons d’indiquer eussent été les sentiments dominants, ils ne se manifestaient point chez tous les assistants à un degré semblable. Les nuances se graduèrent selon le s**e, selon l’âge, selon le caractère, nous dirons presque selon la position sociale des auditeurs.
Le marchand de vin, Jean Picot, principal intéressé dans l’évènement qui venait de s’accomplir, reconnaissant dès la première vue, à son costume, à ses armes et à son masque, un des hommes auxquels il avait eu affaire la veille, avait d’abord, à son apparition, été frappé de stupeur : puis, peu à peu, reconnaissant le motif de la visite que lui faisait le mystérieux bandit, il avait passé de la stupeur à la joie en traversant toutes les nuances intermédiaires qui séparent ces deux sentiments. Son sac d’or était près de lui et l’on eût dit qu’il n’osait y toucher : peut-être craignait-il, au moment où il y porterait la main, de le voir s’évanouir comme l’or que l’on croit trouver en rêve et qui disparaît même avant que l’on rouvre les yeux, pendant cette période de lucidité progressive qui sépare le sommeil profond du réveil complet.
Le gros monsieur de la diligence et sa femme avaient manifesté, ainsi que les autres voyageurs faisant partie du même convoi, la plus franche et la plus complète terreur. Placé à la gauche de Jean Picot, quand il avait vu le bandit s’approcher du marchand de vin, il avait, dans l’espérance illusoire de maintenir une distance honnête entre lui et le compagnon de Jéhu, reculé sa chaise sur celle de sa femme, qui, cédant au mouvement de pression, avait essayé de reculer la sienne à son tour. Mais, comme la chaise qui venait ensuite était celle du citoyen Alfred de Barjols, qui, lui, n’avait aucun motif de craindre des hommes sur lesquels il venait de manifester une si haute et si avantageuse opinion, la chaise de la femme du gros monsieur avait trouvé un obstacle dans l’immobilité de celle du jeune noble ; de sorte que, de même qu’il arriva à Marengo, huit ou neuf mois plus tard, lorsque le général en chef jugea qu’il était temps de reprendre l’offensive, le mouvement rétrograde s’était arrêté.
Quant à celui-ci, – c’est du citoyen Alfred de Barjols que nous parlons, – son aspect, comme celui de l’abbé qui avait donné l’explication biblique touchant le roi d’Israël Jéhu et la mission qu’il avait reçue d’Élisée, son aspect, disons-nous, avait été celui d’un homme qui non seulement n’éprouve aucune crainte, mais qui s’attend même à l’évènement qui arrive, si inattendu que soit cet évènement. Il avait, le sourire sur les lèvres, suivi du regard l’homme masqué, et, si tous les convives n’eussent été si préoccupés des deux acteurs principaux de la scène qui s’accomplissait, ils eussent pu remarquer un signe presque imperceptible échangé des yeux entre le bandit et le jeune noble, signe qui, à l’instant même, s’était reproduit entre le jeune noble et l’abbé.
De leur côté, les deux voyageurs que nous avons introduits dans la salle de la table d’hôte et qui, comme nous l’avons dit, étaient assez isolés à l’extrémité de la table, avaient conservé l’attitude propre à leurs différents caractères. Le plus jeune des deux avait instinctivement porté la main à son côté, comme pour y chercher une arme absente, et s’était levé, comme mû par un ressort, pour s’élancer à la gorge de l’homme masqué, ce qui n’eût certes pas manqué d’arriver s’il eût été seul ; mais le plus âgé, celui qui paraissait avoir non seulement l’habitude, mais le droit de lui donner des ordres, s’était, comme il l’avait déjà fait une première fois, contenté de le retenir vivement par son habit en lui disant d’un ton impératif, presque dur même :
– Assis, Roland !
Et le jeune homme s’était assis.
Mais celui de tous les convives qui était demeuré, en apparence du moins, le plus impassible pendant toute la scène qui venait de s’accomplir, était un homme de trente-trois à trente-quatre ans, blond de cheveux, roux de barbe, calme et beau de visage, avec de grands yeux bleus, un teint clair, des lèvres intelligentes et fines, une taille élevée, et un accent étranger qui indiquait un homme né au sein de cette île dont le gouvernement nous faisait, à cette heure, une si rude guerre ; autant qu’on pouvait en juger par les rares paroles qui lui étaient échappées, il parlait, malgré l’accent que nous avons signalé, la langue française avec une rare pureté. Au premier mot qu’il avait prononcé et dans lequel il avait reconnu cet accent d’outre-Manche, le plus âgé des deux voyageurs avait tressailli, et, se retournant du côté de son compagnon, habitué à lire la pensée dans son regard, il avait semblé lui demander comment un Anglais se trouvait en France au moment où la guerre acharnée que se faisaient les deux nations exilait naturellement les Anglais de la France, comme les Français de l’Angleterre. Sans doute, l’explication avait paru impossible à Roland, car celui-ci avait répondu d’un mouvement des yeux et d’un geste des épaules qui signifiaient : « Cela me paraît tout aussi extraordinaire qu’à vous ; mais, si vous ne trouvez pas l’explication d’un pareil problème, vous, le mathématicien par excellence, ne me la demandez pas à moi. »
Ce qui était resté de plus clair dans tout cela dans l’esprit des deux jeunes gens, c’est que l’homme blond, à l’accent anglo-saxon, était le voyageur dont la calèche confortable attendait tout attelée à la porte de l’hôtel, et que ce voyageur était de Londres ou tout au moins de quelqu’un des comtés ou duchés de la Grande-Bretagne.
Quant aux paroles qu’il avait prononcées, nous avons dit qu’elles étaient rares, si rares, qu’en réalité c’étaient plutôt des exclamations que des paroles ; seulement, à chaque explication qui avait été demandée sur l’état de la France, l’Anglais avait ostensiblement tiré un calepin de sa poche, et, en priant soit le marchand de vin, soit l’abbé, soit le jeune noble, de répéter l’explication, – ce que chacun avait fait avec une complaisance pareille à la courtoisie qui présidait à la demande, – il avait pris en note ce qui avait été dit de plus important, de plus extraordinaire et de plus pittoresque, sur l’arrestation de la diligence, l’état de la Vendée et les compagnons de Jéhu, remerciant chaque fois de la voix et du geste, avec cette roideur familière à nos voisins d’outre-mer, et chaque fois remettant dans la poche de côté de sa redingote son calepin enrichi d’une note nouvelle.
Enfin, comme un spectateur tout joyeux d’un dénouement inattendu, il s’était écrié de satisfaction à l’aspect de l’homme masqué, avait écouté de toutes ses oreilles, avait regardé de tous ses yeux, ne l’avait point perdu de vue, que la porte ne se fût refermée derrière lui, et alors, tirant vivement son calepin de sa poche :
– Oh ! monsieur, avait-il dit à son voisin, qui n’était autre que l’abbé, seriez-vous assez bon, si je ne m’en souvenais pas, de me répéter mot pour mot ce qu’a dit le gentleman qui sort d’ici ?
Il s’était mis à écrire aussitôt, et, la mémoire de l’abbé s’associant à la sienne, il avait eu la satisfaction de transcrire, dans toute son intégrité, la phrase du compagnon de Jéhu au citoyen Jean Picot.
Puis, cette phrase transcrite, il s’était écrié avec un accent qui ajoutait un étrange cachet d’originalité à ses paroles :
– Oh ! ce n’est qu’en France, en vérité, qu’il arrive de pareilles choses ; la France, c’est le pays le plus curieux du monde. Je suis enchanté, messieurs, de voyager en France et de connaître les Français.
Et la dernière phrase avait été dite avec tant de courtoisie, qu’il ne restait plus, lorsqu’on l’avait entendue sortir de cette bouche sérieuse, qu’à remercier celui qui l’avait prononcée, fût-il le descendant des vainqueurs de Crécy, de Poitiers et d’Azincourt.
Ce fut le plus jeune des deux voyageurs qui répondit à cette politesse avec le ton d’insouciante causticité qui paraissait lui être naturel.
– Par ma foi ! je suis exactement comme vous, milord ; je dis milord, car je présume que vous êtes Anglais.
– Oui, monsieur, répondit le gentleman, j’ai cet honneur.
– Eh bien ! comme je vous le disais, continua le jeune homme, je suis enchanté de voyager en France et d’y voir ce que j’y ai vu. Il faut vivre sous le gouvernement des citoyens Gohier, Moulins, Roger Ducos, Sieyès et Barras, pour assister à une pareille drôlerie, et, quand, dans cinquante ans, on racontera qu’au milieu d’une ville de trente mille âmes, en plein jour, un voleur de grand chemin est venu, le masque sur le visage, deux pistolets et un sabre à la ceinture, rapporter à un honnête négociant, qui se désespérait de les avoir perdus, les deux cents louis qu’il lui avait pris la veille ; quand on ajoutera que cela s’est passé à une table d’hôte où étaient assises vingt ou vingt-cinq personnes, et que ce bandit modèle s’est retiré sans que pas une des vingt ou vingt-cinq personnes présentes lui ait sauté à la gorge ; j’offre de parier que l’on traitera d’infâme menteur celui qui aura l’audace de raconter l’anecdote.
Et le jeune homme, se renversant sur sa chaise, éclata de rire, mais d’un rire si nerveux et si strident, que tout le monde le regarda avec étonnement, tandis que, de son côté, son compagnon avait les yeux fixés sur lui avec une inquiétude presque paternelle.
– Monsieur, dit le citoyen Alfred de Barjols, qui, ainsi que les autres, paraissait impressionné de cette étrange modulation, plus triste, ou plutôt plus douloureuse que gaie, et dont, avant de répondre, il avait laissé éteindre jusqu’au dernier frémissement ; monsieur, permettez-moi de vous faire observer que l’homme que vous venez de voir n’est point un voleur de grand chemin.
– Bah ? franchement, qu’est-ce donc ?
– C’est, selon toute probabilité, un jeune homme d’aussi bonne famille que vous et moi.
– Le comte de Horn, que le régent fit rouer en place de Grève, était aussi un jeune homme de bonne famille, et la preuve, c’est que toute la noblesse de Paris envoya des voitures à son exécution.
– Le comte de Horn avait, si je m’en souviens bien, assassiné un juif pour lui voler une lettre de change qu’il n’était point en mesure de lui payer, et nul n’osera vous dire qu’un compagnon de Jéhu ait touché à un cheveu de la tête d’un enfant.
– Eh bien ! soit ; admettons que l’institution soit fondée au point de vue philanthropique, pour rétablir la balance entre les fortunes, redresser les caprices du hasard, réformer les abus de la société ; pour être un voleur à la façon de Karl Moor, votre ami Morgan, – n’est-ce point Morgan qu’a dit que s’appelait cet honnête citoyen ?
– Oui, dit l’Anglais.
– Eh bien ! votre ami Morgan n’en est pas moins un voleur.
Le citoyen Alfred de Barjols devint très pâle.
– Le citoyen Morgan n’est pas mon ami, répondit le jeune aristocrate, et, s’il l’était, je me ferais honneur de son amitié.
– Sans doute, répondit Roland en éclatant de rire ; comme dit M. de Voltaire :
L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux.
– Roland, Roland ! lui dit à voix basse son compagnon.
– Oh ! général, répondit celui-ci laissant, à dessein peut-être, échapper le titre qui était dû à son compagnon, laissez-moi, par grâce, continuer avec monsieur une discussion qui m’intéresse au plus haut degré.
Celui-ci haussa les épaules.
– Seulement, citoyen, continua le jeune homme avec une étrange persistance, j’ai besoin d’être édifié : il y a deux ans que j’ai quitté la France, et, depuis mon départ, tant de choses ont changé, costume, mœurs, accent, que la langue pourrait bien avoir changé aussi. Comment appelez-vous, dans la langue que l’on parle aujourd’hui en France, arrêter les diligences et prendre l’argent qu’elles renferment ?
– Monsieur, dit le jeune homme du ton d’un homme décidé à soutenir la discussion jusqu’au bout, j’appelle cela faire la guerre ; et voilà votre compagnon, que vous avez appelé général tout à l’heure, qui, en sa qualité de militaire, vous dira qu’à part le plaisir de tuer et d’être tué, les généraux de tout temps n’ont pas fait autre chose que ce que fait le citoyen Morgan.
– Comment ! s’écria le jeune homme, dont les yeux lancèrent un éclair, vous osez comparer ?…
– Laissez monsieur développer sa théorie, Roland, dit le voyageur brun, dont les yeux, tout au contraire de ceux de son compagnon, qui semblaient s’être dilatés pour jeter leurs flammes, se voilèrent sous ses longs cils noirs, pour ne point laisser voir ce qui se passait dans son cœur.
– Ah ! dit le jeune homme avec son accent saccadé, vous voyez bien qu’à votre tour vous commencez à prendre intérêt à la discussion.
Puis, se tournant vers celui qu’il semblait avoir pris à partie :
– Continuez, monsieur, continuez, dit-il, le général le permet.
Le jeune noble rougit d’une façon aussi visible qu’il venait de pâlir un instant auparavant, et les dents serrées, les coudes sur la table, le menton sur son poing pour se rapprocher autant que possible de son adversaire, avec un accent provençal qui devenait de plus en plus prononcé à mesure que la discussion devenait plus intense :
– Puisque le général le permet, reprit-il en appuyant sur ces deux mots le général, j’aurai l’honneur de lui dire, et à vous, citoyen, par contrecoup, que je crois me souvenir d’avoir lu dans Plutarque, qu’au moment où Alexandre partit pour l’Inde, il n’emportait avec lui que dix-huit ou vingt talents d’or, quelque chose comme cent ou cent vingt mille francs. Or, croyez-vous que ce soit avec ces dix-huit ou vingt talents d’or qu’il nourrit son armée, gagna la bataille du Granique, soumit l’Asie Mineure, conquit Tyr, Gaza, la Syrie, l’Égypte, bâtit Alexandrie, pénétra jusqu’en Libye, se fit déclarer fils de Jupiter par l’oracle d’Ammon, pénétra jusqu’à l’Hyphase, et, comme ses soldats refusaient de le suivre plus loin, revint à Babylone pour y surpasser en luxe, en débauches et en mollesse, les plus luxueux, les plus débauchés et les plus voluptueux des rois d’Asie ? Est-ce de Macédoine qu’il tirait son argent, et croyez-vous que le roi Philippe, un des plus pauvres rois de la pauvre Grèce, faisait honneur aux traites que son fils tirait sur lui ? Non pas : Alexandre faisait comme le citoyen Morgan ; seulement, au lieu d’arrêter les diligences sur les grandes routes, il pillait les villes, mettait les rois à rançon, levait des contributions sur les pays conquis. Passons à Annibal. Vous savez comment il est parti de Carthage, n’est-ce pas ? Il n’avait pas même les dix-huit ou vingt talents de son prédécesseur Alexandre ; mais, comme il lui fallait de l’argent, il prit et saccagea, au milieu de la paix et contre la foi des traités, la ville de Sagonte ; dès lors il fit riche et put se mettre en campagne. Pardon, cette fois-ci, ce n’est plus du Plutarque, c’est du Cornélius Népos. Je vous tiens quitte de sa descente des Pyrénées, de sa montée des Alpes, des trois batailles qu’il a gagnées en s’emparant chaque fois des trésors du vaincu, et j’en arrive aux cinq ou six ans qu’il a passés dans la Campanie. Croyez-vous que lui et son armée payaient pension aux Capouans et que les banquiers de Carthage, qui étaient brouillés avec lui, lui envoyaient de l’argent ? Non : la guerre nourrissait la guerre, système Morgan, citoyen. Passons à César. Ah ! César, c’est autre chose. Il part de l’Espagne avec quelque chose comme trente millions de dettes, revient à peu près au pair, part pour la Gaule, reste dix ans chez nos ancêtres ; pendant ces dix ans, il envoie plus de cent millions à Rome, repasse les Alpes, franchit le Rubicon, marche droit au Capitole, force les portes du temple de Saturne, où est le trésor, y prend pour ses besoins particuliers, et non pas pour la république, trois mille livres pesant d’or en lingots, et meurt, – lui que ses créanciers, vingt ans auparavant, ne voulaient pas laisser sortir de sa petite maison de la rue Suburra, laissant deux ou trois mille sesterces par chaque tête de citoyen, dix ou douze millions à Calpurnie et trente ou quarante millions à Octave ; système Morgan toujours, à l’exception que Morgan, j’en suis sûr, mourra sans avoir touché pour son compte ni à l’argent des Gaulois, ni à l’or du Capitole. Maintenant, sautons dix-huit cents ans et arrivons au général Buonaparté…
Et le jeune aristocrate, comme avaient l’habitude de le faire les ennemis du vainqueur de l’Italie, affecta d’appuyer sur l’u, que Bonaparte avait retranché de son nom, et sur l’e dont il avait enlevé l’accent aigu.
Cette affectation parut irriter vivement Roland, qui fit un mouvement comme pour s’élancer en avant ; mais son compagnon l’arrêta.
– Laissez, dit-il, laissez, Roland ; je suis bien sûr que le citoyen Barjols ne dira pas que le général Buonaparté, comme il l’appelle, est un voleur.
– Non, je ne le dirai pas, moi ; mais il y a un proverbe italien qui le dit pour moi.
– Voyons le proverbe ? demanda le général se substituant à son compagnon, et, cette fois, fixant sur le jeune noble son œil limpide, calme et profond.
– Le voici dans toute sa simplicité : Francesi non sono tutti ladroni, ma buona parte. Ce qui veut dire : « Tous les Français ne sont pas des voleurs, mais… »
– Une bonne partie ? dit Roland.
– Oui, mais Buonaparté, répondit Alfred de Barjols.
À peine l’insolente parole était-elle sortie de la bouche du jeune aristocrate, que l’assiette avec laquelle jouait Roland s’était échappée de ses mains et l’allait frapper en plein visage.
Les femmes jetèrent un cri, les hommes se levèrent.
Roland éclata de ce rire nerveux qui lui était Habituel et retomba sur sa chaise.
Le jeune aristocrate resta calme, quoiqu’une rigole de sang coulât de son sourcil sur sa joue.
En ce moment, le conducteur entra, disant, selon la formule habituelle :
– Allons, citoyens voyageurs, en voiture !
Les voyageurs, pressés de s’éloigner du théâtre de la rixe à laquelle ils venaient d’assister, se précipitèrent vers la porte.
– Pardon, monsieur, dit Alfred de Barjols à Roland, vous n’êtes pas de la diligence, j’espère ?
– Non, monsieur, je suis de la chaise de poste ; mais, soyez tranquille, je ne pars pas.
– Ni moi, dit l’Anglais ; dételez les chevaux, je reste.
– Moi, je pars, dit avec un soupir le jeune homme brun, auquel Roland avait donné le titre de général ; tu sais qu’il le faut, mon ami, et que ma présence est absolument nécessaire là-bas. Mais je te jure bien que je ne te quitterais point ainsi si je pouvais faire autrement…
Et, en disant ces mots, sa voix trahissait une émotion dont son timbre, ordinairement ferme et métallique, ne paraissait pas susceptible.
Tout au contraire, Roland paraissait au comble de la joie ; on eût dit que cette nature de lutte s’épanouissait à l’approche du danger qu’il n’avait peut-être pas fait naître, mais que du moins il n’avait point cherché à éviter.
– Bon ! général, dit-il, nous devions nous quitter à Lyon, puisque vous avez eu la bonté de m’accorder un congé d’un mois pour aller à Bourg, dans ma famille. C’est une soixantaine de lieues de moins que nous faisons ensemble, voilà tout. Je vous retrouverai à Paris. Seulement, vous savez, si vous avez besoin d’un homme dévoué et qui ne boude pas, songez à moi.
– Sois tranquille, Roland, fit le général.
Puis, regardant attentivement les deux adversaires :
Il est mort.– Avant tout, Roland, dit-il à son compagnon avec un indéfinissable accent de tendresse, ne te fais pas tuer ; mais, si la chose est possible, ne tue pas non plus ton adversaire. Ce jeune homme, à tout prendre, est un homme de cœur, et je veux avoir un jour pour moi tous les gens de cœur.
– On fera de son mieux, général, soyez tranquille.
En ce moment, l’hôte parut sur le seuil de la porte.
– La chaise de poste pour Paris est attelée, dit-il.
Le général prit son chapeau et sa canne déposés sur une chaise ; mais, au contraire, Roland affecta de le suivre nu-tête, pour que l’on vît bien qu’il ne comptait point partir avec son compagnon.
Aussi Alfred de Barjols ne fit-il aucune opposition à sa sortie. D’ailleurs, il était facile de voir que son adversaire était plutôt de ceux qui cherchent les querelles que de ceux qui les évitent.
Celui-ci accompagna le général jusqu’à la voiture, où le général monta.
– C’est égal, dit ce dernier en s’asseyant, cela me fait gros cœur de te laisser seul ici, Roland, sans un ami pour te servir de témoin.
– Bon ! ne vous inquiétez point de cela, général ; on ne manque jamais de témoin : il y a et il y aura toujours des gens curieux de savoir comment un homme en tue un autre.
– Au revoir, Roland ; tu entends bien, je ne te dis pas adieu, je te dis au revoir !
– Oui, mon cher général, répondit le jeune homme d’une voix presque attendrie, j’entends bien, et je vous remercie.
– Promets-moi de me donner de tes nouvelles aussitôt l’affaire terminée, ou de me faire écrire par quelqu’un, si tu ne pouvais m’écrire toi-même.
– Oh ! n’ayez crainte, général ; avant quatre jours, vous aurez une lettre de moi, répondit Roland.
Puis, avec un accent de profonde amertume :
– Ne vous êtes-vous pas aperçu, dit-il, qu’il y a sur moi une fatalité qui ne veut pas que je meure ?
– Roland ! fit le général d’un ton sévère, encore !
– Rien, rien, dit le jeune homme en secouant la tête, et en donnant à ses traits l’apparence d’une insouciante gaieté, qui devait être l’expression habituelle de son visage avant que lui fût arrivé le malheur inconnu qui, si jeune, paraissait lui faire désirer la mort.
– Bien. À propos, tâche de savoir une chose.
– Laquelle, général ?
– C’est comment il se fait qu’au moment où nous sommes en guerre avec l’Angleterre, un Anglais se promène en France aussi libre et aussi tranquille que s’il était chez lui.
– Bon : je le saurai.
– Comment cela ?
– Je l’ignore ; mais quand je vous promets de le savoir, je le saurai, dussé-je le lui demander, à lui.
– Mauvaise tête ! ne va pas te faire une autre affaire de ce côté-là.
– Dans tous les cas, comme c’est un ennemi, ce ne serait plus un duel, ce serait un combat.
– Allons, encore une fois, au revoir et embrasse-moi.
Roland se jeta avec un mouvement de reconnaissance passionnée au cou de celui qui venait de lui donner cette permission.
– Oh ! général ! s’écria-t-il, que je serais heureux… si je n’étais pas si malheureux !
Le général le regarda avec une affection profonde.
– Un jour, tu me conteras ton malheur, n’est-ce pas, Roland ? dit-il.
Roland éclata de ce rire douloureux qui deux ou trois fois déjà s’était fait jour entre ses lèvres.
– Oh ! par ma foi, non, dit-il, vous en ririez trop.
Le général le regarda comme il eût regardé un fou.
– Enfin, dit-il, il faut prendre les gens comme ils sont.
– Surtout lorsqu’ils ne sont pas ce qu’ils paraissent être.
– Tu me prends pour Œdipe, et tu me poses des énigmes, Roland.
– Ah ! si vous devinez celle-là, général, je vous salue roi de Thèbes. Mais, avec toutes mes folies, j’oublie que chacune de vos minutes est précieuse et que je vous retiens ici inutilement.
– Tu as raison. As-tu des commissions pour Paris ?
– Trois, mes amitiés à Bourrienne, mes respects à votre frère Lucien, et mes plus tendres hommages à madame Bonaparte.
– Il sera fait comme tu le désires.
– Où vous retrouverai-je, à Paris ?
– Dans ma maison de la rue de la Victoire, et peut-être…
– Peut-être…
– Qui sait ? peut-être au Luxembourg !
Puis, se rejetant en arrière, comme s’il regrettait d’en avoir tant dit, même à celui qu’il regardait comme son meilleur ami :
– Route d’Orange ! cria-t-il au postillon, et le plus vite possible.
Le postillon, qui n’attendait qu’un ordre, fouetta ses chevaux ; la voiture partit, rapide et grondante comme la foudre, et disparut par la porte d’Oulle.