Nous avons dit : Avignon ville de prêtres, ajoutons ville de haines. Nulle part mieux que dans les couvents on n’apprend à haïr. Le cœur de l’enfant, partout ailleurs pur de mauvaises passions, naissait là plein de haines paternelles, léguées de père en fils, depuis huit cents ans, et, après une vie haineuse, léguait à son tour l’héritage diabolique à ses enfants.
Aussi, au premier cri de liberté que poussa la France, la ville française se leva-t-elle pleine de joie et d’espérance ; le moment était enfin venu pour elle de contester tout haut la concession faite par une jeune reine mineure, pour racheter ses péchés, d’une ville, d’une province et avec elle d’un demi-million d’âmes. De quel droit ces âmes avaient-elles été vendues in œternum au plus dur et au plus exigeant de tous les maîtres, au pontife romain ?
La France allait se réunir au Champ-de-Mars dans l’embrassement fraternel de la Fédération. N’était-elle pas la France ? On nomma des députés ; ces députés se rendirent chez le légat et le prièrent respectueusement de partir.
On lui donnait vingt-quatre heures pour quitter la ville.
Pendant la nuit, les papistes s’amusèrent à pendre à une potence un mannequin portant la cocarde tricolore.
On dirige le Rhône, on canalise la Durance, on met des digues aux âpres torrents qui, au moment de la fonte des neiges, se précipitent en avalanches liquides des sommets du mont Ventoux. Mais ce flot terrible, ce flot vivant, ce torrent humain qui bondit sur la pente rapide des rues d’Avignon, une fois lâché, une fois bondissant, Dieu lui-même n’a point encore essayé de l’arrêter.
À la vue du mannequin aux couleurs nationales, se balançant au bout d’une corde, la ville française se souleva de ses fondements en poussant des cris de rage. Quatre papistes soupçonnés de ce sacrilège, deux marquis, un bourgeois, un ouvrier, furent arrachés de leur maison et pendus à la place du mannequin.
C’était le 11 juin 1790.
La ville française tout entière écrivit à l’Assemblée nationale qu’elle se donnait à la France, et avec elle son Rhône, son commerce, le Midi, la moitié de la Provence.
L’Assemblée nationale était dans un de ses jours de réaction, elle ne voulait pas se brouiller avec le pape, elle ménageait le roi : elle ajourna l’affaire.
Dès lors, le mouvement d’Avignon était une révolte, et le pape pouvait faire d’Avignon ce que la cour eût fait de Paris, après la prise de la Bastille, si l’Assemblée eût ajourné la proclamation des droits de l’homme.
Le pape ordonna d’annuler tout ce qui s’était fait dans le Comtat Venaissin, de rétablir les privilèges des nobles et du clergé, et de relever l’inquisition dans toute sa rigueur.
Les décrets pontificaux furent affichés.
Un homme, seul, en plein jour, à la face de tous, osa aller droit à la muraille où était affiché le décret et l’en arracher.
Il se nommait Lescuyer.
Ce n’était point un jeune homme ; il n’était donc point emporté par la fougue de l’âge. Non, c’était presque un vieillard qui n’était même pas du pays ; il était Français, Picard, ardent et réfléchi à la fois ; ancien notaire, établi depuis longtemps à Avignon.
Ce fut un crime dont Avignon romaine se souvint ; un crime si grand, que la Vierge en pleura !
Vous le voyez, Avignon, c’est déjà l’Italie. Il lui faut à tout prix des miracles ; et, si Dieu n’en fait pas, il se trouve à coup sûr quelqu’un pour en inventer. Encore faut-il que le miracle soit un miracle de la Vierge. La Vierge est tout pour l’Italie, cette terre poétique. La Madonna, tout l’esprit, tout le cœur, toute la langue des Italiens est pleine de ces deux mots.
Ce fut dans l’église des Cordeliers que ce miracle se fit.
La foule y accourut.
C’était beaucoup que la Vierge pleurât ; mais un bruit se répandit en même temps qui mit le comble à l’émotion. Un grand coffre bien fermé avait été transporté par la ville : ce coffre avait excité la curiosité des Avignonnais. Que pouvait-il contenir ?
Deux heures après, ce n’était plus un coffre dont il était question, c’étaient dix-huit malles que l’on avait vues se rendant au Rhône.
Quant aux objets qu’elles contenaient, un portefaix l’avait révélé : c’étaient les effets du mont-de-piété, que le parti français emportait avec lui en s’exilant d’Avignon.
Les effets du mont-de-piété, c’est-à-dire la dépouille des pauvres.
Plus une ville est misérable, plus le mont-de-piété est riche. Peu de monts-de-piété pouvaient se vanter d’être aussi riches que celui d’Avignon.
Ce n’était plus une affaire d’opinion, c’était un vol et un vol infâme. Blancs et rouges coururent à l’église des Cordeliers, criant qu’il fallait que la municipalité leur rendit compte.
Lescuyer était le secrétaire de la municipalité.
Son nom fut jeté à la foule, non pas comme ayant arraché les deux décrets pontificaux, – dès lors il y eût eu des défenseurs, – mais comme ayant signé l’ordre au gardien du mont-de-piété de laisser enlever les effets.
On envoya quatre hommes pour prendre Lescuyer et l’amener à l’église. On le trouva dans la rue, se rendant à la municipalité. Les quatre hommes se ruèrent sur lui et le traînèrent dans l’église avec des cris féroces.
Arrivé là, au lieu d’être dans la maison du Seigneur, Lescuyer comprit, aux yeux flamboyants qui se fixaient sur lui, aux poings étendus qui le menaçaient, aux cris qui demandaient sa mort, Lescuyer comprit qu’il était dans un de ces cercles de l’enfer oubliés par Dante.
La seule idée qui lui vint fut que cette haine soulevée contre lui avait pour cause la mutilation des affiches pontificales ; il monta dans la chaire, comptant s’en faire une tribune, et, de la voix d’un homme qui, non seulement ne se reproche rien, mais qui encore est prêt à recommencer :
– Mes frères, dit-il, j’ai cru la révolution nécessaire ; j’ai, en conséquence, agi de tout mon pouvoir…
Les fanatiques comprirent que si Lescuyer s’expliquait, Lescuyer était sauvé.
Ce n’était point cela qu’il leur fallait. Ils se jetèrent sur lui, l’arrachèrent de la tribune, le poussèrent au milieu de la meute aboyante, qui l’entraîna vers l’autel en poussant cette espèce de cri terrible qui tient du sifflement du serpent et du rugissement du tigre, ce meurtrier zou zou ! particulier à la population avignonnaise.
Lescuyer connaissait ce cri fatal ; il essaya de se réfugier au pied de l’autel.
Il ne s’y réfugia pas, il y tomba.
Un ouvrier matelassier, armé d’un bâton, venait de lui en asséner un si rude coup sur la tête, que le bâton s’était brisé en deux morceaux.
Alors on se précipita sur ce pauvre corps, et, avec ce mélange de férocité et de gaieté particulier aux peuples du Midi, les hommes, en chantant, se mirent à lui danser sur le ventre, tandis que les femmes, afin qu’il expiât les blasphèmes qu’il avait prononcés contre le pape, lui découpaient, disons mieux, lui festonnaient les lèvres avec leurs ciseaux.
Et de tout ce groupe effroyable sortait un cri ou plutôt un râle ; ce râle disait :
– Au nom du ciel ! au nom de la Vierge ! au nom de l’humanité ! tuez-moi tout de suite.
Ce râle fut entendu : d’un commun accord, les assassins s’éloignèrent. On laissa le malheureux, s******t, défiguré, broyé, savourer son agonie.
Elle dura cinq heures pendant lesquelles, au milieu des éclats de rire, des insultes et des railleries de la foule, ce pauvre corps palpita sur les marches de l’autel.
Voilà comment on tue à Avignon.
Attendez, il y a une autre façon encore.
L’Anglais.Un homme du parti français eut l’idée d’aller au mont-de-piété et de s’informer.
Tout y était en bon état, il n’en était pas sorti un couvert d’argent.
Ce n’était donc pas comme complice d’un vol que Lescuyer venait d’être si cruellement assassiné : c’était comme patriote.
Il y avait en ce moment à Avignon un homme qui disposait de la populace.
Tous ces terribles meneurs du Midi ont conquis une si fatale célébrité, qu’il suffit de les nommer pour que chacun, même les moins lettrés, les connaisse.
Cet homme, c’était Jourdan.
Vantard et menteur, il avait fait croire aux gens du peuple que c’était lui qui avait coupé le cou au gouverneur de la Bastille.
Aussi l’appelait-on Jourdan Coupe-Tête.
Ce n’était pas son nom : il s’appelait Mathieu Jouve. Il n’était pas Provençal, il était du Puy-en-Velay. Il avait d’abord été muletier sur ces âpres hauteurs qui entourent sa ville natale, puis soldat sans guerre, la guerre l’eût peut-être rendu plus humain ; – puis cabaretier à Paris.
À Avignon, il était marchand de garance.
Il réunit trois cents hommes, s’empara des portes de la ville, y laissa la moitié de sa troupe, et, avec le reste, marcha sur l’église des Cordeliers, précédé de deux pièces de canon.
Il les mit en batterie devant l’église et tira tout au hasard.
Les assassins se dispersèrent comme une nuée d’oiseaux effarouchés, laissant quelques morts sur les degrés de l’église.
Jourdan et ses hommes enjambèrent par-dessus les cadavres et entrèrent dans le saint lieu.
Il n’y restait plus que la Vierge et le malheureux Lescuyer respirant encore.
Jourdan et ses camarades se gardèrent bien d’achever Lescuyer : son agonie était un suprême moyen d’excitation. Ils prirent ce reste de vivant, ces trois quarts de cadavre, et l’emportèrent saignant, pantelant, râlant.
Chacun fuyait à cette vue, fermant portes et fenêtres.
Au bout d’une heure, Jourdan et ses trois cents hommes étaient maîtres de la ville.
Lescuyer était mort, mais peu importait ; on n’avait plus besoin de son agonie.
Jourdan profita de la terreur qu’il inspirait, et arrêta ou fit arrêter quatre-vingts personnes à peu près assassins ou prétendus assassins de Lescuyer.
Trente peut-être n’avaient pas même mis le pied dans l’église ; mais, quand on trouve une bonne occasion de se défaire de ses ennemis, il faut en profiter ; les bonnes occasions sont rares.
Ces quatre-vingts personnes furent entassées dans la tour Trouillas.
On l’a appelée historiquement la tour de la Glacière.
Pourquoi donc changer ce nom de la tour Trouillas ? Le nom est immonde et va bien à l’immonde action qui devait s’y passer.
C’était le théâtre de la t*****e inquisitionnelle.
Aujourd’hui encore on y voit, le long des murailles, la grasse suie qui montait avec la fumée du bûcher où se consumaient les chairs humaines ; aujourd’hui encore, on vous montre le mobilier de la t*****e précieusement conservé : la chaudière, le four, les chevalets, les chaînes, les oubliettes et jusqu’à des vieux ossements, rien n’y manque.
Ce fut dans cette tour, bâtie par Clément V, que l’on enferma les quatre-vingts prisonniers.
Ces quatre-vingts prisonniers faits et enfermés dans la tour Trouillas, on en fut bien embarrassé.
Par qui les faire juger ?
Il n’y avait de tribunaux légalement constitués que les tribunaux du pape.
Faire tuer ces malheureux comme ils avaient tué Lescuyer ?
Nous avons dit qu’il y en avait un tiers, une moitié peut-être, qui non seulement n’avaient point pris part à l’assassinat, mais qui même n’avaient pas mis le pied dans l’église.
Les faire tuer ! La tuerie passerait sur le compte des représailles.
Mais pour tuer ces quatre-vingts personnes, il fallait un certain nombre de bourreaux.
Une espèce de tribunal, improvisé par Jourdan, siégeait dans une des salles du palais : il avait un greffier nommé Raphel, un président moitié Italien, moitié Français, orateur en patois populaire, nommé Barbe Savournin de la Roua ; puis trois ou quatre pauvres diables ; un boulanger, un charcutier ; les noms se perdent dans l’infimité des conditions.
C’étaient ces gens-là qui criaient :
– Il faut les tuer tous ; s’il s’en sauvait un seul, il servirait de témoin.
Mais, nous l’avons dit, les tueurs manquaient.
À peine avait-on sous la main une vingtaine d’hommes dans la cour, tous appartenant au petit peuple d’Avignon : un perruquier, un cordonnier pour femmes, un savetier, un maçon, un menuisier ; tout cela armé à peine, au hasard, l’un d’un sabre, l’autre d’une baïonnette, celui-ci d’une barre de fer, celui-là d’un morceau de bois durci au feu.
Tous ces gens-là refroidis par une fine pluie d’octobre.
Il était difficile d’en faire des assassins.
Bon ! rien est-il difficile au diable ?
Il y a, dans ces sortes d’évènements, une heure où il semble que Dieu abandonne la partie.
Alors, c’est le tour du démon.
Le démon entra en personne dans cette cour froide et boueuse.
Il avait revêtu l’apparence, la forme, la figure d’un apothicaire du pays, nommé Mendes : il dressa une table éclairée par deux lanternes ; sur cette table, il déposa des verres, des brocs, des cruches, des bouteilles.
Quel était l’infernal breuvage renfermé dans ces mystérieux récipients, aux formes bizarres ? On l’ignore, mais l’effet en est bien connu.
Tous ceux qui burent de la liqueur diabolique se sentirent pris soudain d’une rage fiévreuse, d’un besoin de meurtre et de sang.
Dès lors, on n’eut plus qu’à leur montrer la porte, ils se ruèrent dans le cachot.
Le m******e dura toute la nuit : toute la nuit, des cris, des plaintes, des râles de mort furent entendus dans les ténèbres.
On tua tout, on égorgea tout, hommes et femmes ; ce fut long : les tueurs, nous l’avons dit, étaient ivres et mal armés.
Cependant ils y arrivèrent.
Au milieu des tueurs, un enfant se taisait remarquer par sa cruauté bestiale, par sa soif immodérée de sang.
C’était le fils de Lescuyer.
Il tuait, et puis tuait encore ; il se vanta d’avoir à lui seul, de sa main enfantine, tué dix hommes et quatre femmes.
– Bon ! je puis tuer à mon aise, disait-il : je n’ai pas quinze ans, on ne me fera rien.
À mesure qu’on tuait, on jetait morts et blessés, cadavres et vivants, dans la tour Trouillas ; ils tombaient de soixante pieds de haut ; les hommes y furent jetés d’abord, les femmes ensuite. Il avait fallu aux assassins le temps de v****r les cadavres de celles qui étaient jeunes et jolies.
À neuf heures du matin, après douze heures de massacres, une voix criait encore du fond de ce sépulcre :
– Par grâce ! venez m’achever, je ne puis mourir.
Un homme, l’armurier Bouffier se pencha dans le trou et regarda ; les autres n’osaient.
– Qui crie donc ? demandèrent-ils.
– C’est Lami, répondit Bouffier.
Puis, quand il fut au milieu des autres :
– Eh bien, firent-ils, qu’as-tu vu au fond ?
– Une drôle de marmelade, dit-il : tout pêle-mêle, des hommes et des femmes, des prêtres et des jolies filles, c’est à crever de rire.
« Décidément c’est une vilaine chenille que l’homme !… » disait le comte de Monte-Cristo à M. de Villefort.
Eh bien, c’est dans la ville encore sanglante, encore chaude, encore émue de ces derniers massacres, que nous allons introduire les deux personnages principaux de notre histoire.