7. Manhattan, 1909-1910

1597 Words
7 Manhattan, 1909-1910«Bite. Vas-y, répète! — Bite… — Chatte. — Chatte… — c*l. — c*l… — Bouche. — Bouche…» La femme aux cheveux roux, âgée d’une cinquantaine d’années, habillée de manière voyante et assise sur un divan recouvert de velours, se tourna vers une fille d’une vingtaine d’années à l’air vulgaire, nonchalant et apathique, qui, avachie dans un fauteuil de velours également, débraillée, tripotait la dentelle de sa robe de chambre transparente couvrant un bustier de satin, le seul vêtement qu’elle portait. La femme aux cheveux roux parla rapidement. Puis elle désigna Cetta. La fille débraillée expliqua: «Madame dit que ces mots-là, ce sont tes instruments de travail. Pour commencer, t’as pas besoin de grand-chose d’autre. Répète tout depuis le début!» Cetta, debout au milieu de ce salon qui lui paraissait élégant et mystérieux, avait honte de ses misérables vêtements. «Bite…, commença-t-elle à répéter dans cette langue hostile qu’elle ne comprenait pas, chatte… c*l… bouche. — C’est bien, tu apprends vite!» s’exclama la jeune prostituée. La femme aux cheveux roux acquiesça. Puis elle s’éclaircit la gorge et reprit sa leçon d’anglais américain: «Je te taille une pipe. — Je te taille… une… pompe. — Pipe! hurla la femme aux cheveux roux. — P… pipe… — C’est ça. Ensuite: enfonce-la-moi. — Enfonce… la-moi… — Allez, grosse bite, viens, viens. Oui, comme ça… — Allez… grosse bite… vens, vens… Oui, cossa…» La femme aux cheveux roux se leva. Elle murmura quelque chose à l’adresse de la prostituée qui servait de traductrice et puis quitta la pièce, mais non sans avoir donné une caresse à Cetta, avec une douceur inattendue et une lumière amicale dans le regard, à la fois chaleureuse et mélancolique. Cetta la suivit des yeux en admirant sa robe, qu’elle prenait pour un vêtement de grande dame. «Viens, lui répéta la jeune prostituée. — Allez, grosse bite, vens, vens…» fit Cetta. La prostituée se mit à rire: «Vi..ens, dit-elle lentement. — Vi… ens, répéta Cetta. — C’est bien!» Alors elle prit Cetta sous le bras et la guida à travers les pièces sombres de ce grand appartement qui ressemblait à un palais. «Est-ce que Sal t’a goûtée?» demanda la prostituée avec un regard malicieux. — Goûtée?» s’étonna Cetta. La prostituée rit. «Non, à l’évidence! Autrement tes yeux pétilleraient, et tu ne poserais pas la question! — Pourquoi? — On ne peut pas décrire le paradis!» s’esclaffa encore la prostituée. Puis elles pénétrèrent dans une pièce simple, peinte en blanc et lumineuse, contrairement à toutes les autres. Aux murs étaient accrochés des vêtements que Cetta trouva merveilleux. Au centre, il y avait une planche à repasser et un fer à braises. Une femme grasse et âgée à l’air mauvais les accueillit d’un mouvement distrait de la tête. La prostituée lui dit quelque chose que Cetta ne comprit pas. La femme s’approcha de le nouvelle venue, lui fit écarter les bras, l’examina en lui touchant seins et fesses, et estima d’un coup d’œil son tour de hanches. Ensuite elle s’approcha d’un chiffonnier et fouilla dans un tiroir, d’où elle sortit un bustier qu’elle lança sans ménagement à la jeune fille. Elle lâcha aussi quelques mots. «Elle te dit de te déshabiller et de l’essayer, traduisit la prostituée. Fais pas attention à elle! C’est qu’une grosse vioc qui a jamais pu tapiner parce qu’elle était trop moche: ne pas b****r, ça l’a rendue aigrie. — Fais gaffe, j’comprends c’ que tu dis! s’exclama l’autre dans la langue de Cetta. Moi aussi, j’suis italienne! — Mais ça t’empêche pas d’être une c******e!» rétorqua la prostituée. Cetta se mit à rire. Mais dès que la vieille la foudroya de son regard méchant, elle rougit, baissa les yeux et commença à se déshabiller. Puis elle enfila le bustier, et la prostituée lui apprit à le lacer. Cetta avait une drôle d’impression. D’un côté, cette nudité l’humiliait, mais de l’autre, porter ce bustier qu’elle croyait être un vêtement de bourgeoise la faisait se sentir importante. Elle éprouvait à la fois de l’exaltation et de l’effroi. La prostituée s’en aperçut. «Regarde-toi dans la glace!» suggéra-t-elle. Cetta avança. Mais soudain sa jambe gauche s’engourdit. La jeune fille commença à se couvrir de sueur et dut tirer sa jambe derrière elle. «T’es éclopée? demanda la prostituée. — Non non… – le regard de Cetta se remplit de panique. Je me suis… fait mal…» À cet instant, la grosse femme lui lança une robe de satin bleu marine avec un décolleté bordé de dentelle noire et une longue fente qui révélait ses jambes. «Attrape ça, la p****n!» lui dit-elle. Cetta l’endossa et puis se regarda dans le miroir. Et elle se mit à pleurer parce qu’elle ne se reconnaissait pas. Elle pleurait de gratitude pour cette terre américaine qui allait réaliser tous ses rêves. Qui lui permettrait de devenir une bourgeoise. «Viens, il est temps que tu apprennes le métier» lui annonça la prostituée. Elles quittèrent la salle de couture – sans saluer la vieille – et se faufilèrent dans une petite pièce suffocante. Là, la prostituée ouvrit un judas et regarda à l’intérieur. Puis elle recula et dit à Cetta: «Tiens, c’est ça, une pipe!» Cetta approcha son œil du judas et apprit. Elle passa toute la journée à épier clients et collègues. Puis, à la nuit tombée, Sal revint la chercher et la raccompagna chez elle. Pendant qu’il conduisait en silence, Cetta le regarda à deux ou trois reprises – faisant en sorte qu’il ne s’en aperçoive pas –, en pensant à ce que la prostituée avait dit de lui. Enfin, la voiture se gara devant les marches qui menaient au sous-sol et Cetta, en descendant de l’auto, observa à nouveau cet homme grand et laid qui goûtait les filles. Mais Sal avait les yeux fixés droit devant lui. Lorsque Cetta se glissa en silence dans la pièce, les deux vieillards dormaient. Christmas dormait aussi, entre eux. Sa mère le prit dans ses bras avec délicatesse. «Il a mangé et fait caca, lui chuchota la vieille dame en ouvrant un œil. Tout va bien.» Cetta sourit et se dirigea vers son matelas. Il y avait maintenant un sommier en métal en-dessous. Elle trouva aussi une couverture, des draps et un oreiller. «Sal a pensé à tout, chuchota l’autre femme – et elle s’assit en faisant grincer son lit. — Dors! grogna son mari.» En posant Christmas sur la couverture, Cetta sentit que celle-ci était douce. Elle se tourna vers la vieille dame, qui était toujours assise et la regardait. Alors elle la rejoignit et la prit dans ses bras en silence, sans mot dire. L’autre l’enlaça et lui lissa les cheveux. «Va te coucher, tu dois être fatiguée, fit-elle. — Dormez! gronda son mari.» Cetta et la femme rirent doucement. «Comment vous vous appelez? demanda alors Cetta à voix basse. — Tonia et Vito Fraina. — Et la nuit, nous on dort!» ronchonna le vieillard. Cetta et Tonia pouffèrent à nouveau. Puis Tonia donna une claque sur les fesses de son mari. Les deux femmes rirent de plus belle. «Eh! Ça vous amuse?» s’exclama-t-il avant de tirer la couverture sur sa tête. Alors Tonia prit le visage de Cetta entre ses mains et la regarda en silence. Puis elle lui traça un petit signe de croix entre les yeux, avec le pouce, et lui dit: «Que Dieu te bénisse!» Enfin, elle l’embrassa sur le front. Cetta trouva ce rituel très beau. Elle regagna son lit, se déshabilla et se glissa sous la couverture avec Christmas. Et tout doucement, pour ne pas le réveiller, elle lui fit un petit signe de croix sur le front, murmura: «Que Dieu te bénisse» et lui donna un b****r. «Il est beau et fort, ton Christmas, ajouta la vieille dame. Il deviendra un sacré gaillard! — Mais ça suffit!» éclata Vito. Christmas se réveilla et se mit à pleurer. «Mais quel c****n, c’est pas possible! s’écria Tonia. T’es content? C’est maintenant que tu vas être tranquille!» Tout en apaisant Christmas, qu’elle serrait fort contre elle et berçait doucement, Cetta riait sous cape. Et tout à coup, le visage de sa mère, son père, ses frères – de tous, même celui de l’autre – lui revinrent à l’esprit, et elle réalisa que c’était la première fois qu’elle songeait à eux. Mais aucune autre pensée n’accompagna cette vision. Puis elle s’endormit aussi. Le lendemain, après une matinée entière et une bonne partie de l’après-midi passées à faire la connaissance de Tonia et Vito Fraina, Cetta commença à se préparer pour aller au travail. Quand Sal arriva, elle était déjà prête depuis une demi-heure. Elle confia Christmas aux deux vieux et suivit en silence cet homme laid, aux mains noires, qui s’occupait d’elle. Elle rejoignit la voiture avec les deux impacts de balle dans l’aile, s’assit et attendit que Sal mette le moteur en route et démarre. Le matin, elle avait prié Tonia de lui enseigner deux mots de cette langue toujours inconnue. Deux mots qu’elle n’apprendrait pas dans la maison de passe. «Pourquoi?» demanda-t-elle à Sal. C’était le premier mot que Tonia lui avait appris. De sa voix profonde, Sal lui répondit brièvement et sans quitter la route des yeux. Cetta ne comprit rien. Elle sourit et prononça le deuxième mot qu’elle avait voulu connaître: «Merci». Après quoi, Sal et Cetta n’échangèrent plus une parole. Sal s’arrêta devant la porte d’entrée du bordel, se pencha à travers l’habitacle pour ouvrir la portière du côté de Cetta et lui fit signe de descendre. Dès qu’elle fut sur le trottoir, Sal enclencha une vitesse et s’éloigna. Ce soir-là, à l’âge de quinze ans, Cetta tailla sa première pipe. Et au bout d’un mois, elle avait appris tout ce qu’il y avait à apprendre afin de faire ce métier. En revanche, pour enrichir son vocabulaire et être capable de se débrouiller aussi en dehors de la maison close, il lui fallut cinq mois de plus. Tous les après-midi, Sal l’accompagnait du sous-sol de Tonia et Vito Fraina jusqu’au bordel, et la ramenait tous les soirs. Les autres filles dormaient sur place, dans une pièce commune. Mais les enfants n’étaient pas autorisés. Chaque fois que l’une d’entre elles se retrouvait avec un bébé dans le ventre, un docteur le lui faisait passer avec un fil de fer. La société des putains ne devait pas procréer, c’était une des règles que Sal faisait respecter. Pourtant, avec Cetta, il en était allé autrement. «Pourquoi?» demanda Cetta un matin en voiture, six mois plus tard, lorsqu’elle fut en mesure de comprendre la réponse. La voix profonde de Sal vibra dans l’habitacle, couvrant le bruit du moteur. Aussi brièvement que la première fois: «Occupe-toi d’ton c*l!» Et comme la première fois – néanmoins, après une pause beaucoup plus longue – Cetta dit: «Merci». Puis elle éclata de rire toute seule. Mais du coin de l’œil, elle crut remarquer que même le visage laid et sérieux de Sal se décrispait un peu. Et que ses lèvres, de manière presque imperceptible, esquissaient un léger sourire.
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