5. Manhattan, 1922

1360 Words
5 Manhattan, 1922La première personne qu’il chercha fut Santo Filesi, un garçon dégingandé, couvert de boutons, avec des cheveux noirs et crépus, qui vivait dans le même immeuble que lui et avec lequel il échangeait quelques saluts, mais sans plus, lorsqu’ils se croisaient. Santo avait le même âge que Christmas et, dans le quartier, on racontait qu’il allait à l’école. Son père était docker, il n’était pas grand et avait les jambes irrémédiablement arquées à cause des charges qu’il portait. On disait – car dans le quartier, on faisait toujours des commérages sur un tel ou un tel – qu’il était capable de soulever un quintal d’une seule main. Du coup, bien que ce soit un brave homme paisible qui ne cédait jamais à la violence, même saoul, il était respecté et personne ne lui cherchait des noises. Avec un type capable de soulever un quintal d’une seule main, on ne savait jamais. La mère de Santo, en revanche, était aussi dégingandée que son fils et elle avait un visage allongé et des incisives très longues qui la faisaient ressembler à un âne. Elle avait la peau jaune et des mains sèches et noueuses qu’elle agitait en tous sens, toujours prête à asséner une bonne claque à son fils. Au point que, dès que sa mère gesticulait, Santo se protégeait instinctivement le visage. Mme Filesi faisait le ménage dans l’école que Santo, disait-on, fréquentait. «C’est vrai que ta mère te fabrique une pommade pour les boutons?» demanda Christmas à Santo quand il le croisa dans la rue, le matin suivant son embauche par le boucher pour protéger Lilliput. Santo piqua un fard, enfonça la tête dans les épaules et tenta de poursuivre son chemin. «Ben quoi, t’es vexé? lui lança Christmas en le suivant. C’est pas pour te provoquer, j’te jure!» Santo s’arrêta. «Tu veux entrer dans ma b***e? proposa Christmas. — Quelle b***e? demanda Santo, prudent. — Les Diamond Dogs. — J’en ai jamais entendu parler. — Parce que tu t’y connais, en b****s? — Heu, non… — Pétard, alors si t’as jamais entendu parler d’nous, ça veut rien dire! C’est pas ton milieu, c’est tout!» Santo rougit à nouveau et baissa les yeux. «Et… vous faites quoi? questionna-t-il timidement. — Vaut mieux pour toi que tu le saches pas» fit Christmas tout en regardant autour de lui d’un air méfiant. — Et pourquoi?» Christmas s’approcha de lui, le prit par le bras et l’entraîna dans la ruelle voisine, envahie par les ordures. Puis il revint jeter un œil sur Orchard Street, comme pour vérifier que personne ne le suivait. Enfin il répondit, d’un trait et à voix basse: «Parce que comme ça, s’ils te cuisinent, tu pourras rien balancer! — Et qui c’est qui devrait me cuisiner? — m***e, mais t’es vraiment un bleu! s’écria Christmas. Tu sais rien de rien! Mais dans quel monde tu vis? Dis donc, c’est vrai qu’tu vas à l’école? — Ben, plus ou moins…» Christmas s’avança une nouvelle fois au coin d’Orchard Street, examina rapidement les alentours et puis – une moue inquiète sur le visage – se jeta brusquement en arrière et poussa Santo vers le fond de la petite rue, l’obligeant à se tapir derrière une montagne de poubelles. Il lui fit signe de se taire. Il attendit qu’un homme à l’allure tout à fait banale passe son chemin, et puis il poussa un soupir de soulagement. «Et m***e!… Tu l’as vu? — Qui? — Écoute, rends-moi un service. Va donc voir s’il zone toujours par ici. — Hein? Mais qui? Et c’est quoi, zoner? — Ce type, tu l’as vu? Christmas saisit Santo au col. — Heu oui, je crois…, balbutia le garçon. — Je crois, je crois… et tu voudrais faire partie des Diamond Dogs? Peut-être que je me suis trompé sur ton compte. Pourtant… — Pourtant? — Pourtant, t’avais l’air d’un malin! Écoute, rends-moi un service: après on se dit au revoir, et on n’en parle plus. Va voir s’il est encore là ou s’il s’est tiré. — Moi? — Pétard, y a qui d’autre? Toi, il te connaît pas! Allez, couille molle, bouge-toi!» D’un pas hésitant, Santo quitta sa cachette nauséabonde et rejoignit Orchard Street. Il regarda un peu bizarrement autour de lui, à la recherche de cet homme ordinaire qu’il prenait pour un dangereux criminel. Quand il revint sur ses pas, Christmas remarqua que sa démarche était maintenant plus assurée. Santo glissa un doigt dans la ceinture de son pantalon et s’écria: «La voie est libre! — Tu as été épatant!» commenta Christmas en se relevant. Santo sourit avec complaisance. Christmas lui donna une claque dans le dos. «Allez viens, je t’offre une glace à l’eau de Seltz! — Une glace à l’eau de Seltz? Santo écarquilla les yeux. — Ben oui, t’as un problème? — Mais ça coûte… ça coûte cinq cents…» Christmas haussa les épaules en riant. «C’est du fric, rien que du fric! Y suffit d’en avoir!» Santo n’en croyait pas ses oreilles. En entrant dans le petit magasin crasseux de Cherry Street, Christmas serrait très fort dans son poing sa pièce d’un demi-dollar. «Écoute, annonça-t-il à Santo tout en s’asseyant sur un tabouret, moi aujourd’hui je m’en suis déjà tapé deux et mon estomac n’a pas tellement apprécié, alors j’ai pas envie de m’en envoyer une troisième. On n’a qu’à partager la tienne! En plus, comme toi t’es pas habitué, si t’en bois une entière, ça risque de pas bien passer. Il faut y aller mollo, avec ce truc-là!» Puis il commanda à Tête de Fraise – surnommé ainsi à cause de la large tache de vin qui lui couvrait la moitié du visage – une coupe avec deux pailles et, la mort dans l’âme, il fit tinter sur le comptoir la seule pièce qu’il avait en poche. Pendant quelques minutes, les deux garçons ne dirent mot. L’un comme l’autre étaient accrochés à leur paille, essayant d’aspirer un peu plus de la moitié qui leur revenait. «Alors, ça veut dire quoi, qu’tu vas plus ou moins à l’école? finit par dire Christmas, plongeant son doigt dans la coupe vide avant de le l****r. — Eh bien, l’après-midi une prof m’apprend un peu de grammaire et d’histoire, parce que ma mère fait le ménage là-bas. Mais je suis pas vraiment inscrit, tu vois? se défendit Santo. En fait, je m’en fiche complètement, de l’école! ajouta-t-il avec l’emphase d’un apprenti délinquant. — T’es un c******n, Santo. Qu’est-ce que tu vas faire dans la vie? T’es pas comme ton père, toi tu risques pas de soulever un quintal d’une seule main! Si tu sais des trucs, ça pourra t’être utile. Je t’envie! commenta sans réfléchir Christmas. — C’est vrai? s’exclama Santo, le visage soudain rayonnant. — Fais pas la roue comme ça, le bleu, t’as l’air d’un dindon! C’est qu’une façon de parler, se corrigea aussitôt Christmas. — Ah bon… je m’disais, aussi… dit doucement Santo, regardant la coupe de glace vide. Toi, t’as tout… — Ben, j’me plains pas!» Santo baissa les yeux et fixa le sol. Une question lui brûlait les lèvres. «Alors… j’peux faire partie des Diamond Dogs?» finit-il par demander. Christmas lui plaqua une main sur la bouche et lança un coup d’œil à Tête de Fraise, qui somnolait dans un coin. «Mais t’es c****n ou quoi? Et si jamais il t’entend?» Santo rougit à nouveau. «Je sais pas si je peux te faire confiance, dit lentement Christmas en regardant Santo droit dans les yeux. Laisse-moi réfléchir. C’est pas une décision à prendre à la légère.» Christmas lut dans le regard de Santo sa cuisante déception. Il sourit en son for intérieur. «D’accord, je vais te mettre à l’épreuve. Mais t’es juste à l’essai, hein, que ce soit bien clair!» Santo se jeta dans ses bras avec un cri d’enthousiasme, comme un enfant. Christmas s’écarta. «Eh, oh! Nous, les Diamond Dogs, on évite ces trucs de femmelettes! — Oui oui, excuse-moi, c’est seulement que… que…, balbutia Santo fébrile. — Ça va, ça va, laisse tomber! Passons aux affaires sérieuses» fit alors Christmas, baissant encore davantage la voix et se penchant vers l’unique membre de sa b***e, après avoir jeté un coup d’œil vers Tête de Fraise. «C’est vrai que ta mère te fait une crème pour les boutons? — Mais quel rapport? — Première règle: c’est moi qui pose les questions. Si tu piges pas tout de suite, tu pigeras plus tard. Et si, après, tu piges toujours pas, souviens-toi que j’ai toujours une bonne raison: c’est clair? — OK… oui. — Oui quoi? Ta mère te fait une crème? C’est elle qui la fabrique?» Santo opina du chef. «Et d’après toi, ça marche?» Santo acquiesça à nouveau. «On dirait pas, désolé de t’le dire, répliqua Christmas. — Si si, ça marche! Autrement, j’aurais encore plus de boutons.» Christmas se frotta les mains. «OK, je te crois. Mais dis-moi un truc: d’après toi, cette crème, elle marcherait pour la gale? — J’en sais rien… quelle gale?» demanda Santo, perplexe. Christmas se pencha à nouveau vers lui. «C’est pour un type qu’on protège. Il paye bien. Mais son chien a la gale et, si on arrive à le soigner, il nous passera encore plus de thunes (et il fit tinter un ongle contre le verre de la coupe). — Ça pourrait marcher, fit Santo. — D’accord, conclut Christmas en se levant. Si tu veux faire partie des Diamond Dogs, il y a un prix à payer pour être admis: file-moi un peu de la pommade de ta mère. Si ça marche, tu seras des nôtres et tu auras ta part.»
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