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Aspromonte, 1907-1908Quand la mère avait annoncé à sa fille qu’elle pouvait commencer à guérir de sa maladie imaginaire, Cetta avait tenté de se remettre droite. Mais parfois sa jambe gauche s’engourdissait ou lui désobéissait. Et pour la réveiller ou la forcer à obéir, Cetta n’avait d’autre solution que de baisser l’épaule que la corde de sa mère avait habituée à une telle inclinaison. Et alors, dans cette position d’estropiée, on aurait dit que sa jambe se rappelait son devoir et n’avait plus besoin d’être traînée.
Ce jour-là, Cetta était dans les champs pour moissonner le blé. Il y avait avec elle, non loin de là – certains devant, certains derrière – sa mère, son père et ses frères, qui avaient tous les cheveux très noirs. Et il y avait aussi l’autre, son demi-frère, presque blond, fils de sa mère et du patron. Ce demi-frère auquel ni la mère ni le père n’avaient jamais donné de nom et que tout le monde, dans la famille, appelait simplement l’autre. «Toi, tu n’auras jamais de bâtard dans le ventre!» lui avait répété sa mère toute l’année. Elle l’avait pratiquement estropiée afin que le patron cesse de la regarder. Et au moins, le patron était allé rôder ailleurs.
Cetta était en sueur. Et fatiguée. Elle portait une longue robe en toile avec de fines bretelles. Sa jambe gauche s’enfonçait dans la terre ingrate brûlée par le soleil. Quand elle aperçut le patron qui montrait ses champs à un groupe d’amis, elle ne lui prêta aucune attention particulière, se sentant désormais en sécurité. Le patron marchait en gesticulant: peut-être parlait-il des nombreux journaliers qui travaillaient pour lui, pensa Cetta, et alors elle s’interrompit, une main sur la hanche, pour regarder le groupe. Elle reconnut la troisième épouse du patron, chapeau de paille sur la tête, avec une robe d’un bleu magnifique que Cetta n’avait jamais vu ailleurs, même dans le ciel. Deux femmes l’accompagnaient, sans doute les épouses des deux hommes qui bavardaient avec le patron. L’une d’elles était jeune et jolie, l’autre grosse et d’un âge indéfinissable. Les deux hommes qui discutaient avec le patron étaient aussi différents l’un de l’autre que leurs femmes. Le premier était jeune et maigre, élancé et fragile comme la tige de blé qui plie sous le poids de l’épi mûr. Le deuxième était un homme d’un certain âge avec de grosses moustaches, d’épais favoris passés de mode et des cheveux blonds comme la paille. Il était large d’épaules, trapu et puissant comme un vieux boxeur. Il s’appuyait sur une canne, et de son genou droit partait un autre bout de bois: une fausse jambe.
«Au travail, l’éclopée!» cria le patron lorsqu’il remarqua que Cetta les observait, puis il se retourna vers ses deux compagnons et ils rirent de concert.
Cetta courba le dos et, traînant derrière elle sa jambe qui s’était engourdie, elle recommença à avancer dans sa ligne. Au bout de quelques pas, elle jeta un nouveau coup d’œil vers le patron et s’aperçut que l’homme à la jambe de bois était resté à l’écart, immobile, et la fixait.
Peu après, Cetta se retrouva tellement près du groupe qu’elle put saisir de quoi ils parlaient. Et elle entendit comme eux – mais en sachant, elle, de quoi il s’agissait – ces coups rythmés qui les intriguaient. Les suivant du coin de l’œil, elle vit les hommes écarter le blé coupé et puis, finalement, éclater de rire, lorsqu’ils comprirent ce qui causait ce bruit si singulier. Les femmes, qui s’étaient approchées pour mieux voir, firent semblant d’être gênées, et elles étouffèrent de petits gloussements malicieux dans leurs mains gantées de dentelle blanche. Puis tous commencèrent à s’éloigner: c’était bientôt l’heure du déjeuner.
Seul l’homme à la jambe de bois s’était attardé. Il observait les deux tortues en train de s’accoupler: leurs cous rugueux étaient tendus en l’air et leurs carapaces se heurtaient l’une contre l’autre, c’étaient elles qui, en se cognant, produisaient ce toc toc toc rythmé. L’homme à la jambe de bois regardait les deux bêtes et puis fixait Cetta et sa jambe traînante, puis il baissait les yeux vers sa propre jambe artificielle. Cetta remarqua qu’il avait une patte de lapin accrochée à son gilet.
Un instant après, il se jeta sur Cetta, la poussa à terre, souleva sa jupe, arracha sa culotte de coton élimé et, imaginant sa jambe de bois en train de cogner en rythme contre la jambe mal en point de la paysanne, il la prit en un clin d’œil, lui montrant ce que font un homme et une femme quand ils veulent imiter les animaux. Pendant ce temps, la grosse femme criait le nom de son mari à travers champs, parce que maintenant elle ne pensait plus qu’à sa hâte de déjeuner; pendant ce temps, la mère, le père et les frères de Cetta, avec leurs cheveux tout noirs, et aussi l’autre, le moins brun, continuaient à travailler, à quelques pas des deux tortues qui s’accouplaient.
Quand la mère avait dit à la fille de commencer à guérir, lentement, pour ne pas éveiller les soupçons, Cetta avait peiné à se remettre de cette année passée à faire l’infirme. Et quand, après l’accouplement des tortues, à presque quatorze ans, elle se retrouva enceinte, son ventre aussi se mit à grossir plus à gauche qu’à droite, comme s’il penchait de ce côté estropié pour rien.
Naquit un enfant d’un blond extraordinaire. On aurait dit un fils de Normands, n’eussent été ses yeux d’un noir de charbon, profonds et tendres, qu’aucun blond n’aurait jamais pu espérer avoir.
«Lui, il aura un nom!» annonça Cetta à son père, sa mère, ses frères aux cheveux noirs, et à celui que tout le monde appelait l’autre.
Et puisqu’il était tellement blond qu’il lui rappelait l’Enfant Jésus de la crèche, Cetta appela son fils Natale – Noël.