En pays lointain-2

2070 Words
Jacques Baptiste s’arrêta à côté de Sloper pour regarder une dernière fois la cabane. La fumée s’échappait en volutes mélancoliques de la cheminée de tôle. Les deux incapables les regardèrent partir du seuil de la porte. Sloper posa la main sur l’épaule de son camarade. – Jacques Baptiste, as-tu jamais entendu parler des chats de Kilkenny ? Le métis secoua la tête négativement. – Eh bien ! mon vieux copain, les chats de Kilkenny se sont entre-dévorés jusqu’à ce qu’il ne restât de chacun d’eux ni peau, ni poils, ni le moindre miaulement. Tu entends ? Rien de rien. Or, ces deux individus ont les bras retournés. Ils n’en ficheront pas un coup, cela nous le savons. Pendant tout l’hiver, un hiver morne et interminable, ils resteront seuls. N’ai-je pas raison de les comparer aux chats de Kilkenny ? Ce qu’il y avait du Français dans Baptiste lui fit hausser les épaules, mais l’Indien en lui resta coi. N’importe, son mouvement d’épaules était significatif et gros de prophétie. * * * Au début, tout alla bien dans la petite cabane. Les rudes plaisanteries de leurs camarades avaient inculqué à Weatherbee et Cuthfert le sens des responsabilités qui leur incombaient. En somme, le travail n’écrasait pas deux hommes en pleine vigueur. L’absence de leur cruel fustigateur, ce terrible métis, avait provoqué en eux une agréable réaction. Chacun d’eux s’évertua à surpasser l’autre, et ils exécutèrent leurs menues tâches avec un empressement qui eût fait écarquiller les yeux à leurs camarades s’épuisant à présent, corps et âme, sur la Longue Piste. Tout souci avait disparu. La forêt qui les entourait sur trois côtés constituait un bûcher inépuisable. À quelques pas de leur porte, sommeillait la rivière du Porc-Épic, et d’un trou de sa robe de glace jaillissait une source bouillonnante, claire comme le cristal, bien que terriblement froide. Mais ils ne tardèrent pas à y trouver un inconvénient. Le trou s’obstinait à geler, les contraignant pendant de longues heures à rompre la glace. Les constructeurs inconnus de la cabane avaient prolongé les poutres de côté pour servir de support à une cache sur le derrière. Là s’entassaient en vrac les provisions des deux associés, trois fois plus que suffisantes. Mais la plus grande partie était de nature à réparer les forces nerveuses et musculaires, plutôt qu’à chatouiller agréablement le palais. Il y avait du sucre en abondance pour deux hommes ordinaires. Mais ces deux-ci n’étaient guère que des enfants. Ils eurent vite découvert les bienfaits de l’eau chaude saturée à point avec du sucre ; ils trempèrent sans parcimonie leurs galettes et ramollirent leurs croûtons dans le doux sirop blanc. Le café, le thé et surtout les fruits secs subirent de désastreux ravages. Leur première discussion naquit à propos du sucre. Et c’est une grande affaire quand deux hommes, qui dépendent l’un de l’autre pour toute compagnie, commencent à se quereller. Weatherbee aimait à pérorer sur la politique et Cuthfert, qui s’était borné jusqu’alors à détacher ses coupons et à laisser la chose publique se débrouiller de son mieux, se désintéressait de la question ou bien se répandait en d’effarantes épigrammes. Mais l’employé était trop obtus pour apprécier l’expression adroite de la pensée, et cette dépense inutile d’esprit irritait Cuthfert. Habitué à éblouir les gens par son éloquence, le manque d’auditoire constituait pour lui une véritable souffrance. Il se tint pour offensé et, inconsciemment, il fit retomber tout le poids de ce grief sur son pauvre diable de compagnon. À part leur existence actuelle, ils n’avaient rien de commun et leurs mentalités ne présentaient aucun point de contact. Weatherbee était un gratte-papier qui, de toute sa vie, n’était sorti de ses bureaux ; Cuthfert, maître ès arts, tripotait la peinture à l’huile et avait écrit pas mal de choses. L’un était un homme de basse classe qui se regardait comme un homme du monde, l’autre un gentilhomme qui avait conscience de l’être. De là on peut conclure qu’un personnage peut être de qualité, sans posséder les premiers éléments de la vraie camaraderie. Le maître ès arts considéra son compagnon comme un animal malpropre et inculte, dont la place était dans la fange avec les pourceaux. Il ne put s’empêcher de le lui dire ; celui-ci le traita en revanche de femmelette. Weatherbee chantait, en détonnant toutes les trois notes, des chansons comme Le Cambrioleur de Boston ou Le Joli Mousse pendant des heures entières. Cuthfert en pleurait de rage jusqu’à ce que, sa patience à bout, il s’enfuît au dehors. Mais la situation était sans issue. Il ne pouvait longtemps supporter l’intensité du froid ; la petite cabane, où s’entassaient les couchettes, le poêle, la table et tout le reste, les bloquait dans un espace de dix pieds sur douze. La seule présence de l’un devenait pour l’autre une sorte d’injure continuelle, et ils se confinaient dans de mornes silences qui, de jour en jour, augmentaient en durée et en intensité. Parfois une lueur dans le regard ou un pli de la lèvre trahissait ce qu’il y avait de meilleur en eux, bien qu’ils s’efforçassent de s’ignorer entièrement l’un l’autre pendant ces périodes de mutisme. Et chacun, de son côté, s’étonnait de ce que Dieu eût pu créer un être semblable à son compagnon. Ils avaient si peu d’occupations que le temps devenait pour eux un fardeau intolérable. Leur paresse s’accrut encore de ce fait. Ils tombèrent dans une léthargie physique à laquelle il leur fut impossible de se soustraire, et ils se révoltèrent à l’idée d’accomplir la plus minime tâche. Un matin que Weatherbee devait, à son tour, préparer le déjeuner commun, il se glissa hors de ses couvertures, et, pendant que son compagnon ronflait, alluma d’abord la lampe à huile, puis le poêle. Les bouilloires étaient gelées et il n’y avait pas dans la cabane d’eau pour se laver. Il ne s’en inquiéta pas le moins du monde. En attendant que l’eau dégelât, il coupa quelques tranches de lard et se plongea dans le travail délectable de pétrir le pain. Cuthfert l’avait sournoisement observé entre ses paupières mi-closes. Il s’ensuivit une scène au cours de laquelle ils ne se ménagèrent pas les malédictions et ils convinrent que chacun d’eux, désormais, préparerait sa nourriture. Une semaine plus tard, Cuthfert négligeait ses ablutions matinales ; il n’en mangea pas moins de bon cœur le repas qu’il s’était fait cuire. Weatherbee se moqua de lui, après quoi la ridicule habitude de se débarbouiller disparut complètement de leur existence. En voyant diminuer leur approvisionnement de sucre et autres petites douceurs, ils commencèrent à craindre de n’en avoir pas la quantité qui leur revenait à chacun, et, afin de ne point se trouver lésés, ils se mirent à s’en gaver. De cette lutte de gloutonnerie, les friandises pâtirent aussi bien que les hommes. Leur sang s’appauvrit du manque de légumes frais et du défaut d’exercice, de repoussants boutons de couleur rougeâtre leur couvrirent le corps. Cependant, ils refusèrent encore de tenir compte de cet avertissement. Bientôt leurs muscles et leurs articulations se mirent à enfler, leur chair noircit et leurs bouches, leurs gencives et leurs lèvres prirent une teinte crémeuse. Loin de se trouver rapprochés par leurs misères, ils se bornaient à surveiller l’un sur l’autre les symptômes du scorbut qui progressait. Ils ne prêtèrent plus la moindre attention à leur apparence physique, et par là même oublièrent la décence la plus élémentaire. Jamais plus ils ne prirent la peine de faire leurs lits, ou de renouveler au-dessous la couche de branchages de sapin, et la cabane ressembla à une véritable porcherie. * * * Pourtant il leur était impossible de passer leur temps sous leurs couvertures, comme ils l’eussent désiré ; le froid était inexorable et le poêle exigeait de fortes quantités de combustible. Leurs cheveux et leurs barbes devenaient hirsutes, et leurs hardes auraient rebuté un chiffonnier. Mais ils ne s’en souciaient pas. Ils étaient malades et personne ne pouvait les voir ; en outre, tout mouvement leur était pénible. À tout cela venait s’ajouter un nouveau sujet d’inquiétude – la peur du Nord. Cette peur, fille à la fois du Grand Froid et du Grand Silence, était née dans les ténèbres de décembre, quand le soleil avait plongé pour de bon derrière l’horizon du Sud. Elle les affectait suivant leurs mentalités différentes. Weatherbee, en proie aux superstitions les plus grossières, faisait de son mieux pour évoquer les esprits des inconnus qui dormaient dans leurs tombeaux. Il s’y passionnait et il rêvait qu’ils sortaient du froid pour venir vers lui, se blottissaient dans ses couvertures et lui contaient les aventures et les tracas qui avaient précédé leur trépas. Il s’arrachait à leur contact en les sentant se rapprocher de lui et mêler aux siens leurs membres glacés ; et quand ils lui chuchotaient à l’oreille les secrets de l’avenir, la cabane retentissait de ses hurlements de terreur. Cuthfert n’y comprenait rien, – car les deux compagnons ne se parlaient plus, – et lorsque ces cris le réveillaient, il ne manquait jamais de saisir son revolver. Puis il se mettait sur son séant, tremblait nerveusement, son arme braquée sur le dormeur inconscient. Il se figura que l’homme devenait fou et commença à craindre pour son existence. Sa maladie à lui affectait une forme moins concrète. L’artisan inconnu qui avait construit la cabane, poutre par poutre, avait fixé une girouette sur le toit et Cuthfert avait remarqué qu’elle indiquait invariablement le Sud ; certain jour, irrité de la voir dans cette même position, il la tourna vers l’Est et la surveilla attentivement ; mais pas un souffle d’air ne la fit remuer ; alors il la déplaça vers le Nord, en jurant de ne plus y toucher tant que le vent ne soufflerait point. Mais le calme surnaturel de l’air l’effrayait et, bien souvent, il se levait au milieu de la nuit pour aller voir si la girouette avait viré. Une déviation de dix degrés aurait suffi pour le contenter. Mais non, elle restait fixée au-dessus de sa tête, immuable comme le Destin. Son imagination se mit à battre la campagne et bientôt il considéra la girouette comme une sorte de fétiche. Parfois, il suivait en pensée la route qu’elle indiquait à travers les mornes étendues, et laissait la peur envahir son âme. Il s’attardait à rêver à l’invisible et à l’inconnu jusqu’à se sentir écrasé par le fardeau de l’éternité. Tout, dans le Northland, possédait cette action déprimante – l’absence de vie et de mouvement, les ténèbres, la paix infinie de cette contrée mystérieuse, le sinistre silence dans lequel chaque battement du cœur retentit, la forêt imposante qui, dirait-on, recèle quelque chose d’effrayant et d’inexprimable que ni les mots ni l’imagination ne sont capables de rendre. Le monde qu’il avait quitté depuis si peu de temps, avec ses nations industrieuses et ses vastes entreprises, lui semblait déjà bien loin. Parfois des réminiscences le hantaient, – souvenirs de marchés, d’expositions, de rues populeuses, de toilettes, de soirées, de fonctions sociales, d’hommes honnêtes et de femmes aimées, qu’il avait connus, – mais c’étaient là comme les souvenirs confus d’une vie qu’il eût vécue des centaines d’années auparavant sur une autre planète. Ces visions devenaient pour lui la Réalité. Debout, à quelque distance de la girouette, les yeux rivés au ciel polaire, il n’arrivait pas à admettre l’existence réelle des terres du Sud et à se figurer qu’en ce moment même, elles bourdonnaient de vie et de mouvement. Non, il n’y avait pas de Sud, pas d’hommes, pas de fiançailles, pas de mariages. Derrière ce morne horizon s’étendaient de vastes solitudes et d’autres plus immenses encore. Il n’existait pas de pays ensoleillés à l’atmosphère lourde du parfum des fleurs. Ce n’étaient là que d’anciens rêves de paradis. Les pays lumineux de l’Ouest, les pays des épices de l’Est, la riante Arcadie et les Îles bénies des Bienheureux. Ah ! ah ! Son rire fendit le néant et ce bruit inaccoutumé le surprit. Il n’y avait pas de soleil. Tout cela représentait l’univers inerte, glacé et sombre, et il en était le seul habitant. Mais Weatherbee ? En ces instants-là, Weatherbee n’entrait pas en ligne de compte. Il le considérait comme un Caliban, un fantôme monstrueux enchaîné à lui depuis l’éternité, en châtiment de quelque crime oublié. Il vivait en compagnie de la Mort parmi les défunts, démoralisé par le sentiment de son propre néant, écrasé sous la masse puissante des âges révolus. La solennité de toutes choses l’épouvantait. Tout y concourait, sauf lui-même : l’absence complète de vent et de mouvement, l’immensité des terres sauvages couvertes de neige, la hauteur du ciel et la profondeur du silence. Cette girouette ! Si seulement, elle voulait tourner. Si la foudre pouvait tomber, ou la forêt s’embraser. L’effondrement des cieux, le fracas du Jugement Dernier ! N’importe quoi, n’importe quoi ! Mais non, rien ne remuait. Le silence s’amoncelait et la Peur du Nord étreignait son cœur de ses doigts de glace. Un jour, nouveau Robinson Crusoé, il rencontra une piste sur le bord du fleuve – c’était l’empreinte légère d’un lièvre à raquette sur le fin duvet de la neige. Ce fut pour lui comme une révélation. La vie existait donc dans le Northland ! Il la suivrait, l’étudierait, ne la lâcherait pas des yeux. Oubliant l’enflure de ses membres, il s’élança à travers la blanche épaisseur dans une dernière exaltation. Il s’enfonça dans la forêt, et le court crépuscule de midi s’évanouit. Il continua sa poursuite jusqu’à ce que la nature épuisée, reprenant ses droits, le couchât anéanti dans la neige. Alors il grogna, furieux contre lui-même, en découvrant que la piste n’avait existé que dans son imagination.
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