On ne venait point à nous. Deux servantes, coiffées comme moi du casque à mèche national, s’essoufflaient à servir les autres pratiques. Gustave avait appelé déjà deux ou trois fois, mais si bas qu’on ne l’avait point entendu. Ce fut moi qui découvris le talisman à l’aide duquel on pouvait attirer l’attention des deux servantes. Je vis que les maquignons frappaient sur leur verre. Il y en avait un devant nous. Je carillonnai dessus avec mon eustache, et tout aussitôt, du fond de la cheminée, une voix de tonnerre s’éleva :
– Voyez voir ! dit-elle.
La mère Guenée, maîtresse et souveraine de la Descente des maquignons, au bon bourg de Viessois, était une femme énorme, avec des sourcils noirs et des cheveux gris coupés ras comme ceux d’un homme. Elle était assise sous le manteau de la cheminée, les sabots au feu, le ventre passé dans la concavité d’une petite table chantournée qui lui servait de comptoir. De là, elle dominait son monde.
– Qui vous faut ? demandèrent à la fois les deux servantes en accourant vers nous.
Je regardai Gustave, qui rougit jusqu’au blanc des yeux. Décidément, j’étais la plus forte.
– De ça ! répondis-je d’un ton résolu en montrant la terrine fumante du groupe le plus voisin.
– Couchez-vous ?
– Pardienne !
– V’là qu’est bon ! comment qu’on vous nomme ?
– Gustave et Suzanne Lodin.
L’une des servantes était allée nous chercher notre provende. Celle qui m’interrogeait cria :
– Une couchée ! Gustave et Suzanne Lodin !
L’énorme bonne femme prit un cahier couleur de graisse et se mit à inscrire nos noms. On était au commencement de 1832, et la police des routes se faisait en toute rigueur.
– D’où qu’ous venez ? demanda encore la servante.
– De Saint-Lud.
– Et vous allez ?
– A Vassy.
– De Saint-Lud à Vassy !… cria la fille.
Ce fut tout. Gustave me contemplait avec une profonde admiration.
– Tu as vite fait de répondre, toi ! me dit-il, non sans une légère nuance de jalousie.
On nous apportait notre plat. Je remarquai en ce moment un petit vieillard d’honnête mine qui était seul de son écot, sur le même banc que nous, et qui me faisait signe de la tête bien amicalement. Je le montrai à Gustave, qui me dit :
– Faut se méfier dans les auberges !
Le petit vieillard cligna de l’œil et sourit en le regardant.
– Voilà qui sent bon ! dis-je en parlant de notre plat ; ça doit faire un fier ragoût !
– Oui, oui, dit auprès de moi une voix doucette ; quant à bien cuisiner, maman Guenée est connue pour ça…
Je me retournai. C’était mon petit vieillard souriant, qui s’était glissé tout doucement le long du banc et qui avait apporté auprès de nous son morceau de lard, son pain et sa chopine. Il se pencha derrière mon épaule et dit à Gustave en clignant de l’œil :
– On est bien embarrassé, comme ça, quand on voyage tout seul, monsieur Lodin ?
Gustave tressaillit en s’entendant appeler par son nom. Moi-même, je ne réfléchis pas que la fille d’auberge venait de le prononcer à haute voix.
– Vous me connaissez, vous ? demanda Gustave.
– Je vas et je viens, répliqua le petit vieux ; les affaires sont si crevantes !… Ici et là… de droite et de gauche… on gagne son pain, pas vrai ?… Je connais bien du monde à Saint-Lud… et le père Lodin m’a vendu plus d’une génisse en sa vie.
Gustave, qui portait la première bouchée à ses lèvres, la remit sur son assiette.
– Il ne vous en vendra plus, dis-je tout bas.
– Il est mort ! prononça solennellement le bonhomme, qui ôta son chapeau, découvrant ainsi une tête longue et jetée en arrière où se collait un vieux bonnet de soie noire ; que Dieu lui fasse paix ! – C’était un chrétien ! Si vous lui aviez parlé du vieux Gilles Macé, du bourg de Campagnolles… Mais nous nous en irons tous, mes bénis enfants… et moi plus tôt que vous. Le principal est de songer à cela pour ne jamais mal faire.
Il but un petit coup et se tailla une mince bouchée de lard, qu’il mit sur un gros carré de pain.
Gustave me poussa le coude.
– Voilà un vieux qui a l’air bien doux et bien poli, me dit-il.
– J’en réponds, mon parrain !… il ne ressemble guère aux autres.
– Et quel âge avons-nous ? reprit Gilles Macé d’un ton si paternel, que nous fûmes touchés jusqu’à l’âme. – Douze à treize ans, la gentille poulette… seize ans, le beau garçon… Ah ! dame ! j’ai été jeune aussi un temps qui fut… si j’en avais su aussi long qu’aujourd’hui !… Mais vous ne pourrez pas faire que les jeunesses écoutent ceux qui ont de l’âge… C’est égal, je m’intéresse à vous, mes bénis enfants, et je veux vous donner un conseil : si quelqu’un de ceux-là qui sont au bout de la table voulait faire amitié avec vous, méfiance !
Il avait baissé la voix et ses yeux roulaient sous ses sourcils grisâtres. Nous devinâmes tout de suite, Gustave et moi, qu’il y avait là près de nous quelque grand danger, que notre inexpérience seule nous empêchait de voir. Nous regrettâmes d’avoir franchi le seuil de ce repaire ; – mais il était trop tard. L’effroi que je vis dans les yeux de Gustave augmenta le mien.
– Méfiance ! répétai-je en me tournant vers notre voisin, – et pourquoi ?
– Je ne suis pas avec eux, au moins ! protesta vivement le bon père Macé ; mais on ne peut pas coucher dehors, pas vrai, parce qu’il y a des mauvaises pratiques dans une auberge ?
– Qui sont donc ces gens ? demanda Gustave.
Le père Macé se rapprocha et baissa la voix encore plus. Il me sembla que son regard se fixait sur la chemise que Gustave avait nouée en sacoche pour porter nos sous.
– Quant à dire du mal de quelqu’un, reprit le bonhomme, jamais !… Chacun vit à sa guise, pas vrai ? et le mieux est de ne pas s’occuper des affaires des autres… Ces gens-là sont ci et ça, mie et croûte, quoi ! ça les regarde… pas vrai ?… Voilà Perrin Doulais, le grand qui tient le manche de son fouet… c’est un chrétien… mais j’ai ouï dire qu’il ne fait point bon le croiser à la brune dans une basse route…
– Comment !… nous écriâmes-nous tous deux à la fois.
– Chut ! chut ! fit le père Macé ; – on jase, pas vrai ?… Voici là-bas la Michonne, celle qui met son nez dans son écuelle… Quand elle est dans une auberge avec son compère Pachu, – le gros de droite, – je n’aimerais pas coucher seul, la clé sur la porte.
– Pas possible ! fit Gustave.
Moi, la frayeur me prenait pour tout de bon.
– Oh ! dame ! continua le brave homme, c’est une idée à moi, pas vrai ?… L’autre femme, la Provans, pour ce qui est de celle-là, je voudrais bien de ses rentes, mais point de son métier… Quoique ça, que si on écoutait toutes les mauvaises langues…
– Quel est donc son métier ? interrompit Gustave.
– Vous saurez ça quand la barbe y sera, mon ami béni.… On ne dit pas tout, pas vrai, devant les poulettes ?… Tenez, le gros sans-souci de Guillou, celui qui est derrière la Provans, en voilà un qui ne se fait pas de mauvais sang !… Depuis vingt-cinq ans qu’il est maigrisseur, il a acheté bien des lopins de terre…
Le maigrisseur est un voleur de bestiaux, mais ce n’est pas un voleur ordinaire. Pour être maigrisseur, il faut un établissement, une ferme, des étables. L’état consiste à dénaturer un cheval enlevé, à l’aide de la diète et de la séquestration. Un bon maigrisseur pourrait vous revendre à vous-même la propre génisse qu’il vous a pipée, et vous n’y verriez que du feu.
– Et celui qui vient après, demanda Gustave, est-ce aussi un maigrisseur ?
– Non fait !… c’est Mahouriaux du bourg de Presle… un fin teindeur, ou je ne m’y connais pas, par exemple !… N’y a pas de bête de réforme avec lui, tant il sait bien rébouir la marque !
Le teindeur est un larron qui enchérit sur l’art du maigrisseur : il change le poil des bêtes au moyen de teintures et caustiques. Rébouir la marque, c’est coller du poil aux endroits où le fer chaud des commissions de remonte a cautérisé les chevaux réformés.
– Mais c’est donc ici une caverne de brigands ! s’écria Gustave.
– Allons-nous-en, mon parrain ! Allons-nous-en bien vite ! ajoutai-je.
Le regard du père Macé caressa notre sacoche.
– Quand on a de quoi comme ça, murmura-t-il, la grande route est encore moins sûre que l’auberge.
Cet entretien avait coupé notre appétit. Je regardais le père Macé avec de grands yeux épouvantés. Gustave murmurait :
– Si la route n’est pas sûre et que nous soyons dans un coupe-gorge, comment faire ?
Le bonhomme se mit à rire tout doucement.
– Comme ils y vont, les bénis enfants ! dit-il ; un coupe-gorge !… Parce que voilà quinze ou seize bons lurons qui gagnent leur vie comme ils peuvent… les affaires sont si crevantes depuis le temps !… Mais ils n’ont peut-être pas vu c’te sacoche…
Gustave posa ses hardes dessus.
– Hi ! hi ! fit le bonhomme, moi j’aurais commencé par là… mais l’expérience ne vient pas comme ça avant les grosses dents… Pas vrai ?
– Mais si on se confiait à la maîtresse de l’auberge ? murmura Gustave.
– La maman Guénée, repartit Gilles Macé qui sourit en se grattant l’oreille, c’est peut-être des histoires ce qu’on raconte sur elle… le monde sont si bavasses !… Quoique ça, elle n’a jamais été en prison qu’une fois…
– Elle a été en prison ! m’écriai-je en repoussant mon assiette.
– Chut ! chut !… rien qu’une fois… et les juges peuvent se tromper, pas vrai ?… Mangez et buvez, mes bénis enfants, ce que vous laisserez, vous le paierez tout de même.
Nous n’avions plus faim. L’idée que nous étions entourés de malfaiteurs nous serrait l’estomac. Je glissai un coup d’œil vers la cheminée où l’immense aubergiste brûlait la semelle de ses sabots. Tous les crimes, tous, étaient sur ce visage écarlate et huileux.
– Ah ! ah ! fit Gilles Macé, qui versa le restant de sa chopine dans son verre ; – ils en ont fait de belles à la foire d’aujourd’hui… Mais ça les regarde, pas vrai ?… La Guenée est d’ensemble avec eux, on dit ça… Moi, je n’en sais rien…
– Mais pourquoi, l’interrompis-je saisie par une pensée soudaine, pourquoi êtes-vous descendu à cette auberge, vous qui la connaissez si bien ?
Il cligna de l’œil, et regarda Gustave comme pour s’adresser à son intelligence supérieure.
– Pourquoi se met-on les pieds dans l’eau pour passer la rivière où n’y a point de pont ? murmura-t-il, quoique ça qu’il y a une autre auberge deçà du bourg… Mais, comme l’on dit, dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois… L’autre aubergiste a été trois fois ès assises.
Voilà un pays que ce bon bourg de Viessois !
– Tu sens bien, Suzanne, – me dit Gustave, – que si M. Macé avait pu faire autrement…
– Pas vrai ? interrompit le bonhomme ; c’est-il pas tout clair ? Vous avez compris ça, vous, jeune homme, parce que vous ferez un futé compère quand l’âge y sera… Je m’y connais !
Gustave était désormais tout acquis au père Macé, à cause de la distance qu’on mettait entre nous. Gustave était bien aise de ressaisir la supériorité que ma vaillante entrée à l’auberge lui avait enlevée. J’avoue que je crus découvrir en ce moment je ne sais quels reflets sournois sous la paupière clignotante du bonhomme ; mais tous ces brigands qui faisaient orgie à l’autre bout de la table et cette criminelle aubergiste, assise sous le manteau de la cheminée, m’occupaient trop pour que je pusse réfléchir.