Chapitre 4 - Départ de Saint-Lud. Le petit père Macé.
J e m’éveillai le lendemain matin dans les champs, au pied d’une haie. J’étais tombée là sans doute épuisée. Je ne me souvenais de rien, hormis de ce qui s’était passé à la loge.
Je regardai tout autour de moi. Le hasard m’avait conduite à quelques centaines de pas de la maison du Theil. Je vis Gustave qui était en train d’ouvrir les portes. J’allai à lui. Le coup que m’avait porté la Noué au premier instant de son délire me laissait la figure ensanglantée. Gustave s’élança vers moi tout tremblant. Cette fois, je ne lui cachai rien. Si mon récit ne fut pas des plus clairs, c’est que j’avais la tête à moitié perdue. Quand j’eus achevé, je lui dis :
– Je viens te dire adieu, mon parrain… L’abbé Daudel va me faire entrer à la Visitation de Coutances.
Gustave m’avait écoutée, immobile et muet. A ce mot d’adieu, je vis des larmes dans ses veux.
– Tu souffrais comme cela, ma pauvre petite Suzanne, dit-il enfin, et moi, je ne le savais pas !
Il me tenait les deux mains. Nous étions dans la cour de la maison du Theil. Le bourrelier vint sur la porte et se mit à rire.
– Ne dirait-on pas deux amoureux ! s’écria-t-il. Allons, Guste, ça n’avance pas l’ouvrage… à la besogne !
Gustave, au lieu de lui répondre, me dit :
– Tu souffrirais peut-être encore, et je ne le saurais pas davantage.
– Allons ! allons ! dit M. Guéruel avec un commencement de colère, obéit-on quand je parle ?
Gustave lâcha une de mes mains et garda l’autre pour me conduire jusqu’à lui.
– J’ai travaillé ma dernière journée ici, monsieur Guéruel, dit-il avec tristesse, mais d’un ton ferme.
– Comment, Gustave ! s’écria le bourrelier ; est-ce que tu n’es pas content de moi ?
– Vous avez des défauts comme les autres, patron, répondit mon parrain ; mais vous avez été pour moi un bon maître, et je ne me plains pas de vous.
– Alors, pourquoi veux-tu me quitter ?
– Pour faire mon tour de France, patron… Mais entrons chez vous, j’ai à vous causer.
Il y avait du monde dans la cour. J’entendis qu’on disait :
– La Noué a l’air d’une diote !… elle est à faire la veille auprès du bonhomme Lodin qui a passé cette nuit.
L’idée me vint qu’on m’accuserait d’ingratitude, mais cela ne m’occupa point.
M. Guéruel nous fit entrer, Gustave et moi, dans sa maison. C’était un homme sévère et intéressé, mais il avait de l’honneur.
Gustave allait bientôt avoir dix-sept ans. Jusqu’alors il s’était montré beaucoup moins avancé qu’on ne l’est à cet âge. Peut-être son intimité avec moi contribuait-elle à cela. C’était un enfant : l’abbé Daudel avait eu raison de le dire. M. Guéruel s’attendait sans doute à quelque propos d’enfant.
– Patron, lui dit-il dès que la porte fut fermée, – je suis le frère aîné de cette petite fille-là… Je suis son père, pour parler mieux… et je serai son mari dans quelques années… Voyez l’état où elle est. On l’a frappée… on a fait pis… je ne dirai pas ce qu’on a fait, parce que cela s’est passé dans la maison de mon père… Elle ne peut plus rester où elle est ; je vais l’emmener avec moi.
Ce petit discours fut prononcé d’un ton si grave, que je me demandais en l’écoutant si c’était bien mon parrain qui parlait. Guéruel se mit à rire.
– La Noué n’est donc pas si sainte qu’on le dit ? murmura-t-il.
– Je n’ai pas prononcé le nom de ma sœur, répondit Gustave presque sévèrement ; laissons, s’il vous plaît, ma sœur de côté.
Guéruel le regarda tout surpris. Gustave continua :
– Patron, j’ai voulu vous causer pour l’affaire de l’enterrement du bonhomme : je n’y assisterai pas, mais je veux le payer.
– Tu n’assisteras pas à l’enterrement de ton père ! s’écria le bourrelier.
– Dans une heure, cette petite fille-là et moi, nous serons en route.
– Pour où aller ? demanda le bourrelier.
– Ici ou là, peu importe… Suzanne ne peut pas rester avec ma sœur… Je n’ai pas voulu vous quitter sans parler avec vous, patron. Regardez-moi bien dans le blanc des yeux… pour dire à ceux qui jaseront : Guste était un honnête homme ; la petite fille sera sa sœur jusqu’à ce qu’elle soit sa femme.
Le bourrelier lui tendit la main comme malgré lui.
– Tu fais un drôle de petit gars, tout de même ! murmura-t-il avec une véritable émotion.
Gustave tira de sa poche six pièces de cinq francs et les mit sur la table.
– Voilà pour qu’on lui chante une messe, fit-il ; et à ce moment les larmes lui vinrent aux yeux. Que ça soit fait comme il faut, patron, je m’en rapporte à vous… Le pauvre père est bien là où il est, et s’il voit mon cœur, il est content… Adieu, patron !
– Attends donc ! fit le bourrelier ; as-tu d’autre argent ?
– J’ai encore trente francs et de bons bras… Ne vous inquiétez point.
– Est-ce que tu ne comptes pas revenir un temps qui sera, Gustave ?
Mon parrain prit un air sombre.
– J’allais oublier une commission que vous ferez pour moi, patron… Dites à l’homme de loi que si je reviens jamais, il s’en aille, et vite, car je promets bien que nous ne nous rencontrerons qu’une fois.
– Là ! là ! gronda Guéruel, voilà bien les jeunesses !… S’il t’a fait tort, mène-le chez le juge de paix.
Mais mon parrain ne voulait point entamer de discussion là-dessus. Il serra brusquement la main du bourrelier et m’emmena dans sa chambrette, où nous fîmes son petit paquet. Après quoi, nous sortîmes par la porte de derrière.
Nous voilà sur la grand’route, après avoir traversé deux ou trois champs. Je n’étais pas bien sûre de ne point rêver. Nous allions du côté de Vire, lorsque, tout à coup l’idée de mon trésor me revint.
– Par ici, mon parrain ! m’écriai-je ; – nous avons de l’argent là-haut, de l’autre côté de la loge.
Il s’arrêta pour me regarder.
– De l’argent ! répéta-t-il.
– Dame !… tu m’as dit dans le temps qu’il fallait de l’argent pour nous marier.
Comme je voyais son visage se rembrunir, je me hâtai d’ajouter :
– C’est à moi, va ! je te fais juge !
Je lui racontai alors comment j’avais amassé mon pécule.
– N’est-ce pas que ça m’appartient ? demandai-je, étonnée de son silence.
Il avait les yeux braqués sur les cailloux du chemin.
– Oui, oui, c’est bien à toi, Suzanne, me répondit-il, mais traverser de nouveau le village pour quelques sous !
– Mais il y a trois ans, m’écriai-je, et j’ai agrandi le trou plus de vingt fois !
Il me reprit par la main, et nous franchîmes le fossé de la route. Il voulait tourner le hameau. Nous passâmes derrière ce cher petit bosquet d’ormes où avaient lieu nos rendez-vous d’autrefois.
– Ah ! Suzanne, coquinette ! murmura-t-il, tandis que je lui montrais les ormes en riant et en pleurant, tu étais déjà une petite femme ! tu avais des secrets pour moi.
– Mon parrain, répondis-je, je n’en aurai plus : pardonne-moi !
Allant toujours à travers champs, nous atteignîmes le sommet de la côte. J’allai droit à ma motte de gazon, que je soulevai. Gustave resta tout ébahi à la vue du tas de gros sous qui était là-dedans. Il y avait pour plus de soixante francs de pièces de billon ; c’était presque sa charge. Comme nous étions occupés à nouer cette fortune dans une de ses chemises, un chant grave et lointain monta jusqu’à nous. C’était l’abbé Daudel qui venait lever le corps du bonhomme Lodin. Nous reconnûmes les principaux de Saint-Lud, Guéruel en tête. Gustave et moi, nous nous mîmes à genoux et nous priâmes avec ferveur. Quand la procession se remit en marche vers la chapelle, nous vîmes la Scholastique marcher derrière le corps. Nous restâmes à genoux tant que le cortège fut en vue.
– Elle est ma sœur, dit Gustave ; que Dieu lui pardonne !
Moi, je dis aussi et de tout mon cœur :
– Que Dieu lui pardonne ! Si je pouvais lui faire du bien, je lui en ferais !
Mon trésor fut donc cause qu’au lieu de nous diriger vers la Bretagne, nous allâmes du côté de Falaise. Je portais le petit paquet de Gustave au bout d’un bâton ; lui s’était chargé de la sacoche aux gros sous. Dieu sait que je n’étais pas payée pour regretter la loge : cependant j’avais le cœur bien gros. Cette funèbre cérémonie que nous venions de voir plaçait le début de notre voyage sous des auspices tristes. Gustave était taciturne. Nous marchâmes longtemps sans parler. Quant à avoir une inquiétude quelconque sur les dangers ou le but de notre pèlerinage, je déclare que la pensée de craindre ne me vint même pas. J’étais sous la protection de Gustave. Gustave était pour moi supérieur à tous les périls.
La tristesse ne tient pas chez les enfants, et personne n’ignore l’effet souverain du voyage sur la mélancolie. Une fois passé le cabaret borgne où j’avais surpris le rendez-vous de la Noué avec Ducros, tout était nouveau pour moi. Au sommet de la montée suivante, je battis des mains en poussant un cri de plaisir. Nous laissions la Liriays sur notre gauche ; un autre château, d’un aspect seigneurial, se dressait à mi-côte vers le gros bourg de Viessois, notre paroisse, que je n’avais jamais vue. Devant nous, la route se déroulait comme un long ruban, à travers la plaine, les taillis, les guérêts. On apercevait jusqu’à deux ou trois clochers dans la campagne.
– Que le monde est grand ! m’écriai-je.
Gustave sourit d’un air de supériorité. Ce n’était pas un novice comme moi : il avait été une fois jusqu’à Vire.
Il faisait brune déjà quand nous arrivâmes au gros bourg de Viessois, où la route de Caen se sépare du chemin de Falaise. J’étais rendue de fatigue et de faim. Gustave avait les deux épaules meurtries du poids de mon trésor. Une auberge assez proprette, devant laquelle stationnaient bon nombre de carrioles, balançait son enseigne au vent : A la descente des maquignons, bon logis à pied et à cheval… Là-bas, ce mot de maquignon est loin de passer pour un terme de mépris ; il désigne une classe très-nombreuse d’industriels campagnards qui ont beaucoup de savoir-faire et peu de préjugés. C’est l’aristocratie d’argent des hameaux bas-normands. Nous nous arrêtâmes devant l’enseigne que Gustave venait de déchiffrer à haute voix. J’étais d’avis d’entrer ; mais Gustave, que j’avais vu si brave, si véritablement homme en face de maître Guéruel, me sembla pris d’une hésitation inexplicable.
– Qu’as-tu donc ? dis-je, déjà troublée de son trouble.
– C’est que… me répondit-il en hésitant, je ne sais pas comment on fait dans les auberges.
Les jeunes filles n’éprouvent pas au même degré ces étranges défaillances des jeunes hommes aux premiers pas dans la vie.
– Viens toujours, mon parrain, lui dis-je d’un ton où il y avait déjà de la protection ; – nous ferons comme nous pourrons.
Il me fallut le prendre par la main et presque l’entraîner.
Le seuil de l’auberge était élevé de trois ou quatre marches au-dessus du niveau de la route. La salle commune où se faisait la cuisine était très-vaste et contenait les lits de la famille, deux par deux, l’un sur l’autre. Cette salle était presque pleine au moment où nous entrâmes. Il y avait là une quinzaine de maquignons et marchands de bestiaux qui revenaient de la foire de Bernières. On buvait, on mangeait, on marchandait, on fumait. L’atmosphère, épaisse et chaude, s’imprégnait de miasmes violents. Heureusement que je n’étais pas une petite-maîtresse.
Notre entrée ne fit aucune espèce d’effet, je dois l’avouer. Gustave avait eu grand tort de se troubler : on ne nous accorda pas la moindre attention. Du premier coup d’œil, on avait pu voir que nous n’achèterions point de bestiaux et que nous n’en avions point à vendre. Nous nous assîmes modestement au bout de la table et nous attendîmes. Il est temps que je dise un peu quel était notre équipage.
Gustave avait meilleure mine que moi, mais cependant je n’étais pas trop mal couverte pour une fille de mon âge. J’avais de bons petits souliers à semelles de bois, des bas de coton bleu, une jupe d’épluche rayée et une cotte d’indienne un peu trop juste. Je portais le bonnet de coton sur l’oreille. Les bourgeoises parisiennes, qui n’ont vu cette coiffure que sur la tête de leur mari, ne peuvent deviner combien elle est coquette et crâne sur le front d’une jeunesse normande. Gustave avait un chapeau de paille à larges bords, une veste courte en coutil bleu et un pantalon de toile. Son élégance naturelle donnait de la tournure à tout cela. Il avait presque l’air d’un petit monsieur.