Chapitre 3 - La paillasse de la Noué. Comment finirent ses amours.
D epuis quelque temps, je dormais mal, parce que ma raison naissait, et avec elle je ne sais quel instinctif dégoût de tout ce qui m’entourait. La nuit précédente, un bruit singulier qui se faisait de l’autre côté de la serpillière m’avait tenue éveillée presque jusqu’au jour. C’était comme un frôlement de paille continu et patient. La Noué ronflait terriblement selon son habitude, et pourtant ce bruit, plus rapproché d’elle que de moi, agissait sur elle, car on cessait parfois d’entendre ce râle sonore qui accompagnait toujours son sommeil. A ces instants où elle s’arrêtait de ronfler, le bruit de paille froissée se taisait également. Mais il reprenait aussitôt que le silence avait rendu bruyant de nouveau le sommeil de Scholastique.
J’eus envie deux ou trois fois de me lever pour aller voir, mais on m’avait interdit sous de si rudes menaces le compartiment fermé par la serpillière, que je n’osai. Je finis même par m’endormir avant que ce bruit mystérieux n’eût cessé. Le jour fait évanouir tout ressentiment des terreurs nocturnes, surtout chez les enfants. Du moment où je m’éveillai jusqu’au soir, c’est à peine si j’eus un vague souvenir de cette paille remuée. La visite de l’abbé Daudet donna du reste un autre cours à mes petites méditations. Mais la brune vint, puis la nuit. J’avais défense d’allumer la chandelle avant le retour de Scholastique, et Scholastique ne rentrait point. Ces ténèbres qui m’entouraient me remirent dans le courant d’idées où j’étais la nuit précédente. Que s’était-il passé, là, tout près de moi ! J’entr’ouvris la porte et j’écoutai au dehors. Aucun pas ne résonnait sur la grande route, La Noué devait encore être loin. Je passai sous la serpillière et je m’avançai jusqu’au lit. Des brins de paille grincèrent sous mes pieds nus. Je portai vivement la main à la paillasse. Elle était éventrée. Quelque chose de froid était sous mon pied. Je me baissai : c’était un écu de cinq francs.
La Noué poussa la porte au moment où je repassais sous la serpillière. Je n’ai jamais éprouvé une plus grande terreur en ma vie. Il y avait de quoi. Elle ne me vit point, et je pus regagner le chevet du bonhomme. Elle alluma la chandelle en chantonnant. Je la devinais ivre. Quand la lumière brilla, je vis son visage d’un rouge sombre qui me sembla plus effrayant. Elle tenait un litre d’eau-de-vie sous le bras.
– Avance, faignante ! me dit-elle ; je suis de bonne humeur… je veux te soûler ce soir.
Elle me versa au moins une demi-écuellée d’eau-de-vie.
– Marraine, répondis-je en tremblant, j’ai été malade toute la journée.
– Ah ! fit-elle en haussant les épaules, malade !… Est-ce que je suis jamais malade, moi ?… Je n’aime plus le poiré chaud, c’est trop fade… je vas boire ta part.
Elle avala d’un trait l’énorme rasade et posa le litre sur la table.
– Qu’est-ce qu’il t’a dit, le prêcheux ? reprit-elle.
Et sans attendre la réponse, elle ajouta :
– On va avoir affaire à lui… tu seras bientôt de noce… Ah ! ah ! ils croyaient qu’on resterait toujours fille !
Je compris, à l’orgueil brutal qui éclatait sur ses traits, que l’homme de loi avait enfin fixé l’époque du mariage.
– Bonsoir, petiote ! dit-elle tout à coup en me faisant un signe de tête amical ; je, l’entends qui vient… ne parle pas de ça… Bonsoir, bonsoir !
Elle disparut derrière la serpillière. Mais elle s’était trompée. L’homme de loi ne venait pas.
Je l’entendis qui se couchait. Une heure entière se passa. J’avais le frisson et je ne pouvais dormir. Chaque fois qu’elle se retournait dans son lit, je tressaillais de la tête aux pieds. Au bout d’une heure elle se releva et vint boire à même au litre d’eau-de-vie.
– Dors-tu ? me dit-elle.
Je fermai les yeux et ne répondis point.
– Il n’est jamais venu si tard que ça ! grommela-t-elle.
Un premier doute lui traversa l’esprit, car ses sourcils se froncèrent tout à coup. Elle ouvrit la porte et se prit à écouter au dehors. La nuit était noire ; la campagne était déserte. Il pouvait bien être déjà onze heures du soir. Je l’entendis qui pensait tout haut :
– S’il lui était arrivé malheur !
Elle rentra précipitamment et courut droit au lit.
– Ah ! fit-elle avec un commencement d’angoisse, il a emporté son bonnet de nuit.
Mes dents claquèrent. Je songeais à la paillasse. En effet, presque aussitôt après, elle poussa un cri si sauvage que le bonhomme se dressa galvanisé. Elle venait d’apercevoir le trou de sa paillasse. Elle la saisit et la jeta au milieu de la chambre comme si c’eût été une plume. La paillasse, en tombant, rendit un son sourd.
– Volée ! volée ! s’écria-t-elle, échevelée déjà et les yeux sortis de la tête.
Elle ne fit qu’un bond jusqu’à moi, et son poing fermé m’écrasa le visage tandis qu’elle râlait :
– Tu m’as volée !… volée !
J’étais presque évanouie. Je n’avais pas la force de parler. Mais je voyais et j’entendais. Je la vis prendre la hachette au coin du foyer, et je l’entendis qui disait :
– Il faut que je fasse un malheur !
Je donnai mon âme à Dieu, car cette femme était une folle furieuse. Mais au moment où elle revenait, la hache s’échappa de ses mains. Elle s’affaissa sur elle-même, éclatant en sanglots.
– C’est lui ! c’est lui ! dit-elle, il ne m’aimait pas ! il m’a volée !
Tout son corps se contracta horriblement. Elle se roula dans d’effrayantes convulsions, tandis que sa bouche pleine d’écume râlait :
– C’est mon argent qu’il voulait !… mon argent !
Un invincible engourdissement me tenait enchaînée. C’était comme un de ces cauchemars que donne la fièvre. Il fallait un choc puissant pour m’éveiller.
Le choc vint.
Je sentis comme un collier glacé autour de mon cou ; c’était la main du paralytique. Je vis avec un indicible effroi son visage livide auprès du mien. Sa voix, que je n’avais jamais entendue, – une voix étrange et qui n’était pas de ce monde, – murmura tout près de mon oreille :
– Va-t’en, Suzanne… va chez le jeune prêtre… dis-lui qu’il vienne m’enterrer demain… et ne reviens jamais ici !
La vue d’un mort sortant de sa tombe ne m’aurait pas frappée plus violemment. La main étendue du bonhomme Lodin me montrait la porte que Scholastique avait laissée ouverte. Je me glissai hors du lit et je gagnai le seuil en chancelant. J’entendis le vieillard retomber sur son grabat comme une masse. La Noué ne criait plus.
Dès que je fus dehors, je me mis à courir de toutes mes forces et sans savoir où j’allais.