Chapitre 2 - Les amours de la Noué.
T ant que dura le jour, je songeai à cela ; le soir également ; la nuit, je ne pus fermer l’œil. De l’argent, pour nous marier, Gustave et moi.
Un instant je fus avare dans toute la force du terme. La passion d’amasser me saisit avec une véritable violence. Je creusai ma petite cervelle afin de trouver un moyen de thésauriser. Thésauriser quoi ? je ne gagnais rien et je n’avais rien. Vers le matin, je sautai hors de mon lit. Comme Archimède, j’avais trouvé !
Je m’élançai au dehors et je gagnai tout d’un temps le haut de la côte. Je m’orientai. A l’endroit juste où la diligence avait coutume de reprendre le trot, je découpai une belle motte de gazon sur le bas côté de la route. Sous la motte coupée, mon eustache me servit à creuser un trou carré, sur lequel je remis proprement la motte de gazon. Ma tirelire était fabriquée. Il n’y avait encore rien dedans, mais patience ! Il ne s’agissait plus que de l’emplir.
A onze heures, quand la première diligence passa, mon cœur battit bien fort. C’était une grande épreuve. Ma combinaison, comme disent les Parisiens habiles, était-elle praticable, oui ou non ? J’allais le savoir.
Jamais la Noué ne m’avait vu jeter ma torche et ma grêle d’une si grande ardeur. Je bondis jusqu’au milieu de la route et d’une voix éclatante :
« Charitais, s’i vous plaît,
« Pou l’amou di bon Diais ! »
Les voyageurs se montrèrent généreux. J’eus sept sous depuis le bas de la côte jusqu’en haut, où je fis une belle révérence pour témoigner ma gratitude. Puis je me couchai par terre pour reprendre haleine, suivant ma coutume. J’en avais besoin. Mais je ne manquai pas de choisir, pour me reposer, l’endroit où j’avais creusé mon trou carré, sous la motte de gazon. Je pris la motte aux cheveux, je la soulevai, je glissai un sou dans le trou. Eh bien ! j’ai remporté quelques victoires en ma vie, de grandes victoires assurément, eu égard à ma faiblesse et à mon point de départ : je ne me souviens pas d’avoir jamais triomphé au-dedans de moi-même avec autant d’enthousiasme. Quand je remis la motte de gazon, ma tête était en feu, mon cœur défaillait. Sous ce petit carré d’herbe était la fortune de Gustave et mon bonheur. Il n’y avait encore qu’un sou, mais je l’aurais défendu au prix de tout mon sang !
La Noué ne se douta de rien. Je ne m’étais pas arrêtée plus longtemps que d’ordinaire au haut de la côte, et je rapportais six sous : bonne aubaine.
Il passa deux grandes diligences chaque jour, sans compter les messageries départementales. Ces dernières donnent peu, Les voyageurs de clocher à clocher ne sont pas prodigues. Mais, enfin, je ne peux pas évaluer à moins d’un franc par jour le bénéfice que la Noué tirait de moi. Là dessus, je prélevai désormais la dîme. Tous les soirs, mon trésor s’augmentait de deux ou trois sous.
J’arrivais à ma dixième année, lorsqu’un changement se fit dans mon existence jusqu’alors si uniforme. Un matin, la Noué mit ma torche et ma grêle sur la plus haute planche du dressoir et me dit :
– C’est toi qui garderas les vaches aujourd’hui.
Je pensai de suite à Gustave et à notre rendez-vous quotidien, mais il fallait obéir. A midi, la Noué mit son mouchoir de cou des dimanches et fourra une pièce blanche dans sa poche, ce qui ne lui arrivait jamais. Elle sortit. Je la vis monter la côte à longues enjambées, puis disparaître au tournant de la route. Je conduisis les vaches à la prairie. C’était la première fois que je passais un jour tout entier sans voir Gustave. Je pleurai bien. Comme j’avais les yeux rouges, la diligence, attendrie, me donna plus qu’à l’ordinaire, et je mis cinq sous dans ma cachette.
A la brune, je vis la taille haute et dégingandée de la Noué au sommet de la côte. Elle me jeta un petit gâteau dans la prairie et me fit un signe de tête presque amical. Elle était contente. Elle ne fila point de toute la soirée et donna du cidre chaud au bonhomme étonné.
Je remarquai que son haleine empestait l’eau-de-vie.
Le lendemain, elle mit encore son beau mouchoir de cou et fourra une autre pièce blanche dans sa poche. Je ne vis point Gustave. Je pris de la tristesse et j’eus envie de mourir. La Noué revint plus tard que la veille. Elle avait le teint rouge et la voix rauque. Je l’entendis cette nuit qui remuait son argent dans sa paillasse.
Le jour suivant, au lieu de faire sortir les vaches, je la suivis par les prairies. Les haies et les saussaies me cachaient ; d’ailleurs, elle était sans défiance. Il y avait, à un quart de lieue de la loge, sous le parc du beau château de la Liriays, un bouchon misérable et mal hanté qui ouvrait sa porte basse sur un chemin de traverse. Je vis la Noué qui entrait dans ce cabaret. Je restai cachée dans les broussailles qui bordaient le bas chemin. Un instant après, Ducros, l’homme de loi, parut, cheminant à travers champs. Il entra, lui aussi, dans la guinguette. Mon cœur se serra ; j’eus frayeur, sans savoir pourquoi. Mais la curiosité me talonnait, plus forte que la crainte. Je quittai mon poste, je fis le tour du cabaret et me mis en observation derrière la haie de ronces qui entourait le jardinet. La Scholastique et M. Ducros étaient attablés déjà devant une large mesure d’eau-de-vie, dans une chambrette donnant sur le jardin. L’homme de loi lui tenait la main ; la Noué l’écoutait les yeux baissés. Il voulut l’embrasser, elle lui planta un solide soufflet sur la joue ; mais ceci n’est pas toujours un refus en Basse-Normandie. D’autant mieux qu’ils se remirent à boire paisiblement après avoir trinqué.
Je m’enfuis, et cette vague épouvante que je ressentais ne me quitta point. Je sortis les vaches et fis ma besogne. Ce soir-là, en rentrant, Scholastique était si contente, qu’elle voulut me donner du cidre chaud et du tabac.
Je savais désormais comment gagner une demi-heure sur le repas de mes pauvres vaches. Le lendemain, après le repas de Scholastique, je pris le chemin de la maison du Theil. Je trouvai en route Gustave, qui venait voir si j’étais malade. Je ne lui dis rien du secret que j’avais surpris ; je lui dis seulement le surcroît de besogne qui me tombait sur les bras.
– Le temps marche, me répondit-il. Patience !… J’ai déjà étrenné ma tire-lire.
Puis, s’arrêtant au milieu de la route pour me regarder :
– Voilà trois jours que je ne t’avais vue, Suzanne. Il me semble que tu as grandi et que tu as embelli… Si un autre plus riche que moi t’aimait, est-ce que tu m’oublierais ?
Je levai sur lui de grands yeux étonnés. Puis je lui jetai mes deux bras autour du cou en pleurant et en disant :
– Ah ! mon parrain, voilà une mauvaise pensée !
Il me serra contre son cœur si joyeux et si ému que je sentais ses jambes trembler.
– Si c’est comme ça, ma Suzette chérie, me dit-il, nous serons bien heureux, va !
Et moi, j’ajoutai :
– Nous n’avons plus guère que six ans à attendre !
C’était plus de la moitié de mon âge, mais j’avais une arrière-pensée : je songeais à mon trésor et je voulais le temps de l’augmenter.
La Noué revint qu’il était tout à fait nuit ; elle balbutiait en parlant, elle chancelait en marchant ; elle était ivre. Jamais je ne l’avais vue ainsi, car elle pouvait boire considérablement sans perdre la raison ni l’équilibre. En entrant, elle regarda autour d’elle d’un air étonné, comme si elle n’eût point reconnu la cabane.
– A ta niche ! me dit-elle.
Et comme je n’obéissais pas assez vite, elle leva la pioche sur ma tête. Je courus me blottir aux pieds du vieillard, qui tournait vers elle ses yeux éteints et qui tremblait. Elle ne me demanda point le compte de ma journée.
Au lieu de sa pinte de cidre, elle mit chauffer un pot tout entier. Elle avait un paquet sous le bras, elle le défit. C’était un grand carré de serpillière usée et tachée.
– N’aie pas peur, vieux Lodin ! dit-elle au bonhomme qui la suivait toujours d’un œil inquiet, il y en a trop pour t’ensevelir !
Cela la fit rire longtemps et péniblement. Elle s’appuyait au bahut pour ne point tomber. Elle ouvrit le bahut pour prendre la mailloche et les clous. Puis elle cloua la grande serpillière de façon à diviser la chambre en deux compartiments presque égaux. Son lit était dans l’un, celui du bonhomme dans l’autre. La porte d’entrée restait de notre côté. Quand la serpillière fut tendue, Scholastique vint auprès du grabat de son père.
– Vous voyez bien ça, dit elle, ce sera tant pis pour ceux qui chercheront à voir ou à savoir ce qui se passera de l’autre côté.
Le bonhomme s’agita sur son grabat ; le rouge lui vint aux joues.
– Ma Dais ! reprit-elle en riant, vous m’auriez battue autrefois, not’papa… c’est sûr, mais mes’huy vous ne pouvez point… restez en repos.
Elle alla mettre le miel et le poivre dans son cidre. Je dois dire que je ne devinais pas du tout ce qui allait se passer.
– Faut que jeunesse s’égaie ! grommela-t-elle en gagnant son lit en zig-zag ; d’ailleurs, il m’a promis mariage !
Le bonhomme y voyait plus clair que moi en ce moment, car il essaya de se mettre sur son séant, et son visage, d’ordinaire immobile, exprimait une douloureuse indignation. La Noué chantait de l’autre côté de la serpillière. Sa chanson lugubre, coupée par de longs intervalles de silence, arrivait comme une psalmodie de cimetière. On frappa tout doucement à la porte. Elle dit d’une voix ferme :
– Entrez, mon compère !
Le battant s’ouvrit avec lenteur. La figure brutale et cauteleuse de M. Ducros se montra sur le seuil. Il recula en voyant que la porte était en dehors de la serpillière. La serpillière était manifestement une idée à lui. La preuve, c’est qu’il grommela :
– A quoi cela sert-il ?
Ce fut seulement bien longtemps après que je compris la signification de cette scène. Mais elle me frappa d’autant plus qu’elle contenait pour moi une plus grande somme de mystère.
– Entrez ! répéta la Noué à haute voix ; – le bonhomme n’en peut plus et l’enfant ne sait pas !
Je crus que l’homme de loi allait se retirer. On lui avait promis le mystère. La serpillière avait été achetée pour masquer au moins son entrée, et voilà que deux paires d’yeux étaient fixées sur lui. La Noué avait-elle commis cette faute à dessein, ou était-ce la suite de son ivresse ? Il faut pencher pour la première opinion, car elle dit d’un ton de colère :
– Avez-vous honte de moi, l’homme !
C’était donc un tour qu’elle lui jouait. L’homme de loi avait sa position à garder, et peut-être cette redoutable conquête lui faisait elle honte en effet. La Noué avait une réputation de laideur qui s’étendait à dix lieues à la ronde. A cause de cela, et aussi pour sa belle conduite envers son père et moi, on la respectait comme un corps saint.
L’homme de loi, après avoir hésité pendant une minute, jeta son bonnet par-dessus les moulins et entra. En passant devant le grabat du père Lodin, il me fit un signe de menace. Je vis quelque chose d’extraordinaire et qui me fit mal : l’intelligence du vieillard sembla renaître pour un instant. De grosses larmes roulèrent de ses yeux sur sa joue. Ducros souleva la serpillière.
– A la fin ! dit la Noué ; prenez le cidre et soufflez la chandelle.
Ce fut Scholastique qui m’éveilla le lendemain matin. L’homme de loi n’était plus là.
Elle me montra la hache à fendre le bois.
– Ca te couperait bien le cou, dit-elle ; moi, je ne m’embarrasse pas qu’on parle… il m’a promis mariage… mais lui ne veut pas… prends garde à lui !
Il vint depuis ce temps-là toutes les nuits. Bien souvent, il était question du mariage qu’il retardait sans cesse sous différents prétextes. La Noué devenait coquette, sans cesser d’être horriblement sale. Elle s’achetait des fanfreluches aux foires, et j’entendais que Ducros la grondait derrière la serpillière. Il ne voulait pas de dépenses. Il lui reprochait aussi son eau-de-vie et son tabac.
Le bonhomme baissait de jour en jour, mais il ne mourait point. Ducros trouvait que c’était long. Il avait mis dans la tête de Scholastique de me faire apprendre un métier pour que je gagnasse plus d’argent. Il approuvait mes courses derrière les diligences, mais l’état de bousière lui semblait médiocre. Je fus d’abord bien heureuse de leur décision, car on me mit pendant deux heures par jour chez M. Guéruel, le patron de Gustave. C’était Gustave lui-même qui me donnait des leçons. Le métier nouveau que j’apprenais là valait mieux que l’ancien. Je nattais des lanières de cuir pour faire des fouets. Que n’eussé-je pas appris avec un maître comme Gustave ? Au bout de deux mois, j’étais bonne ouvrière. Ce furent deux bons mois ; mais comme les heureux jours passent vite ! Et comme je me retrouvai seule et triste dans la loge quand il m’y fallut passer des journées entières devant ma tâche ingrate ! Près de Gustave, le travail était un plaisir ; nous avions toujours quelque chose de joli et d’intéressant à nous dire, et si quelque témoin nous gênait, avions-nous besoin de paroles ?
Dans le pays, on disait que la Noué m’avait fait apprendre un état sédentaire pour que le vieux Lodin ne fût jamais sans société. Ducros clabaudait pour lui faire obtenir un prix Montyon. Rien de ce qui se passait dans la loge ne transpirait au-dehors. Le bonhomme était muet ; la frayeur me fermait la bouche. Gustave venait parfois le matin, car sa sœur aînée s’était réconciliée avec lui à l’occasion de mon apprentissage : mais, le matin, la Noué n’était qu’une femme très-laborieuse, à qui son travail faisait un peu oublier les soins de la propreté. Elle ne commençait à boire que vers midi : elle buvait toute seule, depuis qu’on n’avait plus besoin du rendez-vous au cabaret.
Tout en travaillant à mes nattes, j’avais l’oreille au guet. J’entendais au loin la diligence, et deux fois chaque jour j’allais à sa rencontre. Plus je grandissais, plus les voyageurs devenaient aimables. Désormais, ce n’était pas seulement par mon parrain que je savais que j’étais jolie. Les voyageurs me le disaient de reste, – et aussi le tesson de miroir de la Noué.
Il fut question de ma première communion. Ducros s’opposa de son mieux à ce que j’allasse à confesse, car il craignait mes révélations ; mais on compta sur ma frayeur, et, pour obtenir le fameux prix Montyon, il fallait bien quelques dehors. Je dois dire ici que ce prix Montyon était une idée de l’homme de loi. La Noué, plus vicieuse que méchante, n’y songeait pas beaucoup. Cette femme était une espèce de bête brute qui satisfaisait ses instincts et ne voyait point au-delà. Ducros était un coquin capable de tout.
L’obstacle à ma première communion était le temps perdu au catéchisme. La Noué ne voulait pas que je quittasse mon travail, – et les bonnes gens de dire : Ecoutez donc ! la brave femme a de lourdes charges ! Il faut bien que le pain vienne à la maison !
A la prière de Gustave, le jeune abbé Daudel consentit à venir deux fois par semaine me faire l’instruction à la loge : c’était bien un cœur d’or que ce pauvre jeune abbé, et c’était un saint.
A ma première confession, je lui dis tout, tout ce que je savais, tout ce qui se passait autour de moi. Je me souviens encore de la figure du pauvre abbé. Il avait la sueur au front et les traits bouleversés.
– Est-ce que j’ai fait de bien gros péchés ? demandai-je effrayée.
Il sourit tristement et secoua la tête.
– Pas vous, me répondit-il.
Puis il me demanda :
– Mon enfant, n’avez-vous pas d’autres protecteurs ?
– Hormis mon parrain… commençai-je.
Il m’interrompit pour dire :
– Gustave Lodin est un digne enfant, mais c’est un enfant… Et pourtant, ma fille, vous ne pouvez pas rester ici.
Un grognement se fit entendre du côté du grabat où le paralytique restait immobile depuis bientôt trois ans. Je crus que c’était pour protester ; mais nous le vîmes avec étonnement se soulever à demi et faire avec sa tête des signes d’énergique approbation. L’abbé Daudet s’approcha de lui et lui donna sa croix à b****r. Il pleura comme le jour où sa fille lui avait apporté la serpillière. Ses lèvres remuèrent un peu par l’effort désespéré qu’il fit, mais il ne put pas parler. Seulement, quand l’abbé dit qu’il allait tâcher de me faire entrer à la Visitation de Coutances, où l’on élève les jeunes filles orphelines, le pauvre bonhomme laissa tomber sa tête sur l’oreiller et ferma les yeux.
Il était content, il m’aimait bien.