IX
Précédons Cent dix-sept à l’hôtel de France, et pénétrons chez Mlle Nichette.
Nichette, comme bien on le pense, était un petit nom d’amitié que lui avait donné le Cocodès. La liaison de ces deux êtres avait eu sans doute des jours de printemps embaumés et ensoleillés, et des heures lugubres comme le jour des Morts.
Certes, celui qui se serait fait une idée de Nichette sur la vue de Cocodès et sur ses propos mélangés de fatuité et d’idiotisme serait tombé de son haut en pénétrant chez elle. Nichette était depuis un mois à Toulon et on l’appelait, à l’hôtel de France, Mme Prévost. C’était une femme de trente ans, aux cheveux d’un roux fauve, avec des yeux noirs, une taille si souple et si frêle, en apparence, qu’on eût dit cet insecte nommé la verte demoiselle, mais puissante et musculeuse en réalité. Front large et carré, lèvres minces, sur lesquelles errait sans cesse un sourire désespéré dans son ironie, elle rappelait en blond cette héroïne de Balzac qui, dans La Peau de chagrin, se vante d’avoir été la maîtresse d’un guillotiné et de lui être demeurée fidèle au-delà du tombeau.
D’où venait cette femme ? de Paris certainement, où elle avait eu des chevaux, des dentelles et des rivières de diamants. Pourquoi se condamnait-elle à venir ostensiblement entourer de son amour et de ses soins un homme flétri par la loi, et qui n’avait en lui rien de ce fatal héroïsme, de ce génie du mal qui attache certaines créatures perverties ? Mystère !
Il y avait un an que le Cocodès qui, pour elle, répondait au petit nom de Gaston, était arrivé au bagne. Mme Prévost en était à son troisième voyage. Par une de ces faveurs étranges, inexplicables et devant lesquelles autrefois cessait toute consigne, le Cocodès pouvait sortir tous les deux jours, une heure, sous la conduite d’un garde-chiourme et aller à l’hôtel de France.
Un garçon, plus léger que criminel, plus dépourvu de sens moral que doué de mauvais instincts, avait fait un faux, un jour où il avait besoin de cinq mille francs pour solder une dette de Bourse, et il s’était dit naïvement : « Mon père est riche, il paiera. » Le père était arrivé trop tard, la justice avait eu son cours.
Or donc, ce jour-là, le Cocodès était venu à l’hôtel de France et avait dit à Nichette :
– Tu retournes à Paris dans trois jours ; veux-tu te charger d’une commission pour Cent dix-sept ?
Et il lui avait fait un portrait très exact de ce forçat mystérieux, qui ne parlait presque jamais et dont un sombre mystère enveloppait la vie passée. Nichette avait écouté le Cocodès avec une sombre curiosité.
– Voilà un homme que je voudrais voir, dit-elle enfin.
– S’il n’a pas blagué, tu le verras, répondit le Cocodès, car il m’a affirmé qu’il viendrait te demander à souper.
– Quand ?
– Ce soir à onze heures.
– Il peut donc sortir ?
– Non, il est couplé. Mais c’est un homme si extraordinaire ! Il viendra, je commence à le croire.
Après avoir fait le portrait de Cent dix-sept au moral, le Cocodès l’avait dépeint au physique. L’âpre curiosité qui s’était emparée de Nichette ne l’avait plus quittée.
Bien longtemps après le départ de Cocodès elle n’avait plus qu’une pensée fixe : voir le forçat Cent dix-sept. Aussi n’avait-elle eu garde d’oublier que le mystérieux personnage devait venir lui demander à souper.
À onze heures précises un garçon de l’hôtel vint annoncer à Mme Prévost qu’un jeune officier de marine insistait pour être introduit auprès d’elle.
– Je l’attends à souper, répondit-elle.
Elle avait deviné que c’était bien celui qui devait venir. On avait dressé dans un petit salon qui faisait partie de son appartement une table qui supportait deux couverts et un souper tout servi. Un vrai souper galant où rien ne manquait, depuis le buisson d’écrevisses et le pâté d’anguille, jusqu’au clicquot enseveli dans un rocher de glace3.
Cent dix-sept fut introduit.
– C’est vous, n’est-ce pas ? lui dit brièvement Nichette.
– Oui, répondit-il simplement.
Ces deux êtres qui se voyaient pour la première fois se regardèrent alors avec une sorte de curiosité et d’étonnement. Enfin Cent dix-sept lui dit :
– Vous n’êtes pas la femme que je croyais trouver.
– Ah ! fit-elle avec son sourire navré.
– Vous avez souffert, n’est-ce pas ?
Elle tressaillit.
– Que vous importe ? dit-elle.
Mais il la regarda d’une si étrange façon qu’elle baissa les yeux.
– Je veux savoir, dit-il.
– Eh bien ! oui, répondit-elle, j’ai souffert et je souffre encore...
– Mais ce n’est pas pour lui, n’est-ce pas ?
Il faisait allusion au Cocodès.
Sa lèvre se plissa dédaigneusement.
– C’est bien, reprit Cent dix-sept, si vous n’êtes pas la femme que je croyais trouver, du moins vous êtes la femme qu’il me faut.
Et il la tint fascinée sous son regard.
– Ah ! dit-elle, c’est étrange ; mais il n’y a qu’un homme qui ait eu, comme vous, le pouvoir de me courber ainsi palpitante sous son œil de feu.
– Et... cet homme... c’était lui, j’imagine ?
Il donna à ce mot lui une intonation différente de celle qu’il avait employée tout à l’heure en désignant le Cocodès.
– Oui, balbutia Nichette.
– Qu’est-il devenu ?
– Mort, fit-elle d’une voix sourde.
– C’est bien, nous le pleurerons ensemble, dit Cent dix-sept, dont la voix trahit une légère émotion.
Et il lui prit la main.
La jeune femme jeta un cri comme si elle eût été étreinte et mordue par un fer rouge.
– Je veux savoir, dit le forçat.
– Ah ! cet homme ! murmura-t-elle tout bas, il me semble qu’il est déjà mon maître...
Et elle eut une sorte de rire sauvage qui sembla lui déchirer la gorge.
– Je veux savoir, répéta Cent dix-sept.
Elle inclina la tête et dit :
– J’obéirai.
Alors il se mit à table avec la nonchalante aisance d’un soupeur du café Anglais. Puis après avoir avalé un verre de madère :
– Vous vous appelez Nichette pour M. Cocodès, n’est-ce pas ? Mme Prévost pour les gens de cet hôtel ? Mais comment vous nommez-vous en réalité ?
– Je n’ai plus de nom, répondit-elle.
– Mais vous en aviez un ?
– Oui.
– Je veux le savoir.
Elle se débattit un moment sous ce regard, qui exprimait une volonté de fer ; mais elle fut vaincue.
– J’ai été une grande dame, dit-elle. Dans le monde, on m’appelait la baronne Sherkoff.
– Et lui, comment vous nommait-il ?
– Vanda.
– Vous êtes russe ?
– Je l’étais. Je n’ai plus ni nom ni patrie.
– Votre mari vit-il encore ?
– Oui, et il me croit morte.
– Madame, dit Cent dix-sept avec un ton respectueux, avant de me dire votre histoire, un mot encore ?
– Parlez.
– L’homme que vous avez aimé ardemment devait ressembler à ce jeune imbécile que vous venez voir ici comme un rayon de soleil à un pâle clair de lune, n’est-ce pas ?
– Oui, fit-elle en souriant de ce sourire désespéré qui lui donnait le visage d’un ange déchu.
– Vous ne pouvez aimer cet idiot ?...
– Oh ! non, fit-elle.
– Vous n’avez même pas de la compassion pour lui ?
– Allons donc !
Et son rire devint écrasant de mépris.
– Alors, pourquoi êtes-vous ici ?
– J’accomplis un vœu.
– Ah !
Il y eut entre eux un moment de silence.
– Tenez, dit Cent dix-sept, je crois deviner...
– C’est possible, dit-elle ingénument ; vous avez un regard qui lit au fond des cœurs les plus murés.
– L’homme que vous avez aimé est mort d’une mort épouvantable.
– Taisez-vous !
– D’une mort infâme...
– Au nom du ciel ! fit-elle toute palpitante.
Elle joignit les mains comme pour demander grâce.
– Il faut bien que je sache tout, dit-il. Elle courba de nouveau la tête.
– Il est mort guillotiné ! ajouta Cent dix-sept.
Mais, comme il prononçait ce lugubre mot, elle se redressa, l’œil en feu, la lèvre frangée d’écume.
– Ah ! dit-elle, vous ne savez pas tout encore...
– Parlez, je le veux !
– Oui, reprit-elle, il est mort guillotiné, mais savez-vous où et comment ?
– Non.
– Il a été guillotiné au bagne, au bagne où j’étais parvenue à le faire envoyer, après l’avoir, une première fois, arraché à l’échafaud... Comprenez-vous ?
– Continuez, dit froidement Cent dix-sept.