VII
Comme ils étaient enchaînés le soir sur le lit de misère et que les argousins achevaient la première ronde de nuit, Milon dit à Cent dix-sept :
– Vous l’avez joliment fait poser le petit, camarade ?
– Qui donc ça ? demanda Cent dix-sept.
– Le Cocodès, donc !
– En quoi donc l’ai-je fait poser, par hasard ?
– Ne lui avez-vous pas dit que vous iriez souper à onze heures avec la dame de l’hôtel de France ?
– Oui. Eh bien ?
– Mais dame ! fit Milon, la chose n’est pas commode, ce me semble.
– Chut ! dit Cent dix-sept. Laisse passer les argousins et tu verras...
Un adjudant et un ouvrier forgeron se livraient en ce moment à la vérification des fers. Le forgeron avait un marteau à la main, et avec ce marteau il frappait çà et là un coup sec sur les chaînes pour s’assurer qu’aucun anneau n’avait été scié. Quand il fut près de Cent dix-sept, celui-ci regarda l’adjudant.
– Vous savez bien que je ne veux pas m’évader. Ainsi laissez-moi donc dormir, votre lumière me fatigue la vue.
En même temps, il échangea un rapide coup d’œil avec le forgeron, qui était ce qu’on appelle un ouvrier libre du port.
Puis il se recoucha et ferma les yeux. Les argousins passés, Milon lui dit :
– Il faut plus d’une journée pour scier les manicles, et encore faut-il avoir une bonne lime, faite avec un ressort de montre.
– Quelle heure est-il ? demanda Cent dix-sept.
– Neuf heures viennent de sonner à l’arsenal.
– Alors, laisse-moi dormir une heure.
– Et puis ?
– Et puis, tu m’éveilleras. Il me faut bien une heure pour faire ma toilette.
– Foi de Milon, murmura le colosse, je veux être pendu si je comprends un mot à tout ce que vous dites, camarade.
– Écoute, répondit Cent dix-sept, tu es le seul compagnon qui m’aille, et puisque tu as envie de t’évader, nous nous évaderons.
– Vrai ? fit Milon avec joie.
– Nous rentrerons donc ensemble dans le monde, mais c’est à deux conditions.
– Oh ! dites...
– D’abord, nous ne nous quitterons plus.
– M’aiderez-vous à retrouver mes pauvres enfants ?
– Oui.
– Et à leur rendre leur fortune ?
– Oui.
– C’est bien ; nous ne nous quitterons plus. Quelle est l’autre condition ?
– Ne te fâche pas, dit Cent dix-sept avec bonté, mais tu n’es pas très intelligent ; conviens-en...
– Je suis une brute, répondit humblement le colosse.
– Alors tu te contenteras d’être le bras qui exécute, quand je serai, moi, la tête qui ordonne.
– Oui, je vous le promets.
– Écoute-moi bien, je ne mens jamais.
– Je vous crois.
– Je t’ai dit que j’irais ce soir à l’hôtel de France et que je sortirais du bagne aussi librement que si j’étais le commissaire lui-même. Eh bien ! je le ferai.
– En vérité, murmura Milon abasourdi.
– Chut ! voici l’adjudant qui repasse.
L’adjudant et le forgeron avaient en effet terminé leur ronde et repassaient devant le tollard sur lequel Cent dix-sept et Milon étaient enchaînés.
– Pardon, monsieur l’adjudant, dit Cent dix-sept, pourriez-vous me dire l’heure qu’il est ?
– Il est neuf heures, répondit l’adjudant.
– Tiens ! fit Cent dix-sept, regardant une seconde fois le forgeron avec lequel il avait échangé déjà un geste d’intelligence, je croyais qu’il était dix heures.
L’adjudant passa sans prêter la moindre attention à la réflexion du forçat. Mais Milon avait surpris le coup d’œil échangé entre le forgeron et Cent dix-sept. Quand ils se retrouvèrent plongés dans cette demi-obscurité produite par les reflets lointains du fanal qui éclairait imparfaitement et d’une lueur rougeâtre et blafarde la salle du bagne, le colosse dit à son compagnon de chaîne :
– Vous saviez pourtant l’heure au juste, compagnon ?
– Oui, mais j’avais besoin de prévenir mon homme.
– Quel homme, compagnon ?
– Le forgeron que j’ai regardé.
– Ah ! fit Milon, je ne comprends toujours pas.
– Sais-tu depuis combien de temps je suis ici ?
– Non.
– Depuis dix ans. Le même jour, un ouvrier forgeron s’est présenté à l’arsenal et a demandé à être employé. Il était habile, si habile qu’il s’est fait une véritable réputation. Personne mieux que lui ne soude les fers d’un seul coup de marteau. Il a rendu de grands services et empêché bien des évasions. Et sais-tu pourquoi il a fait tout cela ?
– Non.
– C’est pour moi. Je suis son vrai maître. Et il attend patiemment que j’aie besoin de lui.
– C’est donc un homme qui vous est dévoué ?
– Oui, jusqu’à la mort. Le mot dix heures était un signal.
– En vérité ?
« Quel homme êtes-vous donc ? fit le colosse avec une admiration naïve.
– Je te le dirai plus tard.
Tout en causant, Cent dix-sept, d’ordinaire immobile, s’agitait quelque peu sur son tollard.
– Que faites-vous donc ? demanda encore Milon.
– Je dévisse mes manicles.
– Vous les... dévissez ?... murmura Milon stupéfait.
– Oui, dit Cent dix-sept. Les tiennes sont rivées, et il faudra les limer... Mais les miennes...
– Les vôtres ?...
– Elles tiennent par un boulon creux. Vois plutôt.
Et Milon sentit que la jambe de Cent dix-sept était libre et ne tenait plus à la chaîne commune.
– Maintenant, dit encore Cent dix-sept, lorsque j’aurai mes effets, je m’en irai.
– Mais vous reviendrez ? fit Milon avec inquiétude.
– Oui, car le jour de notre évasion est peut-être loin encore.
– Oh ! fit Milon.
– Avant de quitter le bagne, continua Cent dix-sept, il faut que nous sachions où aller.
– À Paris !... pardieu !... dit Milon.
– Sans doute. Mais si je romps ma chaîne, ce n’est pas pour la reprendre. Je veux donc prévenir mes amis de Paris. Mais, ajouta Cent dix-sept, ne t’effraie pas, mon vieux ; avant huit jours, nous ne serons plus ici.
Milon se grattait l’oreille.
– Écoutez, dit-il, il y a encore une chose qui me chiffonne.
– Laquelle ?
– Souvent, vers minuit, il prend une fantaisie au commissaire de faire une tournée dans les salles.
– Eh bien ?
– Rien ne sera plus facile que de constater votre évasion.
– Tu te trompes, mon ami.
– Je serai seul sur le lit, pourtant ?
– Non, tu ne seras pas seul.
– Ma foi ! murmura Milon, je n’ai jamais cru au diable, mais je commence à y croire.
Cent dix-sept eut un petit rire sec et répondit :
– Tu n’as rien vu encore. Maintenant, je te le répète, laisse-moi dormir une heure. Je n’ai plus qu’à m’habiller, et il ne me faut pas une heure pour aller de l’arsenal à l’hôtel de France.
Et Cent dix-sept retomba dans son mutisme.
Comme dix heures sonnaient, Milon, qui n’avait pas fermé les yeux, crut entendre un léger bruit. Cependant la chiourme dormait. Les chuchotements, les plaintes, les blasphèmes s’étaient éteints un à un, et la légion des damnés était rentrée dans le silence. Milon vit un homme, une ombre plutôt, qui s’avançait lentement vers le tollard. C’était le forgeron libre qui paraissait être de concert avec Cent dix-sept. Le colosse toucha légèrement son compagnon de chaîne.
– Il est dix heures, dit-il.
– Je le sais, répondit Cent dix-sept. Déshabille-toi. As-tu mon nécessaire ?
– Oui, maître.
Le nécessaire est un petit étui de fer-blanc que possèdent tous les forçats, ceux du moins qui ne se sont pas résignés par avance à attendre tranquillement l’heure de leur libération.
Où le cachent-ils ? comment parviennent-ils à le soustraire aux regards vigilants de l’autorité du bagne ? Voilà ce qui est et sera toujours un mystère. Or le nécessaire contient une fausse barbe et des cheveux destinés à couvrir la tête rasée du forçat.
Le forgeron fut déshabillé en un tour de main.
– Maître, dit-il tout bas, le métier de forgeron ne me va pas, et voici dix ans que je le fais pour vous, attendant un ordre que vous ne me donnez pas. Est-ce que vous allez filer pour tout de bon ?
– Non, pas encore, répondit Cent dix-sept, mais bientôt.
Tout en parlant ainsi, Cent dix-sept s’était revêtu des habits du forgeron, une vareuse brune et un large pantalon de toile, et il avait collé sur ses joues une magnifique paire de favoris noirs en tout semblables à ceux du forgeron. Quand il fut coiffé du bonnet de laine brune, l’illusion fut complète. En même temps le forgeron passait le pantalon jaune et la vareuse rouge du forçat, puis il enfonçait son bonnet sur ses yeux et attachait à l’aide du boulon creux la manicle après sa jambe. Quand ce fut fait, il se coucha sur le tollard, la face contre le strapontin. Milon, qui n’avait pas perdu un détail de cette double opération, aurait pu jurer que c’était bien Cent dix-sept qui était couché à côté de lui. Alors Cent dix-sept se pencha sur le forçat d’emprunt.
– Que faut-il répondre à la porte ?
– Que vous n’avez pas retrouvé le marteau.
– C’est bien, au revoir, camarade.
Cent dix-sept, devenu ouvrier libre du port, donna une poignée de main à Milon et s’en alla d’un pas assuré à travers la salle numéro 3. Un adjudant veillait à la porte.