II

1677 Words
II Le Cocodès s’exprima ainsi : – Rocambole, drame en cinq actes et un prologue1. « Le prologue se passe trois ans avant l’action, dans la maison d’un vieux bonhomme qu’on appelle le marquis de Chamery. C’était Machanette qui jouait le bonhomme. « Or, voici la chose : Le marquis de Chamery est très riche. Il a un fils qui est perdu, et longtemps il a cru que son fils n’était pas son fils. Il y a là-dessus toute une histoire. Ce qui fait qu’il a vendu tous ses biens et qu’il a voulu le déshériter. Mais, comme le vieux se sentait près de mourir, il a reçu une lettre de son ancien ami le duc de Sallandrera. « Il paraît que M. de Chamery soupçonnait M. de Sallandrera d’avoir aimé sa femme autrefois ; M. de Sallandrera, dans sa lettre, offrait à M. de Chamery pour son fils la main de dona Carmen, sa fille. Alors, convaincu que son fils est bien son fils, le marquis fait venir un notaire. – Pour faire son testament ? interrompit le bonnet vert. – Non, pour lui confier sa fortune et ses papiers, au moyen desquels il doit retrouver son fils et le mettre en possession d’une fortune de près de six millions. « Mais, continua le Cocodès, il faut vous dire que dans ce temps-là, à Paris, il y avait une association de la haute pègre, comme vous dites, vous autres, camarades, et que cette association s’appelait le Club des Valets de cœur. – Un joli nom ! fit le bonnet vert en faisant claquer sa langue. – Les Valets de cœur, poursuivit le Cocodès, pillaient, volaient, assassinaient et mettaient la police sur les dents. Partout où ils avaient fait un coup, on trouvait une carte, et cette carte, comme bien vous pensez, c’était un valet de cœur. – Ce qui fait, observa un des loustics de la b***e, que lorsque la police arrivait, elle pouvait faire un lansquenet. – Elle n’avait pas autre chose à faire, reprit le Cocodès, attendu que les Valets de cœur, et surtout leur chef César Andréa, étaient introuvables. – César Andréa ? dit un forçat jusque-là silencieux ; il me semble que j’ai connu ça. – Mais puisque c’est une pièce qu’on nous raconte, imbécile ! dit Milon le colosse. – Ça pourrait être une pièce historique, dit le Parisien. – Si vous m’interrompez toujours, je n’en finirai jamais. – On t’écoute, on t’écoute ! Hardi ! Cocodès, dirent plusieurs voix. Le Cocodès poursuivit : – Or donc, le notaire arrive, il renvoie la servante, une vieille femme qui garde le marquis, et il reste seul avec le domestique mâle. Le domestique s’appelle Valentin pour le marquis, Venture pour le notaire. – Comment ! il a deux noms ? – Oui, comme le notaire ; attendu que ce notaire-là n’est autre que César Andréa, le chef des Valets de cœur. – Ah ! bravo ! bravo ! s’écrièrent tous les forçats. – Valentin est un Valet de cœur déguisé. Le bonhomme Chamery raconte son histoire au faux notaire, lui ouvre son coffre-fort, et lui fait voir son argent. « Puis, comme il se trouve mal, on le reconduit dans sa chambre, et Valentin lui prend au cou la clé du coffre et revient. « Alors, César Andréa et Valentin ne perdent pas de temps ; ils ouvrent le coffre et ils vont tout rincer, lorsque le vieillard, qui a entendu du bruit, revient en se traînant et les appelle « filous ! » – Pauvre bonhomme ! ricana le bonnet vert. – Alors, continua le Cocodès, Valentin et César Andréa se jettent sur lui, le repoussent dans sa chambre, après avoir éteint les lumières, et se mettent en devoir de lui faire son affaire. Le théâtre reste vide, et il fait nuit : mais voilà qu’on entend le bruit d’une vitre coupée, un bras passé ouvre la croisée, et un jeune homme en blouse et en casquette saute sur la scène. C’était Taillade qui jouait ce rôle-là. – Un crâne acteur ! observa le Parisien, qui était jadis un fidèle habitué du boulevard du Temple. – Ce garçon-là, poursuivit le Cocodès, travaillait pour son compte ! Il tire une allumette de sa poche, passe la revue des lieux, aperçoit le coffre-fort tout ouvert et y court. Mais voilà que César Andréa sort de la chambre, où il vient d’étrangler le vieux bonhomme. Il se jette sur le gamin, le terrasse, lève un poignard sur lui et va le tuer, quand Valentin sort à son tour, un flambeau à la main. « – Arrêtez ! maître ! s’écrie-t-il, c’est Rocambole ! « Tableau, le rideau baisse. – Qu’est-ce que vous pensez de cela, Cent dix-sept ? demanda Milon, qui n’avait pas perdu un mot du récit de Cocodès. Un sourire vint aux lèvres du mystérieux forçat : – Je pense, dit-il, que c’est très bien arrangé. Et il retomba dans son silence dédaigneux et apathique. Le Cocodès, qui tenait à marquer les entractes, garda le silence pendant quelques minutes. – Petit, dit le bonnet vert, tout à l’heure tu vas entendre le coup de sifflet des argousins, faut te dépêcher. – M’y voilà, dit le Cocodès, je passe au premier acte. Nous sommes à Belleville, dans une manière de cité où il y a plusieurs locataires. D’abord, un avocat qui ne plaide guère et se chicane avec sa propriétaire, Mlle Tulipe, un beau brin de fille, ce qui est une manière de lui faire la cour. Ensuite, un peintre qu’on appelle M. Armand, et qui donne des leçons de dessin à une demoiselle du grand monde, don Carmen de Sallandrera, la fille de ce seigneur espagnol dont on a parlé au prologue. M. Armand, en partant pour donner sa leçon, fait ses confidences à son ami l’avocat. Il aime sa belle élève, et il n’aime plus Mme Baccarat, une femme très belle qu’on voit aux courses et dans les avant-scènes des théâtres. Puis il y a encore, dans cette cité, maman Fipart et sa nièce Cerise. Maman Fipart est une brave femme qui a bien du chagrin, vu qu’elle a un mauvais sujet de fils qu’on appelle Joseph, et qui est devenu voleur sous le nom de Rocambole. – Tiens ! observa le Parisien, voyez donc comme ça s’enchaîne ! Le Cocodès continua : – Si maman Fipart a du chagrin, sa nièce Cerise est bien contente, attendu qu’elle va épouser un brave garçon qu’on appelle Jean, et qu’elle lui apporte en dot ses économies, six cents francs. « Tandis que M. Armand fait ses confidences à son ami l’avocat, arrive un Anglais, un gentleman, sir Williams. Il vient commander un tableau à M. Armand, mais c’est histoire de le faire jaser ; M. Armand ignore son nom, sa naissance, et quand il est parti donner sa leçon, le gentleman respire et se dit : « Il ne sait rien. » – Bon ! observa le Parisien, je devine la chose, mon bonhomme. J’ai assez vu de mélodrame pour savoir comment ça se gouverne. Armand est l’enfant perdu de M. de Chamery. – Justement, dit le Cocodès. – Et le gentleman sir Williams pourrait bien être César Andréa, le chef des Valets de cœur. – Si tu devines tout, fit le Cocodès avec humeur, c’est pas la peine que je raconte ! – Mais si, mais si, dit un autre bonnet vert, tais-toi, Parisien. Continue, Cocodès. – Donc, reprit ce dernier, quand Armand est parti à sa leçon et l’avocat à ses procès, le gentleman veut s’en aller aussi. Mais on entend un bruit de grelots, c’est Mlle Baccarat qui allait aux courses de Vincennes et qui s’est détournée de son chemin pour venir voir son cher Armand, qui la néglige quelque peu. « Miss Baccarat ! » dit l’Anglais. « Sir Williams », dit cette femme, qui le reconnaît. On cause. Arrivent Cerise et puis Tulipe, la propriétaire. Toutes deux trouvent en elle leur ancienne camarade d’atelier. « Baccarat désolée de ne pas voir Armand laisse un mot pour lui et part pour les courses avec sir Williams. « Le futur de Cerise vient faire sa demande. On l’agrée, il va acheter des gants. Mais voici que l’avocat revient, et il annonce à Mme Fipart que son fils a volé et que, si on ne donne pas six cents francs pour désintéresser le plaignant, Rocambole ira en prison. « Lorsque Jean revient avec ses gants, Cerise pleure et lui dit : « – Nous ne pouvons plus nous marier. J’ai donné mon argent pour sauver mon cousin, et je n’ai plus de dot. « Jean se met à pleurer. – Et moi aussi, interrompit le bonnet vert, je crois bien que j’y vais de ma larme. – Mais, poursuivit le Cocodès, Jean tire deux lettres de sa poche, que le concierge lui a remises. « L’une est pour maman Fipart, l’autre pour M. Armand. « La première est de Rocambole. « Il écrit à sa mère qu’il s’en va aux Indes faire fortune et tâcher de se réhabiliter. « L’autre, adressée à M. Armand, lui apprend que, s’il veut aller à Marseille, il y trouvera un ami de sa famille, le docteur Gordon, qui lui révélera son nom et le mettra en possession de sa fortune. « Or, pendant que M. Armand jette un cri de joie, la pauvre mère Fipart laisse échapper un cri de douleur et le rideau baisse. – Eh bien ! Cent dix-sept ? fit Milon. – Il faut voir la suite, répondit d’un ton bref le forçat taciturne. Mais en ce moment, le sifflet des argousins se fit entendre. L’heure du repas était passée et le travail rappelait les condamnés. La légion des réprouvés se leva comme un seul homme, et on entendit le cliquetis lugubre des fers heurtant les fers. – Moi, dit Cocodès, je suis malade et je retourne à l’hôpital. Demain, si vous le voulez bien, nous entamerons le second acte. Et il s’en alla, tandis que la grande fatigue reprenait sa proie humaine.
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