I

1737 Words
I La cloche du bagne venait de sonner le repos de midi. Les chiourmes de la grande fatigue cherchaient l’ombre, car le soleil de juin flamboyait sur Toulon. Les uns s’étaient réfugiés sous la carène d’un vieux navire, les autres se mettaient à l’abri derrière des poutres de bois de construction. Quelques-uns, bravant la canicule, se couchaient à plat-ventre sur le sol brûlant de l’Arsenal. D’autres encore se promenaient silencieux, deux par deux, rivés à la même chaîne d’infamie. – Cent dix-sept, dit une sorte de géant au visage hébété, aux épaules herculéennes, je te joue les maillons de ma portion de chaîne en cinq points d’écarté. – Soit, répondit un homme jeune encore, à la taille bien prise, aux mains aristocratiques, au visage dédaigneux et fier. Le colosse continua : – Tu veux dormir, moi je veux aller sous la carène écouter les histoires de M. Cocodès, comme l’appellent les camarades. Si tu gagnes, je te laisserai dormir ; si tu perds, tu viendras écouter les histoires. Le Cent dix-sept, qui ne parlait presque jamais, fit un signe de tête approbateur, et tous deux s’assirent sur une poutre, à longueur de chaîne. Le géant tira de son bonnet un jeu de cartes graisseuses et le plaça devant lui. – À qui fera ? dit-il. Et il amena un valet. Cent dix-sept eut une dame et donna. Le géant marqua le roi et fit la vole. Cent dix-sept ne souffla mot et son visage n’exprima qu’une parfaite indifférence. Au coup suivant, le géant marqua le point et dit avec joie : – Quatre à rien ! Cent dix-sept ne sourcilla point ; mais il tourna le roi à son tour, fit la vole, et en deux coups la partie fut gagnée. Puis, comme le géant avait une mine piteuse, il lui dit simplement : – Veux-tu ta revanche ? L’œil atone du forçat eut un rayonnement ; un large sourire vint épanouir son visage bestial, et il dit à Cent dix-sept : – Tu es un bon enfant... merci ! La partie recommença et le géant perdit encore. – Je n’écouterai pas les histoires de Cocodès, murmura-t-il avec résignation. Le forçat qu’on ne désignait au bagne que sous le nom de Cent dix-sept s’allongea alors sur la poutre et ferma les yeux. Le colosse, qu’on appelait dans la chiourme du nom de Milon, demeura assis, jetant un regard d’envie sur la demi-douzaine de couples abrités sous la carène, comme sous une tente ; puis, pour passer le temps, il se mit avec son jeu de cartes à se faire des réussites. Cependant les forçats de la carène devisaient entre eux : – Mais où est donc le Cocodès ? disait l’un. – Je vous ai dit qu’il ne viendrait pas aujourd’hui, répondit un bonnet vert. Et il ajouta d’un ton railleur : – Ces fils de famille, ces beaux messieurs du boulevard, avec de l’argent, ils se moquent du bagne. Pour un oui ou un non on les voit à l’hôpital, ils couchent dans des draps, ils ont du bouillon. – Au bout de six mois, on les découple, dit un autre, et ils sont à la demi-chaîne. – Ah ! dame ! grogna un vieux forçat qui sortait de faire un mois de double chaîne pour insubordination, tant que le monde sera monde, il n’y aura jamais d’égalité, pas même au bagne. – Il est riche, le Cocodès, reprit le forçat, qui avait affirmé que celui qu’on attendait était à l’hôpital. Son père est banquier, et on lui envoie cent francs par mois. Le commissaire l’a pris pour secrétaire, et il va et vient par la ville quand il veut. – Je me suis laissé dire, fit un autre forçat, qu’il y avait une belle dame de Paris, une grande cocotte, comme on dit là-bas, qui était descendue à l’hôtel de France tout exprès pour le venir voir. Il paraît qu’il allait bon train, le jeune homme. Toujours aux avant-scènes, avec des poupées maquillées comme des images d’Épinal, et la nuit au café Anglais, et le dimanche aux courses... – Mais qu’a-t-il donc fait, le gandin, pour qu’on l’envoie chercher des gourganes dans notre soupe ? – Il a imité la signature de son patron, un notaire. Le vieux bonnet vert, qui était d’humeur hypocondre, haussa les épaules : – Cela m’est encore égal, ça, et les histoires du Cocodès, que vous gobez comme des niais, ne m’amusent pas autant qu’une histoire que je devine et que je voudrais bien savoir au juste. – Quelle histoire ? fit-on avec curiosité. – Celle du Cent dix-sept. – Personne ne la sait au bagne, et, si tu la devines, tu seras plus malin que nous. – Depuis quand est-il ici ? demanda un nouveau venu. – Depuis dix ans. – D’où venait-il ? – On ne sait pas. Vous savez qu’il ne parle pas. – Ce serait un prince tombé dans le malheur, dit un forçat naïf, que cela ne m’étonnerait pas. – Il vous a des airs de grand seigneur qui mettent les adjudants mal à l’aise. – Oui, mais on le guigne joliment de l’œil, celui-là. – Et le commissaire, tous les matins, a bien soin de demander si le Cent dix-sept est sur son tollard. – Il n’a jamais essayé de s’évader, pourtant. – Non, reprit le bonnet vert. Dans les premiers temps on l’avait accouplé avec un renard. Le renard lui montra une lime : « – Si tu veux, lui dit-il, ce soir nous filerons. » « Le Cent dix-sept haussa les épaules, et, le lendemain, il demanda à être accouplé avec Milon. – Oh ! la brute ! dit un forçat, faisant allusion au colosse. Le Cent dix-sept doit s’ennuyer joliment avec un pareil fanandel. – Ils sont bons amis, au contraire, dit le bonnet vert. – On dit qu’il est innocent, Milon ? observa un tout jeune homme. – Il le dit, lui ; mais nous le disons tous... Sur ces mots, les chiourmes partirent d’un éclat de rire. Puis, tout à coup, un des forçats s’écria : – Je savais bien, moi, que le Cocodès n’était pas malade, et qu’il n’abandonnerait pas les camarades. Toutes les têtes se levèrent, tous les regards se portèrent hors de la carène, et un hourra de joie se fit entendre. Un grand jeune homme arrivait en se dandinant, fumottant un gros cigare, malgré les règlements, et les mains dans ses poches, comme un véritable flâneur. – Vive le Cocodès ! crièrent les forçats. – Bonjour, mes amis, bonjour, répondit d’un ton protecteur celui qui était l’objet de cette ovation. Il portait la livrée du bagne, mais avec de légères modifications. Son bonnet rouge était doublé de percale ; sous sa vareuse, il avait une chemise de toile fine, et son pantalon fort large dissimulait parfaitement la demi-chaîne, qu’il accrochait à une petite ceinture de cuir verni. – Bonjour, Cocodès, dit le bonnet vert ; on disait que tu étais malade ? – Je le suis, mes amis. Je suis entré à l’hôpital ce matin. – Mais le docteur t’a trouvé bon pour le service ? – Du tout ! Le docteur, qui est un de mes amis, m’a conseillé le repos, une nourriture confortable et une petite promenade à la bonne heure du jour. – Farceur, va ! – Que voulez-vous, mes bons amis, reprit le Cocodès, il faut bien prendre son mal en patience. Je n’ai plus que quatre ans à faire, et je m’arrange pour que mes quatre ans passent vite. – Criquet, va ! grommela le bonnet vert, n’as-tu pas honte de dire cela devant moi qui mourrai ici ? – Pourquoi ne files-tu pas ? – Bah ! je suis un vieux cheval de retour, j’ai déjà filé cinq fois, on me reprend toujours. Et puis, je n’ai pas de moyens, moi ! je ne suis pas le fils d’un banquier ! Une fois dehors, il faut vivre. La dernière fois qu’on m’a repris, je venais de voler un pain chez un boulanger... et encore, le pain était rassis. – Qu’est-ce que tu étais autrefois ? demanda le Cocodès. – J’étais cocher. – Eh bien ! attends que je sorte. Tu t’évaderas, et je te prendrai à mon service. – Nous avons le temps d’y penser, répondit le bonnet vert. As-tu un peu de tabac à me donner ? – Voulez-vous des cigares ? Et le Cocodès jeta au milieu des forçats une poignée de londrès. – Quel chic ! murmura-t-on. – Oui, mes amis, reprit le Cocodès, je suis sorti de l’hôpital tout exprès pour venir vous voir. – Qu’est-ce que tu vas nous raconter aujourd’hui, Cocodès ? – Ce que vous voudrez... – Moi, dit le bonnet vert, j’aimerais bien un drame où l’on pleure. – Un drame de l’Ambigu, ajouta un Parisien. – Ou de la Gaîté, dit un autre. Le Cocodès consulta ses souvenirs. – Ah ! si vous voulez, dit-il, je vais vous en raconter un fameux, allez ! J’étais à la première avec Nichette. – Qu’est-ce que Nichette ? – La folle maîtresse pour laquelle je suis tombé dans le malheur. – Connu ! C’est la belle dame de l’hôtel de France ? – Justement. Elle m’aime toujours, la chère petite. Je suis capable de l’épouser, quoi qu’en puisse dire papa ; car il est fier en diable, papa. – Est-il rigolo, ce Cocodès ! exclama le Parisien. – Voyons le drame ! fit le bonnet vert. – Comment ça s’appelle-t-il ? demanda un autre forçat. – Rocambole. – Un drôle de nom. – C’est celui d’un voleur fameux. Tandis que Cocodès parlait, Milon, le colosse, s’était traîné, à longueur de chaîne, le plus près possible de la carène. Le Cent dix-sept rouvrit les yeux et regarda Milon. – Tu as donc bien envie d’écouter le Cocodès ? fit-il. – Oh ! dit Milon, si tu voulais venir sous la carène, je te donnerais ma part de vivres ce soir. – Je ne vends pas mes complaisances, dit le Cent dix-sept. Allons-y ! Et il se leva, et les deux réprouvés, ramassant leur chaîne et l’accrochant à leurs ceintures, vinrent grossir le nombre des auditeurs du Cocodès. Le Cocodès disait : – Oui, messieurs, c’est un beau drame, allez ! et il y a surtout un quatrième acte qui donne la chair de poule. – Voyons ? dit le Cent dix-sept d’un air dédaigneux.
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