7. Après une année-2

2057 Words
Il était nuit lorsque gigs et chaises, dog-carts et lourds phaétons de fermiers commencèrent à rouler avec fracas dans les rues du village et sous les croisées de l’auberge du Soleil ; la nuit était plus noire encore lorsqu’une voiture découverte attelée de quatre chevaux se rangea sous l’enseigne tremblante. C’était l’équipage de sir Michaël Audley qui s’était arrêté subitement devant la petite auberge. Le harnais du cheval de volée était dérangé, et le premier postillon était descendu pour réparer l’accident. « Mais, c’est mon oncle ! s’écria Robert, comme la voiture s’arrêtait ; je vais descendre et lui parler. » George alluma un autre cigare, et abrité derrière les rideaux des croisées, regarda cette petite réunion de famille. Alicia était assise le dos tourné aux chevaux, et il put remarquer, même dans l’ombre, que c’était une belle brunette ; mais lady Audley étant placée dans la voiture, du côté le plus éloigné de l’auberge, il ne put rien voir de cette merveille aux beaux cheveux dont il avait tant entendu parler. « Quoi ! Robert ! s’écria sir Michaël, comme son neveu sortait de l’auberge ; voilà une surprise. – Je ne suis pas venu pour aller chez vous, au château, mon cher oncle, dit le jeune homme, tandis que le baronnet lui secouait la main cordialement. Essex est mon comté natal, vous le savez, et à cette époque de l’année, j’ai ordinairement une atteinte de la maladie du pays ; aussi George et moi sommes-nous descendus à l’auberge pour deux ou trois jours de pêche. – George.... George qui ? – George Talboys. – Ah ! est-ce qu’il est venu ? s’écria Alicia. J’en suis enchantée, car je meurs d’envie de voir ce jeune et beau veuf. – Vraiment, Alicia ? dit son cousin ; eh bien, alors, je cours vous le chercher et vous le présenter à l’instant. » L’empire que lady Audley, avec ses façons étourdies de jeune fille, avait gagné sur son idolâtre époux, était maintenant si complet, qu’il était extrêmement rare que les yeux du baronnet fussent longtemps détournés de la jolie figure de sa femme. Aussi, lorsque Robert fut sur le point de rentrer dans l’auberge, il suffit à Lucy de relever ses sourcils avec une charmante expression d’ennui et de terreur, pour apprendre à son mari qu’elle n’avait pas besoin d’être assommée par une présentation à M. George Talboys, « Non, pas ce soir, Bob, dit-il, ma femme est un peu fatiguée après une longue journée de plaisir. Amenez votre ami demain à dîner, et alors Alicia et lui pourront faire une mutuelle connaissance. Faites le tour pour saluer lady Audley et nous rentrerons ensuite à la maison. » Milady était si horriblement fatiguée qu’elle ne put donner qu’un doux sourire, et tendre une petite main gantée à son neveu par alliance. « Vous viendrez dîner demain avec nous, et vous nous amènerez votre intéressant ami, » dit-elle d’une voix basse et brisée. Elle avait été le principal attrait des courses, et était épuisée par les efforts qu’elle avait faits pour fasciner la moitié du comté. « Il est bien étonnant qu’elle ne vous ait pas accueilli avec son éternel éclat de rire, chuchota Alicia, en se penchant hors de la portière de la voiture pour souhaiter le bonsoir à Robert, mais soyez sûr qu’elle le réserve pour vous subjuguer demain. Je suppose que vous serez fasciné aussi bien que tout le monde, ajouta la jeune demoiselle d’un ton un peu aigre. – C’est une délicieuse créature, certainement, murmura Robert avec une admiration calme. – Oh ! naturellement. Eh bien ! voilà la première femme sur laquelle je vous ai jamais entendu dire un mot agréable ; Robert, je suis fâchée de voir que vous n’avez d’admiration que pour les poupées de cire. » La pauvre Alicia avait eu de nombreuses escarmouches avec son cousin à propos de ce tempérament particulier qui, en lui permettant d’avancer dans la vie avec un contentement parfait et une jouissance tacite, défendait à ses sentiments une étincelle d’enthousiasme sur un sujet quelconque. « Quant à tomber amoureux de quelqu’un, pensait quelquefois la jeune fille, cette idée est trop absurde. Si toutes les divinités de la terre étaient rangées devant lui, attendant qu’il leur jette le mouchoir, il se contenterait de relever ses sourcils jusqu’au milieu du front et de leur dire de se le disputer. » Mais, pour la première fois de sa vie, Robert était presque enthousiaste. « C’est la plus jolie petite créature que vous ayez jamais vue de votre vie, George, s’écria-t-il, lorsque la voiture fut partie et qu’il eut rejoint son ami. Quels yeux bleus, quelles boucles, quel ravissant sourire et quelle coiffure de fée, – un essaim frémissant de myosotis et de perles de rosée, qui sortait d’un nuage de gaze, George Talboys ! Je sens comme le héros d’une nouvelle française que je vais devenir amoureux de ma tante. » George se contenta de soupirer et de lancer une bouffée de son cigare par la croisée ouverte. Il pensait peut-être à ce temps éloigné, – un peu plus de cinq ans, dans le fait, mais qui lui paraissait un siècle, où il avait rencontré pour la première fois la femme pour laquelle il portait encore un crêpe autour de son chapeau trois jours auparavant. Tous ses anciens souvenirs enfouis et non oubliés reparurent et se représentèrent à lui avec les lieux qui les avaient vus naître. Il se promenait encore avec les officiers ses camarades, sur la vieille jetée du port de mer où l’on prenait les eaux, écoutant l’insupportable musique du régiment avec son cornet qui n’avait qu’une note et qu’un demi-bémol. Il entendait encore ces vieux airs d’opéra, et la voyait venir vers lui d’un pas léger, appuyée sur le bras de son vieux père, et prétendant (avec une dissimulation si charmante, si délicieuse, et d’un sérieux si comique) qu’elle était tout entière à la musique, et complètement ignorante de l’admiration d’une demi-douzaine d’officiers de cavalerie qui la regardaient bouche béante. Elle revint à son esprit, l’idée qu’il avait eue alors, qu’elle était quelque chose de trop beau pour la terre ou pour la vie de ce monde, et que s’approcher d’elle était entrer dans une atmosphère supérieure et respirer un air plus pur. Depuis ce temps elle avait été sa femme et la mère de son enfant. Elle reposait dans le petit cimetière de Ventnor, et il y avait seulement une année qu’il avait commandé pour elle une pierre tumulaire. Quelques larmes lentes et silencieuses coulèrent sur son gilet, comme il pensait à ces choses dans sa chambre paisible et sombre. Lady Audley était si fatiguée lorsqu’elle arriva à la maison, qu’elle s’excusa de ne pouvoir assister au dîner, et se retira tout de suite dans son cabinet de toilette, accompagnée par sa femme de chambre, Phœbé Marks. Elle était un peu capricieuse dans ses manières envers cette jeune femme de chambre ; quelquefois très-intime, quelquefois presque réservée, mais elle était une maîtresse généreuse, et la jeune fille avait toutes sortes de raisons pour être satisfaite de sa situation. Ce soir-là, malgré sa fatigue, milady était en belle humeur, et fit une description animée des courses et de la compagnie qui y assistait. « Je n’en suis pas moins exténuée à mourir, Phœbé, dit-elle. J’ai bien peur de ressembler à quelque chose de très-laid, après une journée passée sous un soleil brûlant. » Deux bougies étaient allumées de chaque côté de la glace devant laquelle lady Audley se tenait en se déshabillant. Elle regarda en face sa femme de chambre, en disant ces mots, ses yeux bleus clairs et brillants, et ses lèvres roses et enfantines étaient relevées par un malin sourire. « Vous êtes un peu pâle, milady, répondit la jeune fille, mais vous paraissez aussi jolie que jamais. – C’est vrai, Phœbé, dit-elle, se laissant tomber dans un fauteuil et en jetant en arrière ses boucles à sa femme de chambre, qui se tenait debout, la brosse à la main, prête à arranger pour la nuit cette luxuriante chevelure. Savez-vous, Phœbé, que j’ai entendu dire à quelques personnes que vous et moi nous nous ressemblions ? – Je l’ai entendu dire aussi, milady, dit tranquillement la jeune fille, mais il faut être vraiment stupide pour dire pareille chose, car milady est une beauté, et moi je suis une pauvre et ordinaire créature. – Non, pas du tout, Phœbé, dit magnifiquement la mignonne dame, vous me ressemblez et vos traits sont très-délicats, ce sont seulement les couleurs qui vous manquent. Ma chevelure est d’un blond pâle avec des reflets d’or, et la vôtre est châtain ; mes sourcils et mes cils sont ombrés de noir, et les vôtres sont presque.... je voudrais ne pas le dire.... mais ils sont presque blancs, ma chère Phœbé ; votre teint est blême, et le mien est de carmin et de rose. Mais, avec un flacon de teinture pour les cheveux, comme ceux que nous voyons annoncés dans les journaux, et un pot de rouge, vous aurez aussi bonne mine que moi, un de ces jours, Phœbé. » Elle continua ainsi de caqueter pendant longtemps, parlant de cent sujets frivoles, et ridiculisant les gens qu’elle avait rencontrés aux courses, pour amuser sa femme de chambre. Sa belle-fille vint dans le cabinet de toilette pour lui souhaiter une bonne nuit, et trouva servante et maîtresse riant aux éclats à propos des aventures du jour. Alicia, qui n’était jamais familière avec ses domestiques, s’éloigna, pleine de dégoût pour la frivolité de milady. « Continue de brosser mes cheveux, Phœbé, disait lady Audley, chaque fois que la jeune fille était sur le point de terminer sa besogne ; je suis si enchantée de causer avec toi. » A la fin, comme elle venait de renvoyer sa femme de chambre, elle la rappela subitement. « Phœbé Marks, dit-elle, j’ai besoin que tu me rendes un service. – Oui, milady. – J’ai besoin que tu ailles à Londres par le premier train de demain matin, faire une petite commission pour moi. Tu pourras prendre un jour de congé ensuite, car je sais que tu as des amis dans la capitale, et je te donnerai un billet de cinq livres, si tu exécutes ce que je veux, et gardes le secret de tout cela pour toi seule. – Oui, milady. – Regarde si la porte est bien fermée et viens t’asseoir sur ce tabouret à mes pieds. » La jeune fille obéit. Lady Audley caressa la chevelure incolore de sa femme de chambre avec sa main d’un blanc mat chargée de bagues, pendant qu’elle réfléchissait quelques instants. « Et maintenant, écoute-moi, Phœbé. Ce que je te demande de faire est très-simple. » C’était si simple, que ce fut dit en cinq minutes, et alors lady Audley se retira dans sa chambre à coucher et se blottit pudiquement sous son édredon. Frileuse et mignonne créature, elle aimait à s’ensevelir dans le satin et les fourrures. « Embrasse-moi, Phœbé, dit-elle, comme la jeune fille arrangeait les rideaux. J’entends le pas de sir Michaël dans l’antichambre, tu le rencontreras en sortant d’ici, et tu pourras lui dire que tu pars par le premier train de demain matin pour aller chercher ma robe chez Mme Frédérick, pour le dîner de Morton Abbey. » Il était tard dans la matinée lorsque lady Audley descendit le lendemain pour déjeuner, – dix heures passées. Pendant qu’elle buvait à petits coups son café, un domestique lui apporta un paquet cacheté et un registre pour y apposer sa signature. « Une dépêche télégraphique ! s’écria-t-elle, car le mot propre, télégramme, n’avait pas encore été inventé, quel peut en être le sujet ? » Elle leva les yeux sur son mari, la bouche ouverte, le regard terrifié, à moitié effrayée de briser le cachet. L’enveloppe portait l’adresse de miss Lucy Graham, chez M. Dawson, et avait été renvoyée du village au château. « Lisez cela, ma chérie, dit-il, et ne vous alarmez pas, ce ne peut être rien de bien important. » Cela venait de chez mistress Vincent, la maîtresse de pension à laquelle elle avait renvoyé pour les renseignements, en entrant dans la famille de M. Dawson. Cette dame était dangereusement malade, et suppliait son ancienne élève de venir la voir. « Pauvre femme ! Elle m’a toujours dit qu’elle me laisserait son argent, dit Lucy, avec un douloureux sourire. Elle n’a pas entendu parler de mon changement de fortune. Cher sir Michaël, je dois aller la trouver. – Certainement, vous le devez, ma très-chère amie. Si elle a été bonne pour ma pauvre petite dans son infortune, elle a droit de ne jamais être oubliée pendant sa prospérité. Mettez votre chapeau, Lucy ; nous aurons le temps de prendre l’express. – Vous venez avec moi ? – Naturellement, ma chérie. Pouvez-vous supposer que je vous laisserais aller seule ? – J’étais sûre que vous voudriez venir avec moi, dit-elle d’un air pensif. – Votre amie vous envoie-t-elle une adresse ? – Non, mais elle a toujours habité Crescent Villa, West Brompton, et sans aucun doute elle habite encore là. » Lady Audley eut seulement le temps de prendre précipitamment son chapeau et son châle, et elle entendit la voiture rouler devant la porte, et sir Michaël l’appeler du bas de l’escalier. L’enfilade de ses chambres, comme je l’ai dit, qui débouchaient l’une dans l’autre, finissait par une antichambre octogone, tapissée de peintures à l’huile. Même dans sa précipitation, elle s’arrêta résolument à la porte de cette pièce, la ferma à double tour, et glissa la clef dans sa poche. Cette porte, une fois fermée, coupait tout accès aux appartements de milady.
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