1. Lucy-2

2115 Words
Ce cri unanime avait-il pénétré jusque dans les appartements silencieux du château d’Audley, ou était-ce simplement l’effet produit par le charmant visage se montrant chaque dimanche matin dans le banc du chirurgien ? Toujours es t-il que sir Michaël Audley éprouva un v*****t désir de faire plus ample connaissance avec l’institutrice de M. Dawson. Il n’eut qu’à s’en ouvrir au digne docteur, qui s’empressa d’organiser une petite réunion à laquelle furent invités le vicaire et sa femme, le baronnet et sa fille. Cette délicieuse soirée décida du sort de sir Michaël. La tendre fascination de ces yeux bleus si doux et si touchants, la gracieuse élégance de ce cou svelte et de cette tête penchée avec ces splendides boucles de cheveux au reflet doré, cette charmante voix qui résonnait comme une suave mélodie, la parfaite harmonie qui régnait dans tous ses charmes et donnait un double attrait aux enchantements de cette femme ; toutes ces séductions enfin le subjuguèrent, il lui fut aussi impossible d’y résister que de se soustraire à sa destinée. La destinée ! vraiment, cette femme était sa destinée ! Il n’avait jamais aimé auparavant. Qu’avait été son mariage avec la mère d’Alicia ? Une triste affaire, une espèce de contrat passé pour conserver dans la famille une propriété qui aurait bien pu en sortir sans cela. Qu’avait été son amour pour sa première femme ? Une pâle, pitoyable et vacillante étincelle, trop minime pour être éteinte, trop faible pour brûler. Mais cette fois c’était l’amour... cette fièvre avec ses désirs impatients, cette vague et misérable incertitude, ces terribles craintes que son âge ne fût un obstacle insurmontable à son bonheur, cette maudite barbe blanche qu’il détestait, cette envie effrénée de redevenir jeune, d’avoir une belle chevelure noire et une taille élancée, comme à vingt ans ; ces nuits sans sommeil et ces jours pleins de tristesse, si rayonnants s’il avait le bonheur d’entrevoir la suave figure derrière les rideaux de croisée lorsqu’il avait dépassé la maison du chirurgien, tous ces symptômes révélaient la vérité, et disaient trop clairement que sir Michaël Audley, à cinquante-cinq ans, était atteint de la terrible fièvre qu’on appelle l’amour. Je ne pense pas que le baronnet eût compté d’abord sur sa fortune ou sur sa position pour décider le succès de ses recherches amoureuses. S’il eut cette pensée, il dut la repousser avec horreur. Il lui était trop pénible de croire un instant qu’une personne aussi aimable et aussi pure pût se donner en retour d’une riche maison et d’un vieux titre de noblesse. Non ; il espérait qu’ayant eu une existence toute de travail et de dépendance étant très-jeune (nul ne connaissait exactement son âge, et elle paraissait avoir un peu plus de vingt ans), elle n’avait dû avoir aucun attachement ; il espérait, se trouvant le premier à s’occuper d’elle, pouvoir, par ses attentions délicates, par une généreuse sollicitude, par un amour qui lui rappellerait le père qu’elle avait perdu, par une protection qui lui deviendrait nécessaire, subjuguer son jeune cœur et obtenir une promesse de sa main, uniquement de son libre et premier amour. Véritable roman d’un jour, qui, malgré tout, semblait être en bonne voie de se réaliser. Lucy Graham ne paraissait en aucune façon dédaigner les attentions du baronnet ; il n’y avait rien cependant dans ses manières des ignobles artifices employés par les femmes qui désirent captiver un homme riche. Elle était si habituée à l’admiration de tous, petits et grands, que la conduite de sir Michaël fit très-peu d’impression sur elle. Au reste, il était resté veuf si longtemps, qu’on avait abandonné l’idée qu’il se remariât jamais. A la fin, cependant, mistress Dawson aborda ce sujet avec l’institutrice. La femme du chirurgien était assise dans la chambre d’étude, occupée à travailler, pendant que Lucy donnait les dernières touches à quelques aquarelles faites par ses élèves. « Savez-vous, ma chère miss Graham, dit mistress Dawson, que vous devez vous considérer comme une fille très-heureuse ? » L’institutrice releva sa tête penchée sur son ouvrage et regarda avec étonnement sa maîtresse, en rejetant en arrière une ondée de boucles de cheveux, les plus merveilleuses boucles du monde, – soyeuses et légères comme du duvet, flottant sans cesse près de sa figure, et formant une pâle auréole autour de sa tête quand le soleil les éclairait. « Que dites-vous, ma chère mistress Dawson ? demanda-t-elle en trempant son pinceau dans le bleu de mer broyé sur sa palette, et en l’arrangeant avec soin avant de le poser sur la délicate b***e de pourpre, qui illuminait l’horizon dans l’aquarelle de son élève. – Oui, ma chère enfant, je dis qu’il ne dépend que de vous de devenir lady Audley et la maîtresse du château d’Audley. » Lucy Graham laissa tomber le pinceau sur la peinture, devint écarlate jusqu’à la racine de ses beaux cheveux, puis pâle, encore plus pâle que ne l’avait jamais vue mistress Dawson. « Ma chère enfant, ne vous troublez pas ainsi, dit doucement la femme du chirurgien, vous savez que personne ne vous oblige à épouser sir Michaël si vous ne voulez pas. Ce serait cependant un magnifique mariage ; il a des revenus considérables, et il est le plus généreux des hommes. Votre position serait élevée, et vous pourriez faire beaucoup de bien ; mais, comme je Vous le disais, vous devez être complètement guidée par vos propres sentiments. Je dois seulement ajouter que, dans le cas où ses attentions ne vous seraient pas agréables, il serait réellement peu honorable de votre part de les encourager. – Ses attentions !... l’encourager !... murmura Lucy, comme désorientée par ces paroles. Je vous en prie..., je vous en prie, mistress Dawson, ne me parlez plus ainsi. Je n’ai aucune idée de tout cela, c’est la dernière chose à laquelle j’aurais pensé. » Elle appuya ses coudes sur la table, et entrelaçant ses mains sur sa figure, elle sembla réfléchir profondément pendant quelques minutes. Elle portait autour du cou un étroit ruban noir qui retenait un médaillon, une croix, ou une miniature peut-être, mais cet objet, quel qu’il fût, restait continuellement caché dans ses vêtements. Une fois ou deux, pendant qu’assise elle réfléchissait en silence, elle retira une de ses mains de devant sa figure, et saisit le ruban avec un mouvement nerveux, le tirant d’un air à demi boudeur, et le tordant en tous sens entre ses doigts. « Je crois qu’il y a des êtres prédestinés au malheur, mistress Dawson, dit-elle bientôt ; ce serait pour moi une trop grande bonne fortune que de devenir lady Audley. » Elle prononça ces mots avec un tel accent d’amertume, que la femme du chirurgien leva les yeux sur elle avec surprise. « Vous, prédestinée au malheur, ma chère enfant ? s’écria-t-elle, je pense que vous devriez être la dernière personne à parler ainsi, vous, une créature si gaie, si heureuse, que chacun prend plaisir à vous voir. Certes, je ne sais trop comment nous ferions si sir Michaël vous enlevait de chez nous. » Après cette conversation, elles revinrent souvent sur le même sujet, et Lucy ne montra aucune émotion en quelque occasion que l’on discutât l’admiration du baronnet pour elle. C’était chose tacitement convenue dans la famille du médecin, que le jour où sir Michaël se proposerait, l’institutrice l’accepterait volontiers, et en vérité, les candides Dawson auraient taxé d’acte de folie le rejet d’une telle offre de la part d’une fille sans fortune. Un soir, vers le milieu du mois de juin, sir Michaël était assis en face de Lucy Graham, devant une croisée du petit salon du chirurgien. La famille étant sortie de l’appartement par suite d’une circonstance quelconque, il profita de l’occasion pour entamer le sujet si cher à son cœur. En quelques mots solennels, il fit l’offre de sa main à l’institutrice. Il y avait quelque chose de touchant dans la manière et dans le ton à moitié suppliants avec lesquels il s’adressa à elle ; pouvant à peine espérer d’être agréé par cette belle jeune fille, il la priait de le plutôt repousser, quoique ce refus dût lui briser le cœur, que d’accepter son offre, si elle ne devait pas l’aimer. « Je ne pense pas, Lucy, dit-il avec solennité, qu’une femme puisse commettre une plus grande faute que d’épouser un homme qu’elle n’aime pas Vous m’êtes si chère, ma bien-aimée, que, malgré le profond attachement que j’ai pour vous, et malgré toute l’amertume que me donne la seule pensée d’un refus, je ne voudrais pas vous voir commettre une telle faute au prix de toute ma félicité. Si mon bonheur pouvait être accompli par une telle action, ce qui ne pourrait pas arriver, répéta-t-il avec vivacité, le malheur seul serait le résultat d’un mariage inspiré par tous autres motifs que la sincérité et l’amour. » Lucy Graham ne regardait pas sir Michaël, mais elle avait les yeux fixés au dehors, sur les vapeurs du crépuscule et sur le paysage confus qui s’étendait derrière le petit jardin. Le baronnet essaya d’apercevoir son visage, mais elle ne lui présentait que son profil, et il ne put saisir l’expression de ses yeux ; s’il eût pu le faire, il eût remarqué un regard inquiet qui semblait vouloir percer l’obscurité lointaine et distinguer au delà... bien au delà, dans un autre monde. « Lucy, vous m’entendez ? – Oui, dit-elle gravement, mais non avec froideur, et ne paraissant en aucune façon offensée par ses paroles. – Et votre réponse ? » Elle ne détourna pas son regard du paysage enveloppé dans les ténèbres, et resta pendant quelques instants complètement silencieuse ; tout à coup se tournant vers lui avec une passion soudaine qui illuminait son visage d’une nouvelle et merveilleuse beauté que le baronnet aperçut même dans l’obscurité grandissante, elle tomba à ses pieds. « Non... Lucy... non... non !… s’écria-t-il vivement ; non, pas là... pas là... – Si... là... là... dit-elle avec une passion étrange qui l’agitait et rendait le son de sa voix aigre et perçant, – non criard, mais d’un éclat surnaturel, là, et pas ailleurs. Que vous êtes bon !... Que vous êtes noble et généreux, mon ami ! Certes, il ne manque pas de femmes cent fois supérieures à moi qui pourront vous aimer tendrement, mais vous m’en demandez trop. Vous m’en demandez trop ! Songez à ce qu’a été ma vie, songez seulement à cela. Dès ma plus tendre enfance je n’ai vu que pauvreté. Mon père était un gentilhomme, instruit, accompli, généreux, beau, mais pauvre. Ma mère... mais ne parlons pas d’elle. Je n’ai éprouvé que misère, pauvreté, épreuves, vexations, humiliations, privations de toute sorte. Vous ne pouvez savoir, vous qui vivez parmi ceux dont la vie est si douce et si facile, vous ne pouvez pas vous figurer tout ce que nous avons à endurer, nous autres, pauvres êtres. Ne m’en demandez pas trop alors. Je ne puis pas être désintéressée ; je ne puis pas fermer les yeux aux avantages d’une telle alliance. Je ne puis pas... je ne puis pas... » Outre sa surexcitation et l’impétuosité de sa passion, il y avait quelque chose d’indéfinissable dans ses manières qui remplit le baronnet d’une vague frayeur. Elle restait à ses pieds sur le parquet, tapie plutôt qu’agenouillée, ses vêtements blancs et légers collés sur elle, sa blonde chevelure ruisselant sur ses épaules, ses grands yeux bleus brillant dans l’ombre, et ses mains crispées sur le ruban noir qui serrait son cou, comme s’il eut dû l’étrangler. « Ne m’en demandez pas trop, continua-t-elle de répéter, j’ai été intéressée dès mon enfance. – Lucy, Lucy, expliquez-vous. Avez-vous de l’éloignement pour moi ? – De l’éloignement pour vous !...non !... non !... – Mais alors, il y a quelqu’un que vous aimez ? » Elle partit d’un éclat de rire à cette question. « Je n’aime personne dans le monde, » répondit-elle. Quoique enchanté de cette réponse, le rire étrange de Lucy et ces quelques mots vibrèrent dans le cœur de sir Michaël. Il garda quelques instants le silence, puis il dit avec un certain effort : « Bien, Lucy, je ne veux pas trop vous demander. Je suis un vieux fou ; mais si vous n’avez pas d’éloignement pour moi, et si vous n’en aimez pas un autre, je ne vois pas de raisons qui nous empêchent d’être heureux. C’est une association, Lucy. – Oui. » Le baronnet la souleva dans ses bras, lui donna un b****r sur le front, et puis après lui avoir tranquillement souhaité une bonne nuit, il sortit de la maison et courut droit devant lui. Il courut droit devant lui, ce vieil enfant, parce qu’une certaine émotion s’emparait violemment de son cœur ; ce n’était pas de la joie, ce n’était pas le plaisir du triomphe, mais quelque chose ressemblant presque à du désappointement, une espèce d’aspiration étouffée et déçue qui pesait lourdement sur son cœur, comme si elle avait porté la mort dans son sein. C’était la mort de cet espoir qui venait d’expirer à la voix de Lucy. Tous ses doutes, toutes ses craintes, toutes ses aspirations timides venaient de finir. Il devait se contenter, comme les hommes de son âge, de se marier pour sa fortune et sa position. Lucy Graham monta lentement l’escalier qui conduisait à sa petite chambre, au faîte de la maison. Elle plaça sur la commode son bougeoir qui répandait une lumière douteuse, et s’assit sur le bord de son lit blanc, calme et blanche comme les rideaux drapés autour d’elle. « Plus de dépendance, plus d’occupation servile, plus d’humiliations, dit-elle, toute trace de la première existence effacée, tous vestiges indicateurs d’identité ensevelis et oubliés, excepté cela... excepté cela... » Pendant ce temps, sa main gauche n’avait pas abandonné le ruban noir noué autour de son cou. Elle le retira de son sein en prononçant ces paroles, et fixa l’objet qui y était attaché. Ce n’était ni un médaillon, ni une miniature, ni une croix : c’était un anneau enveloppé dans un long carré de papier ; ce papier, moitié imprimé, moitié écrit, était jauni par le temps et chiffonné par des plis nombreux.
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