I - Premières fautes-3

2129 Words
– Je vous promets, mon père, dit-elle d’une voix douce et altérée, de ne pas vous parler de Victor avant que vous ne soyez revenu de vos préventions contre lui. Le vieillard regarda sa fille avec étonnement. Deux larmes qui roulaient dans ses yeux tombèrent le long de ses joues ridées. Il ne put embrasser Julie devant la foule qui les environnait, mais il lui pressa tendrement la main. Quand il remonta en voiture, toutes les pensées soucieuses qui s’étaient amassées sur son front avaient complètement disparu. L’attitude un peu triste de sa fille l’inquiétait alors bien moins que la joie innocente dont le secret avait échappé pendant la revue à Julie. Dans les premiers jours du mois de mars 1814, un peu moins d’un an après cette revue de l’empereur, une calèche roulait sur la route d’Amboise à Tours. En quittant le dôme vert des noyers sous lesquels se cachait la poste de la Frillière, cette voiture fut entraînée avec une telle rapidité, qu’en un moment elle arriva au pont bâti sur la Cise, à l’embouchure de cette rivière dans la Loire, et s’y arrêta. Un trait venait de se briser par suite du mouvement impétueux que, sur l’ordre de son maître, un jeune postillon avait imprimé à quatre des plus vigoureux chevaux du relais. Ainsi, par un effet du hasard, les deux personnes qui se trouvaient dans la calèche eurent le loisir de contempler à leur réveil un des plus beaux sites que puissent présenter les séduisantes rives de la Loire. À sa droite, le voyageur embrasse d’un regard toutes les sinuosités de la Cise, qui se roule, comme un serpent argenté, dans l’herbe des prairies auxquelles les premières pousses du printemps donnaient alors les couleurs de l’émeraude. À gauche, la Loire apparaît dans toute sa magnificence. Les innombrables facettes de quelques roulées, produites par une brise matinale un peu froide, réfléchissaient les scintillements du soleil sur les vastes nappes que déploie cette majestueuse rivière. Çà et là des îles verdoyantes se succèdent dans l’étendue des eaux, comme les chatons d’un collier. De l’autre côté du fleuve, les plus belles campagnes de la Touraine déroulent leurs trésors à perte de vue. Dans le lointain, l’œil ne rencontre d’autres bornes que les collines du Cher, dont les cimes dessinaient en ce moment des lignes lumineuses sur le transparent azur du ciel. À travers le tendre feuillage des îles, au fond du tableau, Tours semble, comme Venise, sortir du sein des eaux. Les campaniles de sa vieille cathédrale s’élancent dans les airs, où ils se confondaient alors avec les créations fantastiques de quelques nuages blanchâtres. Au-delà du pont sur lequel la voiture était arrêtée, le voyageur aperçoit devant lui, le long de la Loire jusqu’à Tours, une chaîne de rochers qui, par une fantaisie de la nature, paraît avoir été posée pour encaisser le fleuve dont les flots minent incessamment la pierre, spectacle qui fait toujours l’étonnement du voyageur. Le village de Vouvray se trouve comme niché dans les gorges et les éboulements de ces roches, qui commencent à décrire un coude devant le pont de la Cise. Puis, de Vouvray jusqu’à Tours, les effrayantes anfractuosités de cette colline déchirée sont habitées par une population de vignerons. En plus d’un endroit il existe trois étages de maisons, creusées dans le roc et réunies par de dangereux escaliers taillés à même la pierre. Au sommet d’un toit, une jeune fille en jupon rouge court à son jardin. La fumée d’une cheminée s’élève entre les sarments et le pampre naissant d’une vigne. Des closiers labourent des champs perpendiculaires. Une vieille femme, tranquille sur un quartier de roche éboulée, tourne son rouet sous les fleurs d’un amandier, et regarde passer les voyageurs à ses pieds en souriant de leur effroi. Elle ne s’inquiète pas plus des crevasses du sol que de la ruine pendante d’un vieux mur dont les assises ne sont plus retenues que par les tortueuses racines d’un manteau de lierre. Le marteau des tonneliers fait retentir les voûtes de caves aériennes. Enfin, la terre est partout cultivée et partout féconde, là où la nature a refusé de la terre à l’industrie humaine. Aussi rien n’est-il comparable, dans le cours de la Loire, au riche panorama que la Touraine présente alors aux yeux du voyageur. Le triple tableau de cette scène, dont les aspects sont à peine indiqués, procure à l’âme un de ces spectacles qu’elle inscrit à jamais dans son souvenir ; et, quand un poète en a joui, ses rêves viennent souvent lui en reconstruire fabuleusement les effets romantiques. Au moment où la voiture parvint sur le pont de la Cise, plusieurs voiles blanches débouchèrent entre les îles de la Loire, et donnèrent une nouvelle harmonie à ce site harmonieux. La senteur des saules qui bordent le fleuve ajoutait de pénétrants parfums au goût de la brise humide. Les oiseaux faisaient entendre leurs prolixes concerte ; le chant monotone d’un gardeur de chèvres y joignait une sorte de mélancolie, tandis que les cris des mariniers annonçaient une agitation lointaine. De molles vapeurs, capricieusement arrêtées autour des arbres épars dans ce vaste paysage, y imprimaient une dernière grâce. C’était la Touraine dans toute sa gloire, le printemps dans toute sa splendeur. Cette partie de la France, la seule que les armées étrangères ne devaient point troubler, était en ce moment la seule qui fût tranquille, et l’on eût dit qu’elle défiait l’Invasion. Une tête coiffée d’un bonnet de police se montra hors de la calèche aussitôt qu’elle ne roula plus ; bientôt un militaire impatient en ouvrit lui-même la portière, et sauta sur la route comme pour aller quereller le postillon. L’intelligence avec laquelle ce Tourangeau raccommodait le trait cassé rassura le colonel comte d’Aiglemont, qui revint vers la portière en étendant ses bras comme pour détirer ses muscles endormis ; il bâilla, regarda le paysage, et posa la main sur le bras d’une jeune femme soigneusement enveloppée dans un vitchoura. – Tiens, Julie, lui dit-il d’une voix enrouée, réveille-toi donc pour examiner le pays ! Il est magnifique. Julie avança la tête hors de la calèche. Un bonnet de martre lui servait de coiffure, et les plis du manteau fourré dans lequel elle était enveloppée déguisaient si bien ses formes qu’on ne pouvait plus voir que sa figure. Julie d’Aiglemont ne ressemblait déjà plus à la jeune fille qui courait naguère avec joie et bonheur à la revue des Tuileries. Son visage, toujours délicat, était privé des couleurs roses qui jadis lui donnaient un si riche éclat. Les touffes noires de quelques cheveux défrisés par l’humidité de la nuit faisaient ressortir la blancheur mate de sa tête, dont la vivacité semblait engourdie. Cependant ses yeux brillaient d’un feu surnaturel ; mais au-dessous de leurs paupières, quelques teintes violettes se dessinaient sur les joues fatiguées. Elle examina d’un œil indifférent les campagnes du Cher, la Loire et ses îles, Tours et les longs rochers de Vouvray ; puis, sans vouloir regarder la ravissante vallée de la Cise, elle se rejeta promptement dans le fond de la calèche, et dit d’une voix qui en plein air paraissait d’une extrême faiblesse : – Oui, c’est admirable. Elle avait, comme on le voit, pour son malheur, triomphé de son père. – Julie, n’aimerais-tu pas à vivre ici ? – Oh ! ! là ou ailleurs, dit-elle avec insouciance. – Souffres-tu ? lui demanda le colonel d’Aiglemont – Pas du tout, répondit la jeune femme avec une vivacité momentanée. Elle contempla son mari en souriant et ajouta : – J’ai envie de dormir. Le galop d’un cheval retentit soudain. Victor d’Aiglemont laissa la main de sa femme, et tourna la tête vers le coude que la route fait en cet endroit. Au moment où Julie ne fut plus vue par le colonel, l’expression de gaieté qu’elle avait imprimée à son pâle visage disparut comme si quelque lueur eût cessé de l’éclairer. N’éprouvant ni le désir de revoir le paysage ni la curiosité de savoir quel était le cavalier dont le cheval galopait si furieusement, elle se replaça dans le coin de la calèche, et ses yeux se fixèrent sur la croupe des chevaux sans trahir aucune espèce de sentiment. Elle eut un air aussi stupide que peut l’être celui d’un paysan breton écoutant le prône de son curé. Un jeune homme, monté sur un cheval de prix, sortit tout d’un coup d’un bosquet de peupliers et d’aubépines en fleurs. – C’est un Anglais, dit le colonel. – Oh ! mon Dieu oui, mon général, répliqua le postillon. Il est de la race des gars qui veulent, dit-on, manger la France. L’inconnu était un de ces voyageurs qui se trouvèrent sur le continent lorsque Napoléon arrêta tous les Anglais en représailles de l’attentat commis envers le droit des gens par le cabinet de Saint-James lors de la rupture du traité d’Amiens. Soumis au caprice du pouvoir impérial, ces prisonniers ne restèrent pas tous dans les résidences où ils furent saisis, ni dans celles qu’ils curent d’abord la liberté de choisir. La plupart de ceux qui habitaient en ce moment la Touraine y furent transférés de divers points de l’empire, où leur séjour avait paru compromettre les intérêts de la politique continentale. Le jeune captif qui promenait en ce moment son ennui matinal était une victime de la puissance bureaucratique. Depuis deux ans, un ordre parti du ministère des Relations Extérieures l’avait arraché au climat de Montpellier, où la rupture de la paix le surprit autrefois cherchant à se guérir d’une affection de poitrine. Du moment où ce jeune homme reconnut un militaire dans la personne du comte d’Aiglemont, il s’empressa d’en éviter les regards en tournant assez brusquement la tête vers les prairies de la Cise. – Tous ces Anglais sont insolents comme si le globe leur appartenait, dit le colonel en murmurant. Heureusement Soult va leur donner les étrivières. Quand le prisonnier passa devant la calèche, il y jeta les yeux. Malgré la brièveté de son regard, il put alors admirer l’expression de mélancolie qui donnait à la figure pensive de la comtesse je ne sais quel attrait indéfinissable. Il y a beaucoup d’hommes dont le cœur est puissamment ému par la seule apparence de la souffrance chez une femme : pour eux la douleur semble être une promesse de constance ou d’amour. Entièrement absorbée dans la contemplation d’un coussin de sa calèche. Julie ne fit attention ni au cheval ni au cavalier. Le trait avait été solidement et promptement rajusté. Le comte remonta en voiture. Le postillon s’efforça de regagner le temps perdu, et mena rapidement les deux voyageurs sur la partie de la levée que bordent les rochers suspendus au sein desquels mûrissent les vins de Vouvray, d’où s’élancent tant de jolies maisons, où apparaissent dans le lointain les ruines de cette si célèbre abbaye de Marmoutiers, la retraite de saint Martin. – Que nous veut donc ce milord diaphane ? s’écria le colonel en tournant la tête pour s’assurer que le cavalier qui depuis le pont de la Cise suivait sa voiture était le jeune Anglais. Comme l’inconnu ne violait aucune convenance de politesse en se promenant sur la berne de la levée, le colonel se remit dans le coin de sa calèche après avoir jeté un regard menaçant sur l’Anglais. Mais il ne put, malgré son involontaire inimitié, s’empêcher de remarquer la beauté du cheval et la grâce du cavalier. Le jeune homme avait une de ces figures britanniques dont le teint est si fin, la peau si douce et si blanche, qu’on est quelquefois tenté de supposer qu’elles appartiennent au corps délicat d’une jeune fille. Il était blond, mince et grand. Son costume avait ce caractère de recherche et de propreté qui distingue les fashionables de la prude Angleterre. On eût dit qu’il rougissait plus par pudeur que par plaisir à l’aspect de la comtesse. Une seule fois Julie leva les yeux sur l’étranger ; mais elle y fut en quelque sorte obligée par son mari qui voulait lui faire admirer les jambes d’un cheval de race pure. Les yeux de Julie rencontrèrent alors ceux du timide Anglais. Dès ce moment le gentilhomme, au lieu de faire marcher son cheval près de la calèche, la suivit à quelques pas de distance. À peine la comtesse regarda-t-elle l’inconnu. Elle n’aperçut aucune des perfections humaines et chevalines qui lui étaient signalées, et se rejeta au fond de la voiture après avoir laissé échapper un léger mouvement de sourcils comme pour approuver son mari. Le colonel se rendormit, et les deux époux arrivèrent à Tours sans s’être dit une seule parole et sans que les ravissants paysages de la changeante scène au sein de laquelle ils voyageaient attirassent une seule fois l’attention de Julie. Quand son mari sommeilla, madame d’Aiglemont le contempla à plusieurs reprises. Au dernier regard qu’elle lui jeta, un cahot fit tomber sur les genoux de la jeune femme un médaillon suspendu à son cou par une chaîne de deuil, et le portrait de son père lui apparut soudain. À cet aspect, des larmes, jusque-là réprimées, roulèrent dans ses yeux. L’Anglais vit peut-être les traces humides et brillantes que ces pleurs laissèrent un moment sur les joues pâles de la comtesse, mais que l’air sécha promptement. Chargé par l’empereur de porter des ordres au maréchal Soult, qui avait à défendre la France de l’invasion faite par les Anglais dans le Béarn, le colonel d’Aiglemont profitait de sa mission pour soustraire sa femme aux dangers qui menaçaient alors Paris, et la conduisait à Tours chez une vieille parente à lui. Bientôt la voiture roula sur le pavé de Tours, sur le pont, dans la Grande-Rue, et s’arrêta devant l’hôtel antique où demeurait la ci-devant comtesse de Listomère-Landon.
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