I - Premières fautes-2

2044 Words
Un petit homme assez gras, vêtu d’un uniforme vert, d’une culotte blanche, et chaussé de bottes à l’écuyère, parut tout à coup en gardant sur sa tête un chapeau à trois cornes aussi prestigieux que cet homme lui-même. Le large ruban rouge de la Légion-d’Honneur flottait sur sa poitrine. Une petite épée était à son côté. L’Homme fut aperçu par tous les yeux, et à la fois, de tous les points dans la place. Aussitôt, les tambours battirent aux champs, les deux orchestres débutèrent par une phrase dont l’expression guerrière fut répétée sur tous les instruments, depuis la plus douce des flûtes jusqu’à la grosse caisse. À ce belliqueux appel, les âmes tressaillirent, les drapeaux saluèrent, les soldats présentèrent les armes par un mouvement unanime et régulier qui agita les fusils depuis le premier rang jusqu’au dernier dans le Carrousel. Des mots de commandement s’élancèrent de rang en rang comme des échos. Des cris de : Vive l’empereur ! furent poussés par la multitude enthousiasmée. Enfin tout frissonna, tout remua, tout s’ébranla. Napoléon était monté à cheval. Ce mouvement avait imprimé la vie à ces masses silencieuses, avait donné une voix aux instruments, un élan aux aigles et aux drapeaux, une émotion à toutes les figures. Les murs des hautes galeries de ce vieux palais semblaient crier aussi : Vive l’empereur ! Ce ne fut pas quelque chose d’humain, ce fut une magie, un simulacre de la puissance divine, ou mieux une fugitive image de ce règne si fugitif. L’homme entouré de tant d’amour, d’enthousiasme, de dévouement, de vœux, pour qui le soleil avait chassé les nuages du ciel, resta sur son cheval, à trois pas en avant du petit escadron doré qui le suivait, ayant le grand-maréchal à sa gauche, le maréchal de service à sa droite. Au sein de tant d’émotions excitées par lui, aucun trait de son visage ne parut s’émouvoir. – Oh ! mon Dieu, oui. À Wagram au milieu du feu, à la Moscowa parmi les morts, il est toujours tranquille comme Baptiste, lui ! Cette réponse à de nombreuses interrogations était faite par le grenadier qui se trouvait auprès de la jeune fille. Julie fut pendant un moment absorbée par la contemplation de cette figure dont le calme indiquait une si grande sécurité de puissance. L’empereur se pencha vers Duroc, auquel il dit une phrase courte qui fit sourire le grand-maréchal. Les manœuvres commencèrent. Si jusqu’alors la jeune personne avait partagé son attention entre la figure impassible de Napoléon et les lignes bleues, vertes et rouges des troupes, en ce moment elle s’occupa presque exclusivement, au milieu des mouvements rapides et réguliers exécutés par ces vieux soldats, d’un jeune officier qui courait à cheval parmi les lignes mouvantes, et revenait avec une infatigable activité vers le groupe à la tête duquel brillait le simple Napoléon. Cet officier montait un superbe cheval noir, et se faisait distinguer, au sein de cette multitude chamarrée, par le bel uniforme bleu de ciel des officiers d’ordonnance de l’empereur. Ses broderies pétillaient si vivement au soleil, et l’aigrette de son shako étroit et long en recevait de si fortes lueurs, que les spectateurs durent le comparer à un feu follet, à une âme invisible chargée par l’empereur d’animer, de conduire ces bataillons dont les armes ondoyantes jetaient des flammes, quand, sur un seul signe de ses yeux, ils se brisaient, se rassemblaient, tournoyaient comme les ondes d’un gouffre, ou passaient devant lui comme ces lames longues, droites et hautes que l’Océan courroucé ; dirige sur ses rivages. Quand les manœuvres furent terminées, l’officier d’ordonnance accourut à bride abattue, et s’arrêta devant l’empereur pour en attendre les ordres. En ce moment, il était à vingt pas de Julie, en face du groupe impérial, dans une attitude assez semblable à celle que Gérard a donnée au général Rapp dans le tableau de la Bataille d’Austerlitz. Il fut permis alors à la jeune fille d’admirer son amant dans toute sa splendeur militaire. Le colonel Victor d’Aiglemont, à peine âgé de trente ans, était grand, bien fait, svelte ; et ses heureuses proportions ne ressortaient jamais mieux que quand il employait sa force à gouverner un cheval dont le dos élégant et souple paraissait plier sous lui. Sa figure mâle et brune possédait ce charme inexplicable qu’une parfaite régularité de traits communique à de jeunes visages. Son front était large et haut. Ses yeux de feu, ombragés de sourcils épais et bordés de longs cils, se dessinaient comme deux ovales blancs entre deux lignes noires. Son nez offrait la gracieuse courbure d’un bec d’aigle. La pourpre de ses lèvres était rehaussée par les sinuosités de l’inévitable moustache noire. Ses joues larges et fortement colorées offraient des tons bruns et jaunes qui dénotaient une vigueur extraordinaire. Sa figure, une de celles que la bravoure a marquées de son cachet, offrait le type que cherche aujourd’hui l’artiste quand il songe à représenter un des héros de la France impériale. Le cheval trempé de sueur, et dont la tête agitée exprimait une extrême impatience, les deux pieds de devant écartés et arrêtés sur une même ligne sans que l’un dépassât l’autre, faisait flotter tes longs crins de sa queue fournie ; et son dévouement offrait une matérielle image de celui que son maître avait pour l’empereur. En voyant son amant si occupé de saisir les regards de Napoléon, Julie éprouva un moment de jalousie en pensant qu’il ne l’avait pas encore regardée. Tout à coup, un mot est prononcé par le souverain, Victor presse les flancs de son cheval et parc au galop ; mais l’ombre d’une borne projetée sur le sable effraie l’animal qui s’effarouche, recule, se dresse, et si brusquement que le cavalier semble en danger. Julie jette un cri, elle pâlit ; chacun la regarde avec curiosité, elle ne voit personne ; ses yeux sont attachés sur ce cheval trop fougueux que l’officier châtie tout en courant redire les ordres de Napoléon. Ces étourdissants tableaux absorbaient si bien Julie, qu’à son insu elle s’était cramponnée au bras de son père à qui elle révélait involontairement ses pensées par la pression plus ou moins vive de ses doigts. Quand Victor fut sur le point d’être renversé par le cheval, elle s’accrocha plus violemment encore à son père, comme si elle-même eût été en danger de tomber. Le vieillard contemplait avec une sombre et douloureuse inquiétude le visage épanoui de sa fille, et des sentiments de pitié, de jalousie, des regrets même, se glissèrent dans toutes ses rides contractées. Mais quand l’éclat inaccoutumé des yeux de Julie, le cri qu’elle venait de pousser et le mouvement convulsif de ses doigts, achevèrent de lui dévoiler un amour secret ; certes, il dut avoir quelques tristes révélations de l’avenir, car sa figure offrit alors une expression sinistre. En ce moment, l’âme de Julie semblait avoir passé dans celle de l’officier. Une pensée plus cruelle que toutes celles qui avaient effrayé le vieillard crispa les traits de son visage souffrant, quand il vit d’Aiglemont échangeant, en passant devant eux, un regard d’intelligence avec Julie dont les yeux étaient humides, et dont le teint avait contracté une vivacité extraordinaire. Il emmena brusquement sa fille dans le jardin des Tuileries. – Mais, mon père, disait-elle, il y a encore sur la place du Carrousel des régiments qui vont manœuvrer. – Non, mon enfant, toutes les troupes défilent. – Je pense, mon père, que vous vous trompez. Monsieur d’Aiglemont a dû les faire avancer… – Mais, ma fille, je souffre et ne veux pas rester. Julie n’eut pas de peine à croire son père quand elle eut jeté les yeux sur ce visage, auquel de paternelles inquiétudes donnaient un air abattu. – Souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle avec indifférence, tant elle était préoccupée. – Chaque jour n’est-il pas un jour de grâce pour moi ? répondit le vieillard. – Vous allez donc encore m’affliger en me parlant de votre mort. J’étais si gaie ! Voulez-vous bien chasser vos vilaines idées noires. – Ah ! s’écria le père en poussant un soupir, enfant gâté ! les meilleurs cœurs sont quelquefois bien cruels. Vous consacrer notre vie, ne penser qu’à vous, préparer votre bien-être, sacrifier nos goûts à vos fantaisies, vous adorer, vous donner même noire sang, ce n’est donc rien ? Hélas ! oui, vous acceptez tout avec insouciance. Pour toujours obtenir vos sourires et votre dédaigneux amour, il faudrait avoir la puissance de Dieu. Puis enfin un autre arrive ! un amant, un mari nous ravissent vos cœurs. Julie étonnée regarda son père qui marchait lentement, et qui jetait sur elle des regards sans lueur. – Vous vous cachez même de nous, reprit-il, mais peut-être aussi de vous-même… – Que dites-vous donc, mon père ? – Je pense, Julie, que vous avez des secrets pour moi. – Tu aimes, reprit vivement le vieillard en s’apercevant que sa fille venait de rougir. Ah ! j’espérais te voir fidèle à ton vieux père jusqu’à sa mort, j’espérais te conserver près de moi heureuse et brillante ! t’admirer comme tu étais encore naguère. En ignorant ton sort, j’aurais pu croire à un avenir tranquille pour toi ; mais maintenant il est impossible que j’emporte une espérance de bonheur pour ta vie, car tu aimes encore plus le colonel que tu n’aimes le cousin. Je n’en puis plus douter. – Pourquoi me serait-il interdit de l’aimer ? s’écria-t-elle avec une vive expression de curiosité. – Ah ! ma Julie, tu ne me comprendrais pas, répondit le père en soupirant. – Dites toujours, reprit-elle en laissant échapper un mouvement de mutinerie. – Eh ! bien, mon enfant, écoute-moi. Les jeunes filles se créent souvent de nobles, de ravissantes images, des figures tout idéales, et se forgent des idées chimériques sur les hommes, sur les sentiments, sur le monde ; puis elles attribuent innocemment à un caractère les perfections qu’elles ont rêvées, et s’y confient ; elles aiment dans l’homme de leur choix cette créature imaginaire ; mais plus tard, quand il n’est plus temps de s’affranchir du malheur, la trompeuse apparence qu’elles ont embellie, leur première idole enfin se change en un squelette odieux. Julie, j’aimerais mieux te savoir amoureuse d’un vieillard que de te voir aimant le colonel. Ah ! si tu pouvais te placer à dix ans d’ici dans la vie, tu rendrais justice à mon expérience. Je connais Victor : sa gaieté est une gaieté sans esprit, une gaieté de caserne, il est sans talent et dépensier. C’est un de ces hommes que le ciel a créés pour prendre et digérer quatre repas par jour, dormir, aimer la première venue et se battre. Il n’entend pas la vie. Son bon cœur, car il a bon cœur, l’entraînera peut-être à donner sa bourse à un malheureux, à un camarade ; mais il est insouciant, mais il n’est pas doué de cette délicatesse de cœur qui nous rend esclaves du bonheur d’une femme ; mais il est ignorant, égoïste… Il y a beaucoup de mais. – Cependant, mon père, il faut bien qu’il ait de l’esprit et des moyens pour avoir été fait colonel… – Ma chère, Victor restera colonel toute sa vie. Je n’ai encore vu personne qui m’ait paru digne de toi, reprit le vieux père avec une sorte d’enthousiasme. Il s’arrêta un moment, contempla sa fille, et ajouta : – Mais, ma pauvre Julie, tu es encore trop jeune, trop faible, trop délicate pour supporter les chagrins et les tracas du mariage. D’Aiglemont a été gâté par ses parents, de même que tu l’as été par ta mère et par moi. Comment espérer que vous pourrez vous entendre tous deux avec des volontés différentes dont les tyrannies seront inconciliables ? Tu seras ou victime ou tyran. L’une ou l’autre alternative apporte une égale somme de malheurs dans la vie d’une femme. Mais tu es douce et modeste, tu plieras d’abord. Enfin tu as, dit-il d’une voix altérée, une grâce de sentiment qui sera méconnue, et alors… Il n’acheva pas, les larmes le gagnèrent. – Victor, reprit-il après une pause, blessera les naïves qualités de ta jeune âme. Je connais les militaires, ma Julie ; j’ai vécu aux armées. Il est rare que le cœur de ces gens-là puisse triompher des habitudes produites ou par les malheurs au sein desquels ils vivent, ou par les hasards de leur vie aventurière. – Vous voulez donc, mon père, répliqua Julie d’un ton qui tenait le milieu entre le sérieux et la plaisanterie, contrarier mes sentiments, me marier pour vous et non pour moi ? – Te marier pour moi ! s’écria le père avec un mouvement de surprise, pour moi, ma fille, de qui tu n’entendras bientôt plus la voix si amicalement grondeuse. J’ai toujours vu les enfants attribuant à un sentiment personnel les sacrifices que leur font les parents ! Épouse Victor, ma Julie. Un jour tu déploreras amèrement sa nullité, son défaut d’ordre, son égoïsme, son indélicatesse, son ineptie en amour, et mille autres chagrins qui te viendront par lui. Alors, souviens-toi que, sous ces arbres, la voix prophétique de ton vieux père a retenti vainement à tes oreilles ! Le vieillard se tut, il avait surpris sa fille agitant la tête d’une manière mutine. Tous deux firent quelques pas vers la grille où leur voiture était arrêtée. Pendant cette marche silencieuse, la jeune fille examina furtivement le visage de son père et quitta par degrés sa mine boudeuse. La profonde douleur gravée sur ce front penché vers la terre lui fit une vive impression.
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