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Le Livre à serrure

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Extrait : "La nuit était splendide. Le ciel, noir et profond, ressemblait à une immense draperie de velours semée de clous d'or ; cependant, comme on était en plein cœur des plus grands jours de l'année, un reste de clarté traînait encore au sommet des collines du côté où le soleil se couche. On entendait à quelque distance le gémissement de la mer sur la grève..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.

• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I
I La nuit était splendide. Le ciel, noir et profond, ressemblait à une immense draperie de velours semée de clous d’or ; cependant, comme on était en plein cœur des plus grands jours de l’année, un reste de clarté traînait encore au sommet des collines du côté où le soleil se couche. On entendait à quelque distance le gémissement de la mer sur la grève, et, par une échancrure, entre les cimes arrondies de deux bouquets de pins, le regard en apercevait la surface lumineuse et lisse, toute pleine de scintillements. Esther courut à la fenêtre, l’ouvrit toute grande et s’y pencha, offrant son visage au souffle du vent léger qui passait dans l’air. Au milieu du silence, des murmures sortaient du feuillage. C’était comme des voix étouffées qui s’appelaient et se répondaient. Elle semblait en écouter le langage mystérieux et doux, les yeux au loin, perdus dans le vide, les lèvres entrouvertes et frémissantes comme si elle eût demandé quelque chose à l’espace que la brise ne lui apportait pas. Tout à coup elle se jeta sur la porte de sa chambre, en tira le verrou, revint à la fenêtre, plongea un regard dans l’obscurité du jardin, et, sûre de n’être point dérangée, prit dans une armoire un livre fermé par une serrure dont elle se hâta de faire jouer le ressort, s’assit devant une table, et, sautant sur une plume avec une sorte d’impatience, la trempa dans l’encre. Presque aussitôt sa main volait sur les pages blanches. « Je sens que le sommeil ne viendra pas ;… j’ai comme du feu dans les veines. Que faire, sinon ce que j’ai fait si souvent : me confier à ce livre où je mets tout sans ordre, les menus évènements de chaque jour, – et Dieu sait cependant s’ils ont la monotonie d’une eau qui coule sans bruit sur un lit d’herbes molles, – les pensées qui me viennent tout à coup, mes espérances, que font naître le gazouillement d’un oiseau, la chanson d’un enfant qui pousse deux chèvres sur un sentier, un rayon sur un brin de mousse, les craintes que m’inspire un avenir inconnu, mes tristesses vagues, mes souvenirs, tout enfin ! C’est mon confident, mon ami, et sans lui il y a des heures où je serais bien triste. » J’ai là sous ma main une lettre qui m’a donné la fièvre. Je n’en ai rien laissé voir. Comme on peut être seul quelquefois au sein d’une famille ! À qui s’ouvrir ? Quand cette lettre est arrivée, c’est ma sœur Hortense qui en a déployé les larges feuilles. – Ah ! voilà Blanche qui se marie ! a-t-elle dit. – Que Dieu l’assiste ! a répondu ma mère. – Ma sœur Charlotte n’a pas remué ; rien sur son visage, rien dans son attitude ; il m’a semblé seulement qu’elle était moins active à tirer l’aiguille. Moi, je n’ai rien dit. Je savais toute l’histoire depuis un mois, Blanche m’en ayant écrit la nouvelle en secret. Quelle lettre ! Je l’avais lue et relue ! « Comprends-tu ? me disait-elle, je l’épouse, lui, Edmond…. cet Edmond qui sera à moi ; les deux familles sont d’accord, le mariage se fera dans six semaines, on n’en parle pas encore à cause d’un oncle qu’il faut amener à le vouloir ; mais, si je n’en parlais pas à quelqu’un, mon bonheur m’étoufferait, il faut qu’il s’épanche… j’en ai le cœur plein. » Il y en avait quatre pages écrites sur ce ton-là ; elle était folle ! Cette lecture m’a fait perdre l’esprit, je n’en dormais plus ; j’en savais tous les passages par cœur. Il m’arrivait, quand j’étais seule dans les champs, ou la nuit avant de fermer les yeux, de me les réciter à moi-même. Des mots me semblaient écrits avec du feu. J’en ai vécu ; je n’avais plus aucune autre idée. – Qu’as-tu ? me disait-on quelquefois. – J’avais cette lettre. Il y a donc des bonheurs qui rendent fou, et ces bonheurs viennent d’un autre ! Quand je pense à ces choses, mon cœur bat à se rompre. Il y avait une ligne à la fin qui m’a fait monter le rouge au visage : « Tu verras, ajoutait Blanche, un jour ce sera ton tour, tu aimeras, tu seras aimée. » « Je traverse des heures d’une détresse morale telle dans mon abandon que partout je cherche un secours, un appui ; mais à qui m’adresser ? et qui me comprendra ? Ce n’est pas le curé, à qui j’en ai demandé. Le pauvre homme est accoutumé à confesser de bonnes femmes qui s’accusent de minuties et se croient perdues pour une gorgée de bouillon avalée un vendredi, ou de jeunes paysannes robustes qui ne se font pas faute de commettre de gros péchés. Moi, il n’entend rien à ce que je lui dis. Il m’écoute, dodelinant de la tête, hume une prise de tabac, et, lorsqu’il devine au tremblement de ma voix que des sanglots me montent à la gorge, un bredouillement de mots sans suite m’interrompt. – Des imaginations que tout cela, ma fille, ça passera, ça passera ! me dit-il. – Et après quelques exhortations banales où il m’invite à la soumission, il se hâte de s’éloigner en répétant : – Ça passera, ma fille, ça passera ! – Et rien ne passe, hélas ! L’abbé Camelot est bon, il fait du bien au-delà de ses forces et de ses ressources, il donne ce qu’il a et ce qu’il arrache à la parcimonie et à l’égoïsme de ses paroissiens ; mais il a l’esprit court, et au-delà d’un certain horizon où il a cantonné sa vie et son intelligence, tout le reste est lettre morte pour lui. Quelquefois je le rencontre trottant le long d’un sentier, son bréviaire à la main. Je ralentis mon pas et marche à côté de lui. Des confessions sans ordre sont prêtes à m’échapper, un besoin inassouvi d’épanchement me dévore, déjà mes lèvres remuent, et soudain je m’arrête. Mes regards sont tombés sur ses mains ; il les a mal soignées, les ongles sont noirs, et je ne sais quelle répugnance dont je suis saisie me glace. La soutane de l’abbé répond à ses mains : elle est effiloquée, luisante, grasse ; rapiécée, ce ne serait rien, mais des taches ! J’abrège la promenade et je rentre au Courtil avec le même poids sur le cœur, le même trouble dans l’esprit. Ce soir, nous étions réunies au salon, ma mère et mes deux sœurs, comme c’est notre habitude chaque jour à l’issue du dîner. Les fenêtres étaient toutes grandes ouvertes, laissant entrer la lumière à flots. Le vent gonflait nos rideaux comme des voiles et chassait jusqu’à nous l’odeur des jasmins et des orangers. J’ai regardé autour de moi. J’avais un besoin extraordinaire de dire à quelqu’un ce que j’éprouvais ; mais comment faire ? Ma sœur Hortense, la plume à la main, le nez dans ses livres, examinait les comptes de la semaine. Au froncement de ses sourcils, j’ai bien vu qu’elle n’était pas contente. Quelques vingt francs de trop qu’on aura dépensés ! Charlotte brodait ce devant d’autel auquel elle travaille depuis cinq ou six mois. Quel ouvrage ! Elle ne le quittait pas des yeux, et ses mains allaient toujours avec un mouvement tranquille et régulier qui me donne des irritations ou quelquefois des envies de pleurer. Son visage avait la couleur de la toile ; il est tout blanc. Je n’ai jamais vu à personne de visage pareil ; il me fait peur ou il me fait pitié. Éclairé par la lueur jaune qui vient du couchant, il prend des tons de vieil ivoire. Ses lèvres sont pâles ; sa respiration insensible ne dérange pas un pli de son corsage. Cependant, comme Charlotte est plus jeune qu’Hortense, j’ai parfois envie de me jeter dans ses bras et de lui crier : – Écoute-moi, je t’en prie ; – mais, quand je m’approche, elle m’enveloppe d’un regard qui me décourage. Ma mère, assise dans ce fauteuil de bois gris à tapisserie qu’aucun évènement n’écartera jamais de sa place au coin de la cheminée, sommeillait, un livre à la main. Pas un bruit, pas un murmure. Le vieux chien frisé qui trotte partout sur les pas de ma sœur aînée, roulé en boule, restait immobile sur une chaise basse qu’il affectionne et qu’on lui disputerait en vain. On entendait le froissement des rameaux verts contre la muraille et les cris des hirondelles qui ont bâti leurs nids sous le toit de la maison. J’avais froid dans ce salon, que le soleil chauffe toute la journée. Le chien tout à coup s’est dressé sur ses quatre pattes et a poussé des aboiements sonores. – C’est M. le curé, – a dit ma sœur Hortense. Ma mère a fermé son livre. Le parquet a crié dans la pièce voisine sous le poids d’un pas lourd. Nous nous sommes levées, le chien s’est précipité en bas de sa chaise, la porte s’est ouverte, et sur le seuil l’abbé Camelot, s’inclinant, son chapeau à la main, nous a dit : – Madame et mesdemoiselles, je vous salue. Le chien d’Hortense lui sautait aux jambes ; il a tiré de sa poche un morceau de biscuit, le lui a donné, puis s’est assis en s’essuyant le front. Jamais il ne m’avait paru ni si rouge, ni si gros dans sa taille courte. Son mouchoir à carreaux jaunes et bleus posé sur ses genoux, sa tabatière ouverte sur un petit guéridon que ma mère a toujours à côté de son fauteuil, la conversation s’est éveillée. – Le vent marin souffle, dit le curé ; il pourrait bien pleuvoir cette nuit. – Tant mieux pour les regains, répond Hortense. – Malheureusement, s’il tombe de l’eau, le mistral viendra. – Tant pis pour les olives, réplique ma mère. – On parle des biens de la terre et de l’apparence des récoltes. Des silences coupent la conversation, puis elle glisse sur le terrain de la médisance, où elle s’étale à l’aise. Tout le pays est passé en revue. Le bourdonnement de ces petites méchancetés que je connais par le menu, et qui possèdent le don d’arracher Hortense à ses calculs, me rappelle le susurrement monotone de ces insectes qui tournent incessamment autour de leur victime endormie. Le curé et ma mère cependant ont pris des cartes et jouent. Les mains de Charlotte vont toujours. Leur activité me fatigue, moi qui ne fais rien. Je m’approche de la fenêtre, je me glisse sous le rideau, j’aspire la fraîcheur de la nuit, je regarde les lumières qui brillent au loin, et mon rêve se perd dans les étoiles. Neuf heures ont sonné au clocher du village. Hortense a dit : – Il est tard ! – Ma mère a répondu : – Il faut se coucher. – Le curé s’est levé, nous a saluées en commençant par la maîtresse de la maison, et en descendant jusqu’à moi, la cadette par rang d’âge, et mettant son mouchoir à carreaux dans sa poche : – À demain, a-t-il dit. Demain ! Je sais ce que ce mot renferme de menaces dans ses courtes syllabes. Demain sera comme aujourd’hui, aujourd’hui a été comme hier. Les heures n’en seront ni moins pesantes ni moins décolorées. Hier j’ai passé ma matinée à ranger le linge dans les armoires, et, comme je négligeais de placer une étiquette entre les serviettes à liteaux bleus et celles à liteaux rouges, Charlotte m’a secouée et m’a dit : – À quoi penses-tu donc ? – Aujourd’hui Hortense m’a employée à transcrire sur un registre le relevé des dépenses du dernier trimestre, qui doivent être divisées en chapitres suivant leur nature. Elle en est arrivée aux minuties, et cela l’intéresse. Y a-t-il eu un temps où mes deux sœurs ont été jeunes comme je le suis encore, et dois-je croire qu’un moment viendra où je serai vieille comme elles le sont déjà, vieille par les goûts et le caractère, les habitudes et les préoccupations ? Pauvres sœurs ! le chêne qu’on voit au bout du jardin a une vie plus animée que la leur. Il chante avec le vent qui caresse son feuillage. Au plein soleil de midi, il reluit et semble heureux de porter fièrement la tête dans la lumière ; au réveil du jour, il est plein de frissons et de murmures. Il a sa part des joies et des peines de la création ;… mais elles ? Elles s’étiolent, elles se fanent, elles s’éteignent… Que tout est beau cependant autour de nous !… La saison est en fête, le ciel est en feu !… » Le lendemain, à la même heure, Esther reprenait la plume, et de nouveau ouvrant son livre à serrure : « Un évènement est arrivé qui a fait pousser un cri de joie à ma mère… Une lettre de mon jeune frère nous annonce qu’il sera bientôt ici… Il a passé brillamment ses examens et vient se reposer parmi nous, dans la maison où il est né. Ma mère, qui n’est pas tendre, en a eu des larmes dans les yeux. – Jacques, mon enfant, je vais donc l’embrasser ! a-t-elle dit. – Le curé, qui l’a baptisé et lui a fait faire sa première communion, s’est mouché bruyamment ; moi, j’ai battu des mains. Je pourrai donc rire avec quelqu’un, et rire c’est si bon ! » Il y avait un post-scriptum à la lettre, qui a fait chuchoter mes sœurs. « Je vous amène mon ami Raoul, qui est enseigne de vaisseau. Il a un congé de convalescence, et, comme on lui a recommandé l’air du midi, je lui ai proposé de m’accompagner. Hortense trouvera bien une chambre pour M. de Mauplas au Courtil. Mon ami n’est pas malade ; mais il s’est battu et a reçu un grand coup d’épée qui l’a mis à deux doigts de la mort. Ce duel est toute une histoire que je vous raconterai là-bas. À présent le médecin répond de lui ; un peu de repos dans un air salubre et chaud, et il n’y paraîtra plus. Apprêtez-vous à le recevoir comme un autre frère que la Providence vous enverrait… » « Un duel, un grand coup d’épée !… cela fait trembler… Ces garçons ne redoutent rien ; mais pourquoi ce duel ? Étant petite fille, un matin que je considérais le portrait d’une de mes aïeules que le peintre a représenté les bras nus, pinçant de la guitare à côté d’un singe assis sur un fauteuil, une vieille servante qui avait vu naître ma mère me dit : – Cette belle dame en robe rose que vous regardez là a été cause qu’un officier du roi est mort dans un jardin d’un coup d’épée, ce qui n’a pas empêché madame la baronne, votre tante, de s’attifer comme vous voyez. – Je ne sais pourquoi cette histoire m’est revenue à la mémoire subitement en entendant parler de l’ami de mon frère et de son duel. Est-ce aussi une personne comme la baronne, ma tante, qui en a été cause ? » La plume glissa des doigts d’Esther, et, la tête dans sa main, elle s’oublia en des rêves confus. Deux ou trois jours après la réception de la lettre qui annonçait la prochaine arrivée de Jacques et de M. de Mauplas, et tandis que tout était en l’air dans la maison, madame de Carnavon, un matin, fit prier Esther de monter chez elle. Cette invitation éveilla un vague sentiment de frayeur dans l’esprit de la jeune fille. Esther savait par expérience que ce n’était jamais que dans les circonstances graves qu’on en agissait ainsi. Elle tremblait donc un peu en entrant chez sa mère. – Asseyez-vous là, ma fille, dit celle-ci en posant sur un guéridon à vieille galerie de cuivre un papier qu’elle tenait à la main. Ce début ne rassura point Esther. Madame de Carnavon avait-elle découvert le fameux livre à serrure auquel sa rêveuse fille tenait plus qu’à la prunelle de ses yeux ? Quelle homélie alors ! Il y eut un instant de silence, après quoi, arrêtant son regard froid sur Esther qui restait immobile et presque en équilibre sur le rebord de sa chaise : – Une personne qui est d’une naissance honnête a demandé votre main, ma fille, reprit madame de Carnavon. – Ah ! fit Esther, qui rougit jusqu’à la racine de ses cheveux. Elle pensa aux confidences qu’elle avait écrites sur les pages de son livre, aux songes qu’elle avait faits tout éveillée, et ses yeux firent le tour de la chambre comme si elle se fût attendue à voir sortir de derrière quelque meuble l’être mystérieux qui voulait unir sa vie à la sienne. Son cœur battait à coups pressés. – Vous ne répondez pas, ma fille, reprit la mère. – Et que vous répondrai-je, ma mère ? J’attends pour vous exprimer ma pensée que vous m’ayez fait connaître le nom de la personne qui vous a adressé cette demande. – Il n’est pas nécessaire qu’une fille bien née sache le nom de l’homme qu’elle doit épouser avant que la chose soit décidée, et celle-ci ne l’est pas. Qu’il vous suffise de savoir que cette alliance, en supposant qu’elle soit acceptée, vous laisserait au rang que votre famille, bien qu’appauvrie, occupe dans le pays. Celle où il vous est loisible d’entrer est honorablement posée, et celui de ses membres de qui vient la proposition que je vous communique a du mérite et du bien au soleil. Il vous a vue à l’église, et la personne discrète qu’il a chargée de m’informer de sa recherche m’assure que tout en lui témoigne de l’éducation pieuse qu’il a reçue. Il le prouve en ne voulant paraître dans les maisons où il pourrait vous rencontrer qu’après avoir obtenu mon agrément. – Mais, si les choses sont ainsi, pourquoi m’interroger ? C’est à vous de répondre. – Je voulais savoir tout d’abord si votre inclination vous pousse vers le mariage, ou si, comme vos sœurs Hortense et Charlotte, vous êtes résolue à vivre dans le célibat. – Puisque vous voulez bien me demander mon avis, je vous avouerai que je n’ai aucune objection contre le mariage, qui est un état honnête vers lequel toute femme se sent appelée. – C’est me dire que vous voulez entrer dans la voie où il est le plus difficile de faire son salut, ma fille ; je ne m’y oppose pas… Reste à présent la question de la dot. – La dot ? répéta Esther. – Il est rare qu’on épouse une fille pour ses beaux yeux. Le jeune homme dont on m’a parlé dépend d’un grand-père qui a des idées arrêtées là-dessus. Vous avez en propre, sans parler de ce qui vous reviendra après mon décès… – Ma mère ! – Pourquoi s’effaroucher des mots quand la chose est inévitable ? Je disais donc que vous teniez de votre père une somme de quarante mille francs à peu près, laquelle est hypothéquée sur cette terre, qui est un bien de famille et qui en vaut, à ce que prétend mon notaire, quatre cent mille environ. Vos sœurs ont droit à une part égale, ainsi que votre jeune frère. Le surplus constitue mon avoir personnel. – Je le sais, ma mère, et vous n’avez pas pu croire qu’il entrerait jamais dans ma pensée de rien faire qui pût diminuer votre bien-être. – J’en suis convaincue ; mais là n’est pas la difficulté. Pour présenter au contrat en argent liquide cette somme de quarante mille francs qui vous appartient, il faudrait vendre une portion de cette terre, sur laquelle nous vivons tous, et que j’ai pu sauver d’une ruine vers laquelle nous courions ; or quelle portion vendre, les prés, les vignobles ou les bois ? Et cette vente ne diminuerait-elle pas la valeur totale de l’immeuble, sans parler du déplaisir que me causerait le morcellement d’un domaine où je suis née ? – Mais alors que faire ? car pour rien au monde je ne voudrais vous causer aucun déplaisir. – Je savais bien que votre bon cœur ne voudrait pas attrister mes derniers jours par une vente qui atteindrait le Courtil. Ce serait comme une amputation dont je souffrirais à un âge où l’on a bien le droit de mourir tranquille. Dans de telles conditions, et en vous remerciant de l’honnête résolution à laquelle vous vous êtes arrêtée, si vous persistez dans la pensée du mariage, je n’ai plus qu’un conseil à vous donner… adressez-vous à votre sœur. – À madame d’Équemaure ? – Elle-même. Je l’attends aujourd’hui. Elle a quitté Cannes pour nous rendre visite. Mes chevaux avec la calèche l’attendent à la gare voisine, et c’est pour qu’ils fussent en état de l’amener plus vite que j’ai pris soin de ne pas m’en servir hier. – Mais les siens, ma mère, n’en a-t-elle pas de fort beaux ? – C’est bien pour cela ! Des chevaux de prix… y pensez-vous ? Elle n’entend pas qu’ils se fatiguent, et elle a raison. C’est bien le moins, quand elle abandonne la compagnie brillante qui l’entoure pour nous consacrer quelques heures, que notre seul souci soit de lui être agréable ! Parlez-lui de votre projet,… elle est riche ; peut-être, si son mari l’y autorise, consentira-t-elle à vous faire l’avance de cette somme sur l’abandon de votre part d’héritage. Votre sœur aînée, Hortense, a déjà disposé de la sienne en faveur de votre frère, en qui repose l’espoir du nom. J’ai tout lieu d’espérer que votre sœur Charlotte fera de même, ce qui le mettra plus tard en état de s’établir. Madame de Carnavon se leva là-dessus ; la conférence était close. Esther l’imita et sortit. Un peu troublée du tour qu’avait pris l’entretien, elle descendit au jardin. C’était un enclos irrégulier assez vaste qu’un saut de loup séparait d’un bois voisin. On y arrivait par une porte à claire-voie disposée sur un perron de quatre ou cinq marches qui le mettait en communication avec une espèce de terrain vague en contrebas dont la surface inégale servait de cour à la maison. Lorsque Esther pénétra dans le jardin, elle y fut accueillie par des pigeons familiers qui s’abattirent autour d’elle, faisant luire leur gorge irisée et les tons de moire de leurs ailes sur le sable fin des allées. Des arbres fruitiers de toute nature y mêlaient leurs branches, croissant à la diable entre des carrés de légumes. Des papillons blancs voletaient partout, et des abeilles, pareilles à des étincelles d’or, remplissaient les plates-b****s de leurs bourdonnements. La jeune fille n’était pas en humeur de répondre aux agacements des belles colombes qui roucoulaient sur ses pas, et prit une allée bordée de buis qui conduisait à un épais massif de pins et de chênes verts. Elle y trouva à l’ombre, sur un banc de bois vermoulu, sa sœur Charlotte, qui tirait l’aiguille. Sans arrêter plus d’une seconde le mouvement de ses doigts, celle-ci ramena autour de ses jambes les pans de sa robe de laine, et par un geste muet l’invita à s’asseoir à son côté. Esther obéit machinalement. Alors, sans lever les yeux de sa broderie : – Dans cette conversation que tu viens d’avoir avec notre mère, dit Charlotte, n’est-ce pas une question de mariage qui s’est débattue entre elle et toi ? – Comment sais-tu ? – Je sais que quelqu’un a demandé ta main. Hortense et moi en avons été informées hier. – Avant moi ? – Avant toi, parce que, n’étant pas intéressées personnellement dans cette affaire, nous pouvions avoir une opinion plus claire et plus saine à émettre. – Je ne comprends pas bien. – Tu me comprendras plus tard ; passons. Ma mère ne t’a-t-elle point parlé d’une dot ? – Oui, et c’est là le point difficile. – Et à ce propos ne t’a-t-elle point engagée à t’adresser à notre sœur, madame d’Équemaure ? – Qui pourrait peut-être m’avancer la somme dont j’ai besoin pour devenir madame X, ou madame Y, car ce qu’il y a de plus singulier dans tout ceci, c’est que je ne sais même pas le nom de cette personne qui m’a remarquée. Le sais-tu, toi ? – Certainement. – Alors tu vas me le dire. – À quoi bon, puisque tu ne l’épouseras jamais ? Esther regarda Charlotte. Celle-ci plia soigneusement son ouvrage, et posant une main froide sur le bras d’Esther : – J’entends les grelots de nos chevaux qui ramènent Clotilde… Allons la recevoir avec autant d’empressement que de reconnaissance, comme il convient à des filles pauvres qui ont l’honneur d’avoir une sœur millionnaire… Tu pourras causer librement avec elle aujourd’hui.

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