II

1868 Words
IILe soir du concours, Borluut alla, vers neuf heures, chez le vieil antiquaire Van Hulle, son ami, comme il en avait l’habitude chaque lundi. Celui-ci habitait, rue des Corroyeurs-Noirs, une antique demeure à double pignon dont la façade en briques s’historiait, au-dessus de la porte, d’un bas-relief représentant un navire, aux voiles gonflées comme des seins. Ç’avait été autrefois le siège de la corporation des bateliers à Bruges, et la date de 1578, authentique dans un cartouche, affirmait sa noble ancienneté. La porte, les serrures, les vitraux, tout avait été savamment reconstitué selon les vieux styles, tandis que les briques furent mises à nu, rejointoyées à neuf, avec, çà et là, la patine des années laissée intacte sur les pierres. Cette précieuse restauration, c’est Borluut qui l’avait exécutée pour son ami, à ses débuts pour ainsi dire, et sortant à peine de l’académie où il avait fait ses études d’architecte. Ce fut une leçon publique, une leçon de beauté, donnée à ceux qui, possédant de vieilles demeures, les laissaient s’effriter irréparablement ou les démolissaient pour rebâtir de banales maisons modernes. Van Hulle, lui, s’enorgueillissait de son logis au visage de passé. C’est bien ce qu’il fallait pour ses vieux meubles, ses curiosités anciennes, étant moins antiquaire et marchand que collectionneur, vendant seulement si on lui offrait de gros prix et que cela lui convînt, fantasque et en droit de l’être, puisqu’il possédait du bien. Il vivait là avec ses deux filles, resté veuf depuis longtemps. C’est par hasard et peu à peu qu’il était devenu antiquaire. Au début, il se bornait à aimer, à recueillir les vieilles choses locales : les faïences d’un indigo profond qui servaient de cruches pour la bière ; les armoires de verre abritant quelque Madone de bois colorié, vêtue de soie et de point de Bruges ; les bijoux, colliers, oiseaux de tir à l’arc des gildes du XVe siècle ; les bahuts à panneaux bombés de la renaissance flamande – toutes les épaves, intactes ou cicatrisées, des récents siècles, tout ce qui venait témoigner dans le présent de la riche patrie ancienne. Mais il avait acheté moins pour revendre et faire le commerce que par amour de la Flandre et de la vieille vie flamande. Or, les âmes pareilles se reconnaissent vite au milieu de la foule, et s’assemblent. Il n’existe jamais, dans un temps, si exceptionnel qu’on puisse être, une âme, seule de son espèce. Car il faut que tout idéal s’accomplisse, que toute pensée se formule ; c’est pourquoi la Destinée s’assure de plusieurs qui soient d’accord, afin que l’un, à défaut de l’autre, arrive jusqu’à la réalisation. Il y a toujours quelques âmes ensemencées à la fois, pour que fleurisse, en l’une du moins, le lis immanquable. Le vieil antiquaire était un flamand passionné de sa Flandre ; Borluut aussi, que son art d’architecte avait mené à l’étude et à l’amour de cette Bruges unique, qui apparaissait tout entière un poème de pierre, une châsse enluminée. Borluut s’était voué à elle, à l’embellir, à lui restituer toute sa pureté de style ; dès le début, il comprit ainsi sa vocation et sa mission… Il était donc naturel qu’il eût rencontré Van Hulle et se fût lié avec lui. D’autres bientôt s’étaient joints : Farazyn, un avocat, qui serait le porte-parole de la Cause ; Bartholomeus, un peintre, fervent de l’art flamand ; ainsi le même idéal suscita leur réunion hebdomadaire qui avait lieu maintenant tous les lundis, le soir, chez le vieil antiquaire. Ils venaient là s’entretenir de la Flandre, comme s’il y avait quelque chose de changé ou d’imminent pour elle. C’étaient des souvenirs, des enthousiasmes, des projets. De penser la même chose, il leur semblait posséder ensemble un secret. Ils en avaient une joie et un émoi. C’était comme s’ils avaient conspiré. Exaltation vaine de désœuvrés et de solitaires qui, dans cette vie grise, se donnaient l’illusion de l’Action et de jouer des rôles. Ils se leurraient avec des paroles et des mirages. Pourtant leur patriotisme, d’être naïf, était chaleureux ; ils rêvaient pour la Flandre et pour Bruges, chacun à sa manière, une beauté nouvelle. Ce soir-là, il y eut grande allégresse chez Van Hulle, à cause du triomphe de Borluut. Ç’avait été un après-midi d’art et de gloire, où la ville sembla renaître, fut celle d’autrefois avec son peuple massé sur la place publique, au pied du beffroi dont l’ombre était assez vaste pour le parquer tout entier. Quand Borluut arriva chez l’antiquaire, ses amis lui pressèrent les mains, l’étreignirent contre leur poitrine dans une effusion silencieuse. Il avait bien mérité de la Flandre ! Car tous avaient compris son intervention inopinée… – Oui, fit Borluut, quand j’ai entendu, au carillon, leurs airs modernes et leurs flonflons, j’ai senti un grand chagrin. J’ai tremblé à l’idée qu’on nommât l’un d’eux, qui pourrait ainsi, officiellement, verser du haut du beffroi cette musique vile, en salir nos canaux, nos églises, nos visages. Alors j’eus la pensée instantanément de concourir pour évincer les autres. Je connaissais bien le carillon, ayant parfois joué, les jours où j’allais voir le vieux Bavon De Vos. Et puis, quand on sait toucher les orgues… D’ailleurs, j’ignore presque comment j’ai fait. J’étais fou, inspiré, transporté… – Le plus admirable, fit Bartholomeus, ce fut d’avoir joué nos noëls anciens. J’ai eu des larmes aux yeux ; c’était si doux, si doux, si lointain, si lointain… Les hommes doivent réentendre ainsi parfois les chansons de leur nourrice. Farazyn dit : – Le peuple tout entier fut ému, parce que c’était en effet la voix de son passé. Ah ! ce bon peuple de Flandre, quelles énergies sont encore en lui, qui éclateront, sitôt qu’il aura repris conscience de lui-même. La patrie renaîtra, quand de plus en plus elle aura restauré sa langue. Alors Farazyn s’exalta, développa tout un vaste plan de renaissance et d’autonomie : – Il faut qu’en Flandre on parle flamand, non seulement parmi le peuple, mais dans les assemblées, en justice ; que tous les actes, pièces officielles, jugements, noms de rue, monnaies, timbres, que tout soit flamand, puisque nous sommes en Flandre, puisque le français est le parler de France, et que la domination a cessé. Van Hulle écoutait, sans rien dire, taciturne comme à l’ordinaire ; mais une flamme courte, intermittente, soufrait ses yeux stagnants… Ces projets de branle-bas l’inquiétaient ; il eût préféré un patriotisme plus intime et plus silencieux, un culte pour Bruges comme pour une morte dont un peu d’amis parent le tombeau. Bartholomeus objecta : – Oui, mais comment effacer tous les vainqueurs ?… – Aucun ne fut le vainqueur, riposta Farazyn… Qu’on rétablisse ici le flamand, et la race est neuve, intacte, telle qu’au Moyen Âge. L’Espagne elle-même n’a rien pu sur l’esprit. Elle a laissé quelque chose uniquement dans le sang. Sa conquête fut un viol. Il n’en est résulté que des enfants qui, en Flandre, eurent ses cheveux noirs, sa chair ambrée… On en retrouve encore jusqu’aujourd’hui. Farazyn s’était tourné, en disant cela, vers une des filles de l’antiquaire… Tous sourirent. Barbe, en effet, offrait un de ces types étrangers, violemment brune, avec la bouche rouge comme un piment dans le visage mat, cependant que les yeux étaient demeurés de la race originelle, couleur de l’eau des canaux. Elle écoutait la discussion, intéressée, un peu fiévreuse, remplissant de bière blonde les pintes de grès ; tandis que, à côté d’elle, sa sœur Godelieve, indifférente, eût-on dit, et l’esprit ailleurs, accompagnait la causerie bruyante du ronronnement de son carreau de dentellière. Le peintre les avait regardées : – Certes, fit-il ; l’une, c’est la Flandre ; l’autre, c’est l’Espagne. – Mais elles ont la même âme, riposta Farazyn. Tout le monde en Flandre est pareil. L’Espagne n’a pu atteindre l’âme… Qu’est-ce qu’elle nous a laissé : quelques noms de rues, comme, à Bruges, la rue des Espagnols ; des enseignes de cabaret ; et, çà et là, une Maison Espagnole avec une façade à pignons, des vitres glauques, un perron d’où la mort souvent descendait. Et c’est tout. Bruges est intacte, vous dis-je. Ce n’est pas comme Anvers qui, elle, ne fut pas violée par son vainqueur, mais l’a aimé. Bruges est l’âme flamande intégrale ; Anvers est l’âme flamande occupée par les Espagnols ; Bruges est l’âme flamande restée à l’ombre ; Anvers est l’âme flamande mise au soleil étranger. Anvers dès lors, et maintenant encore, fut plus espagnole que flamande. Son emphase, sa morgue, sa couleur, sa pompe, sont de l’Espagne ; et même ses corbillards, termina-t-il, couverts d’or et comme des châsses. Tous acquiescèrent, tandis que Farazyn parlait ; il était vraiment la voix de leurs pensées, et il avait, en discourant, un lyrisme contagieux, un grand geste qui semblait chaque fois cueillir quelque chose tout à coup mûr en eux… – Il n’y a, du reste, ajouta Bartholomeus, qu’à comparer le génie de leurs peintres : Bruges eut Memling, qui est un ange ; Anvers eut Rubens, qui est un ambassadeur. – Et leurs tours donc ! renforça Borluut. Rien ne renseigne plus exactement sur un peuple que ses tours. Il les fait à son image et à sa ressemblance. Or, le clocher de Saint-Sauveur à Bruges est sévère. On dirait une citadelle de Dieu. Il n’a voulu être que de la foi, superposant ses blocs comme des actes de foi. Au contraire, la tour d’Anvers est légère, ajourée, coquette, un peu espagnole aussi, avec sa mantille de pierre dont elle se coiffe sur l’horizon… Bartholomeus intervint pour faire une réflexion juste : – Quoi qu’il en soit de l’Espagne, même à Anvers, qu’elle a viciée en partie, partout en Flandre, de la mer à l’Escaut, il est heureux que l’Espagne soit venue, fût-ce au prix de l’Inquisition, des autodafés, des tenailles, du sang et des larmes qui coulèrent. L’Espagne a gardé la Flandre au catholicisme. Elle l’a sauvée de la Réforme, car, sans elle, la Flandre serait devenue protestante comme la Zélande, la province d’Utrecht, tous les Pays-Bas ; et alors la Flandre n’eût plus été la Flandre !… – Soit, dit Farazyn, mais tous les couvents d’aujourd’hui sont un autre péril. Nous avons ici des ordres religieux comme nulle part : des Capucins, des Carmes déchaussés, des Dominicains, des séminaristes, sans compter le clergé séculier ; et tant d’ordres pour les femmes : Béguines, Pauvres Claires, Carmélites, Rédemptoristines, Dames de Saint-André, Sœurs de charité, Petites Sœurs des pauvres, Dames anglaises, Sœurs noires de Béthel… C’est ce qui explique en partie qu’il y ait dans la population dix mille femmes de plus, ce qui n’existe dans aucune ville du monde. Chasteté signifie stérilité ; et ces dix mille religieuses ont pour corollaire nos dix mille indigents que le bureau de bienfaisance entretient. Ce n’est pas ainsi que Bruges surmontera sa déchéance et redeviendra grande. Borluut intervint. Sa voix était grave. On sentait qu’il croyait d’une façon très chère et très jalouse à ce qu’il commençait de dire : – N’est-ce pas ainsi qu’elle est grande ? répliqua-t-il à son ami. Sa beauté est dans le silence ; et sa gloire, de ne plus appartenir qu’à un peu de prêtres et de pauvres, c’est-à-dire à ceux qui sont les plus purs, puisqu’ils ont renoncé. Sa meilleure destinée consiste à être quelque chose qui se survit. – Non, riposta Farazyn, il vaudrait mieux lui rendre la vie ; il n’y a que la vie qui vaille ; il faut toujours vouloir la vie et aimer la vie ! Borluut reprit, d’une voix d’apôtre : – Ne peut-on pas aimer aussi la mort, aimer la douleur ? La beauté de la douleur est supérieure à la beauté de la vie. C’est la beauté de Bruges. Grande gloire finie ! Dernier sourire immobile ! Tout s’est recueilli alentour : les eaux sont inertes, les maisons sont closes, les cloches chuchotent dans la brume. Voilà le secret de son charme. Pourquoi vouloir qu’elle redevienne comme les autres ? Elle est unique. On marche dans elle comme dans un souvenir… Tous se turent. Il se faisait tard ; l’évocation émue de Borluut avait touché les âmes. Sa voix venait d’être la cloche qui sonne un accomplissement irréparable. Et, maintenant, dans la chambre, il en survivait comme un sillage, l’écho d’un son qui chemine et ne veut pas cesser. Il semblait que la ville, pour avoir été évoquée, avait fait entrer tout son silence en eux. Même Barbe et Godelieve, se levant pour remplir une dernière fois, de bière blonde, les pintes vides, n’osaient plus faire de bruit, embrumaient leurs pas. Chacun regagna pensif sa demeure, heureux de la soirée où ils communièrent ensemble, en un même amour de Bruges. Ils avaient parlé de la ville comme d’une religion.
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