– Oui, dit Clotilde avec tranquillité, maître me l’a dit, c’était dans le journal.
D’un air attentif et inquiet, Félicité la regardait, car cette nomination de Saccard, ce ralliement à la République, était une chose énorme. Après la chute de l’Empire, il avait osé rentrer en France, malgré sa condamnation comme directeur de la Banque universelle, dont l’effondrement colossal avait précédé celui du régime. Des influences nouvelles, toute une intrigue extraordinaire devait l’avoir remis sur pied. Non seulement il avait eu sa grâce, mais encore il était une fois de plus en train de brasser des affaires considérables, lancé dans le grand journalisme, retrouvant sa part dans tous les pots-de-vin. Et le souvenir s’évoquait des brouilles de jadis, entre lui et son frère Eugène Rougon, qu’il avait compromis si souvent, et que, par un retour ironique des choses, il allait peut-être protéger, maintenant que l’ancien ministre de l’Empire n’était plus qu’un simple député, résigné au seul rôle de défendre son maître déchu, avec l’entêtement que sa mère mettait à défendre sa famille. Elle obéissait encore docilement aux ordres de son fils aîné, l’aigle, même foudroyé ; mais Saccard, quoi qu’il fît, lui tenait aussi au cœur, par son indomptable besoin du succès ; et elle était en outre fière de Maxime, le frère de Clotilde, qui s’était réinstallé, après la guerre, dans son hôtel de l’avenue du Bois-de-Boulogne, où il mangeait la fortune que lui avait laissée sa femme, devenu prudent, d’une sagesse d’homme atteint dans ses moelles, rusant avec la paralysie menaçante.
– Directeur de l’Époque, répéta-t-elle, c’est une vraie situation de ministre que ton père a conquise... Et j’oubliais de te dire, j’ai encore écrit à ton frère, pour le déterminer à venir nous voir. Cela le distrairait, lui ferait du bien. Puis, il y a cet enfant, ce pauvre Charles...
Elle n’insista pas, c’était là une autre des plaies dont saignait son orgueil : un fils que Maxime avait eu, à dix-sept ans, d’une servante, et qui, maintenant, âgé d’une quinzaine d’années, de tête faible, vivait à Plassans, passant de l’un chez l’autre, à la charge de tous.
Un instant encore, elle attendit, espérant une réflexion de Clotilde, une transition qui lui permettrait d’arriver où elle voulait en venir. Lorsqu’elle vit que la jeune fille se désintéressait, occupée à ranger des papiers sur son pupitre, elle se décida, après avoir jeté un coup d’œil sur Martine, qui continuait à raccommoder le fauteuil, comme muette et sourde.
– Alors, ton oncle a découpé l’article du Temps ?
Très calme, Clotilde souriait.
– Oui, maître l’a mis dans les dossiers. Ah ! ce qu’il enterre de notes, là-dedans ! Les naissances, les morts, les moindres incidents de la vie, tout y passe. Et il y a aussi l’Arbre généalogique, tu sais bien, notre fameux Arbre généalogique, qu’il tient au courant !
Les yeux de la vieille Mme Rougon avaient flambé. Elle regardait fixement la jeune fille.
– Tu les connais, ces dossiers ?
– Oh ! non, grand-mère ! Jamais maître ne m’en parle, et il me défend de les toucher.
Mais elle ne la croyait pas.
– Voyons ! tu les as sous la main, tu as dû les lire.
Très simple, avec sa tranquille droiture, Clotilde répondit, en souriant de nouveau.
– Non ! quand maître me défend une chose, c’est qu’il a ses raisons, et je ne la fais pas.
– Eh bien ! mon enfant, s’écria violemment Félicité, cédant à sa passion, toi que Pascal aime bien, et qu’il écouterait peut-être, tu devrais le supplier de brûler tout ça, car, s’il venait à mourir et qu’on trouvât les affreuses choses qu’il y a là-dedans, nous serions tous déshonorés !
Ah ! ces dossiers abominables, elle les voyait, la nuit, dans ses cauchemars, étaler en lettres de feu les histoires vraies, les tares physiologiques de la famille, tout cet envers de sa gloire qu’elle aurait voulu à jamais enfouir, avec les ancêtres déjà morts ! Elle savait comment le docteur avait eu l’idée de réunir ces documents, dès le début de ses grandes études sur l’hérédité, comment il s’était trouvé conduit à prendre sa propre famille en exemple, frappé des cas typiques qu’il y constatait et qui venaient à l’appui des lois découvertes par lui. N’était-ce pas un champ tout naturel d’observation, à portée de sa main, qu’il connaissait à fond ? Et, avec une belle carrure insoucieuse de savant, il accumulait sur les siens, depuis trente années, les renseignements les plus intimes, recueillant et classant tout, dressant cet Arbre généalogique des Rougon-Macquart, dont les volumineux dossiers n’étaient que le commentaire, bourré de preuves.
– Ah ! oui, continuait la vieille Mme Rougon ardemment, au feu, au feu, toutes ces paperasses qui nous saliraient !
À ce moment, comme la servante se relevait pour sortir, en voyant le tour que prenait l’entretien, elle l’arrêta d’un geste prompt.
– Non, non ! Martine, restez ! vous n’êtes pas de trop, puisque vous êtes de la famille maintenant.
Puis, d’une voix sifflante :
– Un ramas de faussetés, de commérages, tous les mensonges que nos ennemis ont lancés autrefois contre nous, enragés par notre triomphe !... Songe un peu à cela, mon enfant. Sur nous tous, sur ton père, sur ta mère, sur ton frère, sur moi, tant d’horreurs !
– Des horreurs, grand-mère, mais comment le sais-tu ?
Elle se troubla un instant.
– Oh ! je m’en doute, va !... Quelle est la famille qui n’a pas eu des malheurs, qu’on peut mal interpréter ? Ainsi, notre mère à tous, cette chère et vénérable Tante Dide, ton arrière-grand-mère, n’est-elle pas depuis vingt et un ans à l’Asile des aliénés, aux Tulettes ? Si Dieu lui a fait la grâce de la laisser vivre jusqu’à l’âge de cent quatre ans, il l’a cruellement frappée en lui ôtant la raison. Certes, il n’y a pas de honte à cela ; seulement, ce qui m’exaspère, ce qu’il ne faut pas, c’est qu’on dise ensuite que nous sommes tous fous... Et, tiens ! sur ton grand-oncle Macquart, lui aussi, en a-t-on fait courir des bruits déplorables ! Macquart a eu autrefois des torts, je ne le défends pas. Mais, aujourd’hui, ne vit-il pas bien sagement, dans sa petite propriété des Tulettes, à deux pas de notre malheureuse mère, sur laquelle il veille en bon fils ?... Enfin, écoute ! un dernier exemple. Ton frère Maxime a commis une grosse faute, lorsqu’il a eu, d’une servante, ce pauvre petit Charles, et il est d’autre part certain que le triste enfant n’a pas la tête solide. N’importe ! cela te fera-t-il plaisir, si l’on te raconte que ton neveu est un dégénéré, qu’il reproduit, à trois générations de distance, sa trisaïeule, la chère femme près de laquelle nous le menons parfois, et avec qui il se plaît tant ?... Non ! il n’y a plus de famille possible, si l’on se met à tout éplucher, les nerfs de celui-ci, les muscles de cet autre. C’est à dégoûter de vivre !
Clotilde l’avait écoutée attentivement, debout dans sa longue blouse noire. Elle était redevenue grave, les bras tombés, les yeux à terre. Un silence régna, puis elle dit avec lenteur :
– C’est la science, grand-mère.
– La science ! s’exclama Félicité, en piétinant de nouveau, elle est jolie, leur science, qui va contre tout ce qu’il y a de sacré au monde ! Quand ils auront tout démoli, ils seront bien avancés !... Ils tuent le respect, ils tuent la famille, ils tuent le bon Dieu...
– Oh ! ne dites pas ça, Madame ! interrompit douloureusement Martine, dont la dévotion étroite saignait. Ne dites pas que Monsieur tue le bon Dieu !
– Si, ma pauvre fille, il le tue... Et, voyez-vous, c’est un crime, au point de vue de la religion, que de le laisser se damner ainsi. Vous ne l’aimez pas, ma parole d’honneur ! non, vous ne l’aimez pas, vous deux qui avez le bonheur de croire, puisque vous ne faites rien pour qu’il rentre dans la vraie route... Ah ! moi, à votre place, je fendrais plutôt cette armoire à coups de hache, je ferais un fameux feu de joie avec toutes les insultes au bon Dieu qu’elle contient !
Elle s’était plantée devant l’immense armoire, elle la mesurait de son regard de feu, comme pour la prendre d’assaut, la saccager, l’anéantir, malgré la maigreur desséchée de ses quatre-vingts ans. Puis, avec un geste d’ironique dédain :
– Encore, avec sa science, s’il pouvait tout savoir !
Clotilde était restée absorbée, les yeux perdus. Elle reprit à demi-voix, oubliant les deux autres, se parlant à elle-même :
– C’est vrai, il ne peut tout savoir... Toujours, il y a autre chose, là-bas... C’est ce qui me fâche, c’est ce qui nous fait nous quereller parfois ; car je ne puis pas, comme lui, mettre le mystère à part : je m’en inquiète, jusqu’à en être torturée... Là-bas, tout ce qui veut et agit dans le frisson de l’ombre, toutes les forces inconnues...
Sa voix s’était ralentie peu à peu, tombée à un murmure indistinct.
Alors, Martine, l’air sombre depuis un moment, intervint à son tour.
– Si c’était vrai pourtant, mademoiselle, que Monsieur se damnât avec tous ces vilains papiers ! Dites, est-ce que nous le laisserions faire ?... Moi, voyez-vous, il me dirait de me jeter en bas de la terrasse, je fermerais les yeux et je me jetterais, parce que je sais qu’il a toujours raison. Mais, à son salut, oh ! si je le pouvais, j’y travaillerais malgré lui. Par tous les moyens, oui ! je le forcerais, ça m’est trop cruel de penser qu’il ne sera pas dans le ciel avec nous.
– Voilà qui est très bien, ma fille, approuva Félicité. Vous aimez au moins votre maître d’une façon intelligente.
Entre elles deux, Clotilde semblait encore irrésolue. Chez elle, la croyance ne se pliait pas à la règle stricte du dogme, le sentiment religieux ne se matérialisait pas dans l’espoir d’un paradis, d’un lieu de délices, où l’on devait retrouver les siens. C’était simplement, en elle, un besoin d’au-delà, une certitude que le vaste monde ne s’arrête point à la sensation, qu’il y a tout un autre monde inconnu, dont il faut tenir compte. Mais sa grand-mère si vieille, cette servante si dévouée, l’ébranlaient, dans sa tendresse inquiète pour son oncle. Ne l’aimaient-elles pas davantage, d’une façon plus éclairée et plus droite, elles qui le voulaient sans tache, dégagé de ses manies de savant, assez pur pour être parmi les élus ? Des phrases de livres dévots lui revenaient, la continuelle bataille livrée à l’esprit du mal, la gloire des conversions emportées de haute lutte. Si elle se mettait à cette besogne sainte, si pourtant, malgré lui, elle le sauvait ! Et une exaltation, peu à peu, gagnait son esprit, tourné volontiers aux entreprises aventureuses.
– Certainement, finit-elle par dire, je serais très heureuse qu’il ne se cassât pas la tête, à entasser ces bouts de papier, et qu’il vînt avec nous à l’église.
En la voyant près de céder, Mme Rougon s’écria qu’il fallait agir, et Martine elle-même pesa de toute sa réelle autorité. Elles s’étaient rapprochées, elles endoctrinaient la jeune fille, baissant la voix, comme pour un complot, d’où sortirait un miraculeux bienfait, une joie divine dont la maison entière serait parfumée. Quel triomphe, si l’on réconciliait le docteur avec Dieu ! et quelle douceur ensuite, à vivre ensemble, dans la communion céleste d’une même foi !
– Enfin, que dois-je faire ? demanda Clotilde, vaincue, conquise.
Mais, à ce moment, dans le silence, le pilon du docteur reprit plus haut, de son rythme régulier. Et Félicité victorieuse, qui allait parler, tourna la tête avec inquiétude, regarda un instant la porte de la chambre voisine. Puis, à demi-voix :
– Tu sais où est la clef de l’armoire ?
Clotilde ne répondit pas, eut un simple geste, pour dire toute sa répugnance à trahir ainsi son maître.
– Que tu es enfant ! Je te jure de ne rien prendre, je ne dérangerai même rien... Seulement, n’est-ce pas ? puisque nous sommes seules, et que jamais Pascal ne reparaît avant le dîner, nous pourrions nous assurer de ce qu’il y a là-dedans... Oh ! rien qu’un coup d’œil, ma parole d’honneur !