I-1

2048 Words
I Dans la chaleur de l’ardente après-midi de juillet, la salle, aux volets soigneusement clos, était pleine d’un grand calme. Il ne venait, des trois fenêtres, que de minces flèches de lumière, par les fentes des vieilles boiseries ; et c’était, au milieu de l’ombre, une clarté très douce, baignant les objets d’une lueur diffuse et tendre. Il faisait là relativement frais, dans l’écrasement torride qu’on sentait au-dehors, sous le coup de soleil qui incendiait la façade. Debout devant l’armoire, en face des fenêtres, le docteur Pascal cherchait une note, qu’il y était venu prendre. Grande ouverte, cette immense armoire de chêne sculpté, aux fortes et belles ferrures, datant du dernier siècle, montrait sur ses planches, dans la profondeur de ses flancs, un amas extraordinaire de papiers, de dossiers, de manuscrits, s’entassant, débordant, pêle-mêle. Il y avait plus de trente ans que le docteur y jetait toutes les pages qu’il écrivait, depuis les notes brèves jusqu’aux textes complets ses grands travaux sur l’hérédité. Aussi les recherches n’y étaient-elles pas toujours faciles. Plein de patience, il fouillait, et il eut un sourire, quand il trouva enfin. Un instant encore, il demeura près de l’armoire, lisant la note, sous un rayon doré qui tombait de la fenêtre du milieu. Lui-même, dans cette clarté d’aube, apparaissait, avec sa barbe et ses cheveux de neige, d’une solidité vigoureuse bien qu’il approchât de la soixantaine, la face si fraîche, les traits si fins, les yeux restés limpides, d’une telle enfance, qu’on l’aurait pris, serré dans son veston de velours marron, pour un jeune homme aux boucles poudrées. – Tiens ! Clotilde, finit-il par dire, tu recopieras cette note. Jamais Ramond ne déchiffrerait ma satanée écriture. Et il vint poser le papier près de la jeune fille, qui travaillait debout devant un haut pupitre, dans l’embrasure de la fenêtre de droite. – Bien, maître ! répondit-elle. Elle ne s’était pas même retournée, tout entière au pastel qu’elle sabrait en ce moment de larges coups de crayon. Près d’elle, dans un vase, fleurissait une tige de roses trémières, d’un violet singulier, zébré de jaune. Mais on voyait nettement le profil de sa petite tête ronde, aux cheveux blonds et coupés court, un exquis et sérieux profil, le front droit, plissé par l’attention, l’œil bleu ciel, le nez fin, le menton ferme. Sa nuque penchée avait surtout une adorable jeunesse, d’une fraîcheur de lait, sous l’or des frisures folles. Dans sa longue blouse noire, elle était très grande, la taille mince, la gorge menue, le corps souple, de cette souplesse allongée des divines figures de la Renaissance. Malgré ses vingt-cinq ans, elle restait enfantine et en paraissait à peine dix-huit. – Et, reprit le docteur, tu remettras un peu d’ordre dans l’armoire. On ne s’y retrouve plus. – Bien, maître ! répéta-t-elle sans lever la tête. Tout à l’heure ! Pascal était revenu s’asseoir à son bureau, à l’autre bout de la salle, devant la fenêtre de gauche. C’était une simple table de bois noir, encombrée, elle aussi, de papiers, de brochures de toutes sortes. Et le silence retomba, cette grande paix à demi obscure, dans l’écrasante chaleur du dehors. La vaste pièce, longue d’une dizaine de mètres, large de six, n’avait d’autres meubles, avec l’armoire, que deux corps de bibliothèque, bondés de livres. Des chaises et des fauteuils antiques traînaient à la débandade ; tandis que, pour tout ornement, le long des murs, tapissés d’un ancien papier de salon Empire, à rosaces, se trouvaient cloués des pastels de fleurs, aux colorations étranges, qu’on distinguait mal. Les boiseries des trois portes, à double battant, celle de l’entrée, sur le palier, et les deux autres, celle de la chambre du docteur et celle de la chambre de la jeune fille, aux deux extrémités de la pièce, dataient de Louis XV, ainsi que la corniche du plafond enfumé. Une heure se passa, sans un bruit, sans un souffle. Puis, comme Pascal, par distraction à son travail, venait de rompre la b***e d’un journal oublié sur sa table, le Temps, il eut une légère exclamation. – Tiens ! ton père qui est nommé directeur de l’Époque, le journal républicain à grand succès, où l’on publie les papiers des Tuileries ! Cette nouvelle devait être pour lui inattendue, car il riait d’un bon rire, à la fois satisfait et attristé ; et, à demi-voix, il continuait : – Ma parole ! on inventerait les choses, qu’elles seraient moins belles... La vie est extraordinaire... Il y a là un article très intéressant. Clotilde n’avait pas répondu, comme à cent lieues de ce que disait son oncle. Et il ne parla plus, il prit des ciseaux, après avoir lu l’article, le découpa, le colla sur une feuille de papier, où il l’annota de sa grosse écriture irrégulière. Puis, il revint vers l’armoire, pour y classer cette note nouvelle. Mais il dut prendre une chaise, la planche du haut était si haute qu’il ne pouvait l’atteindre, malgré sa grande taille. Sur cette planche élevée, toute une série d’énormes dossiers s’alignaient en bon ordre, classés méthodiquement. C’étaient des documents divers, feuilles manuscrites, pièces sur papier timbré, articles de journaux découpés, réunis dans des chemises de fort papier bleu, qui chacune portait un nom écrit en gros caractères. On sentait ces documents tenus à jour avec tendresse, repris sans cesse et remis soigneusement en place ; car, de toute l’armoire, ce coin-là seul était en ordre. Lorsque Pascal, monté sur la chaise, eut trouvé le dossier qu’il cherchait, une des chemises les plus bourrées, où était inscrit le nom de « Saccard », il y ajouta la note nouvelle, puis replaça le tout à sa lettre alphabétique. Un instant encore, il s’oublia, redressa complaisamment une pile qui s’effondrait. Et, comme il sautait enfin de la chaise : – Tu entends ? Clotilde, quand tu rangeras, ne touche pas aux dossiers, là-haut. – Bien, maître ! répondit-elle pour la troisième fois, docilement. Il s’était remis à rire, de son air de gaieté naturelle. – C’est défendu ! – Je le sais, maître ! Et il referma l’armoire d’un vigoureux tour de clef, puis il jeta la clef au fond d’un tiroir de sa table de travail. La jeune fille était assez au courant de ses recherches pour mettre un peu d’ordre dans ses manuscrits ; et il l’employait volontiers aussi à titre de secrétaire, il lui faisait recopier ses notes, lorsqu’un confrère et un ami, comme le docteur Ramond, lui demandait la communication d’un document. Mais elle n’était point une savante, il lui défendait simplement de lire ce qu’il jugeait inutile qu’elle connût. Cependant, l’attention profonde où il la sentait absorbée, finissait par le surprendre. – Qu’as-tu donc à ne plus desserrer les lèvres ? La copie de ces fleurs te passionne à ce point ! C’était encore là un des travaux qu’il lui confiait souvent, des dessins, des aquarelles, des pastels, qu’il joignait ensuite comme planches à ses ouvrages. Ainsi, depuis cinq ans, il faisait des expériences très curieuses sur une collection de roses trémières, toute une série de nouvelles colorations, obtenues par des fécondations artificielles. Elle apportait, dans ces sortes de copies, une minutie, une exactitude de dessin et de couleur extraordinaire ; à ce point qu’il s’émerveillait toujours d’une telle honnêteté, en lui disant qu’elle avait « une bonne petite caboche ronde, nette et solide ». Mais, cette fois, comme il s’approchait pour regarder par-dessus son épaule, il eut un cri de comique fureur. – Ah ! va te faire fiche ! te voilà partie pour l’inconnu !... Veux-tu bien me déchirer ça tout de suite ! Elle s’était redressée, le sang aux joues, les yeux flambants de la passion de son œuvre, ses doigts minces tachés de pastel, du rouge et du bleu qu’elle avait écrasés. – Oh ! maître ! Et dans ce « maître », si tendre, d’une soumission si caressante, ce terme de complet abandon dont elle l’appelait pour ne pas employer les mots d’oncle ou de parrain, qu’elle trouvait bêtes, passait pour la première fois une flamme de révolte, la revendication d’un être qui se reprend et qui s’affirme. Depuis près de deux heures, elle avait repoussé la copie exacte et sage des roses trémières, et elle venait de jeter, sur une autre feuille, toute une grappe de fleurs imaginaires, des fleurs de rêve, extravagantes et superbes. C’était ainsi parfois, chez elle, des sautes brusques, un besoin de s’échapper en fantaisies folles, au milieu de la plus précise des reproductions. Tout de suite elle se satisfaisait, retombait toujours dans cette floraison extraordinaire, d’une fougue, d’une fantaisie telles que jamais elle ne se répétait, créant des roses au cœur saignant, pleurant des larmes de soufre, des lis pareils à des urnes de cristal, des fleurs même sans forme connue, élargissant des rayons d’astre, laissant flotter des corolles ainsi que des nuées. Ce jour-là, sur la feuille sabrée à grands coups de crayon noir, c’était une pluie d’étoiles pâles, tout un ruissellement de pétales infiniment doux ; tandis que, dans un coin, un épanouissement innomé, un bouton aux chastes voiles, s’ouvrait. – Encore un que tu vas me clouer là ! reprit le docteur en montrant le mur, où s’alignaient déjà des pastels aussi étranges. Mais qu’est-ce que ça peut bien représenter, je te le demande ? Elle resta très grave, se recula pour mieux voir son œuvre. – Je n’en sais rien, c’est beau. À ce moment, Martine entra, l’unique servante, devenue la vraie maîtresse de la maison, depuis près de trente ans qu’elle était au service du docteur. Bien qu’elle eût dépassé la soixantaine, elle gardait un air jeune, elle aussi, active et silencieuse, dans son éternelle robe noire et sa coiffe blanche, qui la faisait ressembler à une religieuse, avec sa petite figure blême et reposée, où semblaient s’être éteints ses yeux couleur de cendre. Elle ne parla pas, alla s’asseoir à terre devant un fauteuil, dont la vieille tapisserie laissait passer le crin par une déchirure ; et, tirant de sa poche une aiguille et un écheveau de laine, elle se mit à la raccommoder. Depuis trois jours, elle attendait d’avoir une heure, pour faire cette réparation qui la hantait. – Pendant que vous y êtes, Martine, s’écria Pascal plaisamment, en prenant dans ses deux mains la tête révoltée de Clotilde, recousez-moi donc aussi cette caboche-là, qui a des fuites. Martine leva ses yeux pâles, regarda son maître de son air habituel d’adoration. – Pourquoi Monsieur me dit-il cela ? – Parce que, ma brave fille, je crois bien que c’est vous qui avez fourré là-dedans, dans cette bonne petite caboche ronde, nette et solide, des idées de l’autre monde, avec toute votre dévotion. Les deux femmes échangèrent un regard d’intelligence. – Oh ! Monsieur, la religion n’a jamais fait de mal à personne... Et, quand on n’a pas les mêmes idées, il vaut mieux n’en pas causer, bien sûr. Il se fit un silence gêné. C’était la seule divergence qui, parfois, amenait des brouilles, entre ces trois êtres si unis, vivant d’une vie si étroite. Martine n’avait que vingt-neuf ans, un an de plus que le docteur, quand elle était entrée chez lui, à l’époque où il débutait à Plassans comme médecin, dans une petite maison claire de la ville neuve. Et, treize années plus tard, lorsque Saccard, un frère de Pascal, lui envoya de Paris sa fille Clotilde, âgée de sept ans, à la mort de sa femme et au moment de se remarier, ce fut elle qui éleva l’enfant, la menant à l’église, lui communiquant un peu de la flamme dévote dont elle avait toujours brûlé, tandis que le docteur, d’esprit large, les laissait aller à leur joie de croire, car il ne se sentait pas le droit d’interdire à personne le bonheur de la foi. Il se contenta ensuite de veiller sur l’instruction de la jeune fille, de lui donner en toutes choses des idées précises et saines. Depuis près de dix-huit ans qu’ils vivaient ainsi tous les trois, retirés à la Souleiade, une propriété située dans un faubourg de la ville, à un quart d’heure de Saint-Saturnin, la cathédrale, la vie avait coulé heureuse, occupée à de grands travaux cachés, un peu troublée pourtant par un malaise qui grandissait, le heurt de plus en plus v*****t de leurs croyances.
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