Ce fait bizarre réveilla mes inquiétudes, et je commençai à l’observer avec curiosité. Rien dans son aspect n’annonçait en ce moment l’égarement, ou seulement l’exaltation. Il renferma doucement son livre, et me parlant avec calme :
– Garde-toi donc, me dit-il en commentant son texte, de retourner au monde ; car tu es un faible enfant, et si le vent des passions venait à souffler sur toi, il éteindrait le flambeau de ton intelligence. La concupiscence et la vanité ne te trouveraient peut-être pas assez fort pour résister à leur aiguillon. Quant à moi, j’ai fui le monde, parce que j’étais fort, et que les passions eussent changé ma force en fureur. J’aurais surmonté la présomption et terrassé la luxure ; j’aurais succombé sous les tentations de l’ambition et de la haine ; j’aurais été dur, intolérant, vindicatif, orgueilleux, c’est-à-dire égoïste. Nous sommes faits l’un et l’autre pour le cloître. Quand un homme a entendu l’Esprit l’appeler, ne fût-ce qu’une fois et faiblement, il doit tout quitter pour le suivre, et rester là où il l’a conduit, quelque mal qu’il s’y trouve. Retourner en arrière n’est plus en son pouvoir, et quiconque a méprisé une seule fois la chair pour l’esprit, ne peut plus revenir aux plaisirs de la chair ; car la chair révoltée se venge et veut chasser l’esprit à son tour. Alors le cœur de l’homme est le théâtre d’une lutte terrible où la chair et l’esprit se dévorent l’un l’autre ; l’homme succombe et meurt sans avoir vécu. La vie de l’esprit est une vie sublime ; mais elle est difficile et douloureuse. Ce n’est pas une vaine précaution que de mettre entre la contagion du siècle et le règne de la chair, des murailles, des remparts de pierre et des grilles d’airain. Ce n’est pas trop pour enchaîner la convoitise des choses vaines que de descendre vivant dans un cercueil scellé. Mais il est bon de voir autour de soi d’autres hommes voués au culte de l’esprit, ne fût-ce qu’en apparence. Ce fut l’œuvre d’une grande sagesse que d’instituer les communautés religieuses. Où est le temps où les hommes s’y chérissaient comme des frères et y travaillaient de concert, en s’aidant charitablement les uns les autres, à implorer, à poursuivre l’esprit, à vaincre les grossiers conseils de la matière ? Toute lumière, tout progrès, toute grandeur sont sortis du cloître ; mais toute lumière, tout progrès, toute grandeur doivent y périr, si quelques-uns d’entre nous ne persévèrent dans la lutte effroyable que l’ignorance et l’imposture livrent désormais à la vérité. Soutenons ce combat avec acharnement ; poursuivons notre entreprise, eussions-nous contre nous toute l’armée de l’enfer. Si on coupe nos deux bras, saisissons le navire avec les dents ; car l’Esprit est avec nous. C’est ici qu’il habite ; malheur à ceux qui profanent son sanctuaire ! Restons fidèles à son culte, et, si nous sommes d’inutiles martyrs, ne soyons pas du moins de lâches déserteurs.
– Vous avez raison, mon père, répondis-je, frappé des paroles qu’il disait. Votre enseignement est celui de la sagesse. Je veux être votre disciple et ne me conduire que d’après vos décisions. Dites-moi ce que je dois faire pour conserver ma force et poursuivre courageusement l’œuvre de mon salut au milieu des persécutions qu’on me suscite.
– Les subir toutes avec indifférence, répondit-il ; ce sera une tâche facile, si tu considères le peu que vaut l’estime des moines, et la faiblesse de leurs moyens contre nous. Il pourra se faire qu’à la vue d’une victime innocente comme toi, et comme toi maltraitée, tu sentes souvent l’indignation brûler tes entrailles ; mais ton rôle, en ce qui t’est personnel, c’est de sourire, et c’est aussi toute la vengeance que tu dois tirer de leurs vains efforts. En outre, ton insouciance fera tomber leur animosité. Ce qu’ils veulent, c’est de te rendre insensible à force de douleur ; sois-le à force de courage ou de raison. Ils sont grossiers ; ils s’y méprendront. Sèche tes larmes, prends un visage sans expression, feins un bon sommeil et un grand appétit, ne demande plus la confession, ne parais plus à l’église, ou feins d’y être morne et froid. Quand ils te verront ainsi, ils n’auront plus peur de toi ; et, cessant de jouer une sale comédie, ils seront indulgents à ton égard, comme l’est un maître paresseux envers un élève inepte. Fais ce que je te dis, et avant trois jours je t’annonce que le Prieur te mandera devant lui pour faire sa paix avec toi.
Avant de quitter le père Alexis je lui parlai du personnage que j’avais rencontré au sortir de l’église, et lui demandai qui il pouvait être. D’abord il m’écouta avec préoccupation, hochant la tête, comme pour dire qu’il ne connaissait et ne se souciait de connaître aucun dignitaire de l’ordre ; mais, à mesure que je lui détaillais les traits et l’habillement de l’inconnu, son œil s’animait, et bientôt il m’accabla de questions précipitées. Le soin minutieux que je mis à y répondre acheva de graver dans ma mémoire le souvenir de celui que je crois voir encore et que je ne verrai plus.
Enfin le père Alexis, saisissant mes mains avec une grande expression de tendresse et de joie, s’écria à plusieurs reprises :
– Est-il possible ? est-il possible ? as-tu vu cela ? Il est donc revenu ? il est donc avec nous ? il t’a connu ? il t’a appelé ? Il ôtera la flèche de ton cœur ! C’est donc bien toi, mon enfant, toi qui l’as vu !
– Quel est-il donc, mon père, cet ami inconnu vers lequel mon cœur s’est élancé tout d’abord ? Faites-le-moi connaître, menez-moi vers lui, dites-lui de m’aimer comme je vous aime et comme vous semblez m’aimer aussi. Avec quelle reconnaissance n’embrasserais-je pas celui dont la vue remplit votre âme d’une telle joie !
– Il n’est pas en mon pouvoir d’aller vers lui, répondit Alexis. C’est lui qui vient vers moi, et il faut l’attendre. Sans doute, je le verrai aujourd’hui, et je te dirai ce que je dois te dire ; jusque-là ne me fais pas de questions ; car il m’est défendu de parler de lui, et ne dis à personne ce que tu viens de me dire.
J’objectai que l’étranger ne m’avait pas semblé agir d’une manière mystérieuse, et que le frère convers avait dû le voir. Le père secoua la tête en souriant.
– Les hommes de chair ne le connaissent point, dit-il.
Aiguillonné par la curiosité, je montai le soir même à la cellule du père Alexis ; mais il refusa de m’ouvrir la porte.
– Laisse-moi seul, me dit-il ; je suis triste, je ne pourrais te consoler.
– Et votre ami ? lui dis-je timidement.
– Tais-toi, répondit-il d’un ton absolu ; il n’est pas venu ; il est parti sans me voir ; il reviendra peut-être. Ne t’en inquiète pas. Il n’aime pas qu’on parle de lui. Va dormir, et demain conduis-toi comme je te l’ai prescrit.
Au moment où je sortais, il me rappela pour me dire :
– Angel, a-t-il fait du soleil aujourd’hui ?
– Oui, mon père, un beau soleil, une brillante matinée.
– Et quand tu as rencontré cette figure, le soleil brillait ?
– Oui, mon père.
– Bon, bon, reprit-il ; à demain.
Je suivis le conseil du père Alexis, et je restai au lit tout le lendemain. Le soir je descendis au réfectoire à l’heure où le chapitre était assemblé, et, me jetant sur un plat de viandes fumantes, je le dévorai avidement ; puis, mettant mes coudes sur la table, au lieu de faire attention à la Vie des saints qu’on lisait à haute voix, et que j’avais coutume d’écouter avec recueillement, je feignis de tomber dans une somnolence brutale. Alors les autres novices, qui avaient détourné les yeux avec horreur lorsqu’ils m’avaient vu dolent et contrit, se prirent à rire de mon abrutissement, et j’entendis les supérieurs encourager cette épaisse gaieté par la leur. Je continuai cette feinte pendant trois jours, et, comme le père Alexis me l’avait prédit, je fus mandé le soir du troisième jour dans la chambre du Prieur. Je parus devant lui dans une attitude craintive et sans dignité ; j’affectai des manières gauches, un air lourd, une âme appesantie. Je faisais ces choses, non pour me réconcilier avec ces hommes que je commençais à mépriser, mais pour voir si le père Alexis les avait bien jugés. Je pus me convaincre de la justesse de ses paroles en entendant le Prieur m’annoncer que la vérité était enfin connue, que j’avais été injustement accusé d’une faute qu’un novice venait de confesser.
Le Prieur devait, disait-il, à la contrition du coupable et à l’esprit de charité, de me taire son nom et la nature de sa faute ; mais il m’exhortait à reprendre ma place à l’église et mes études au noviciat, sans conserver ni chagrin ni rancune contre personne. Il ajouta en me regardant avec attention :
– Vous avez pourtant droit, mon cher fils, à une réparation éclatante ou à un dédommagement agréable pour le tort que vous avez souffert. Choisissez, ou de recevoir en présence de toute la communauté les excuses de ceux des novices qui, par leurs officieux rapports, nous ont induits en erreur, ou bien d’être dispensé pendant un mois des offices de la nuit.
Jaloux de poursuivre mon expérience, je choisis la dernière offre, et je vis aussitôt le Prieur devenir tout à fait bienveillant et familier avec moi. Il m’embrassa, et le père trésorier étant entré en cet instant :
– Tout est arrangé, lui dit-il ; cet enfant ne demande, pour dédommagement du chagrin involontaire que nous lui avons fait, autre chose qu’un peu de repos pendant un mois ; car sa santé a souffert dans cette épreuve. Au reste, il accepte humblement les excuses tacites de ses accusateurs, et il prend son parti sur tout ceci avec une grande douceur et une aimable insouciance.
– À la bonne heure ! dit le trésorier avec un gros rire et en me frappant la joue avec familiarité ; c’est ainsi que nous les aimons ; c’est de ce bon et paisible caractère qu’il nous les faut.
Le père Alexis me donna un autre conseil, ce fut de demander la permission de m’adonner aux sciences, et de devenir son élève et le préparateur de ses expériences physiques et chimiques.
– On te verra avec plaisir accepter cet emploi, me dit-il ; parce que la chose qu’on craint le plus ici, c’est la ferveur et l’ascétisme. Tout ce qui peut détourner l’intelligence de son véritable but et l’appliquer aux choses matérielles est encouragé par le Prieur. Il m’a proposé cent fois de m’adjoindre un disciple, et, craignant de trouver un espion et un traître dans les sujets qu’on me présentait, j’ai toujours refusé sous divers prétextes. On a voulu une fois me contraindre en ce point ; j’ai déclaré que je ne m’occuperais plus de science et que j’abandonnerais l’observatoire si on ne me laissait vivre seul et à ma guise. On a cédé, parce que, d’une part, il n’y avait personne pour me remplacer, et que les moines mettent une vanité immense à paraître savants et à promener les voyageurs dans leurs cabinets et bibliothèques ; parce que, de l’autre, on sait que je ne manque pas d’énergie, et qu’on a mieux aimé se débarrasser de cette énergie au profit des spéculations scientifiques, qui ne font point de jaloux ici, que d’engager une lutte dans laquelle mon âme n’eût jamais plié. Va donc ; dis que tu as obtenu de moi l’autorisation de faire ta demande. Si on hésite, marque de l’humeur, prends un air sombre ; pendant quelques jours reste sans cesse prosterné dans l’église, jeûne, soupire, montre-toi farouche, exalté dans ta dévotion, et, de peur que tu ne deviennes un saint, on cherchera à faire de toi un savant.
Je trouvai le Prieur encore mieux disposé à accueillir ma demande que le père Alexis ne me l’avait fait espérer. Il y eut même dans le regard pénétrant qu’il attacha sur moi, en recevant mes remerciements, quelque chose d’âcre et de satirique, équivalant à l’action d’un homme qui se frotte les mains. Il avait dans l’âme une pensée que ni le père Alexis ni moi n’avions pressentie.
Je fus aussitôt dispensé d’une grande partie de mes exercices religieux, afin de pouvoir consacrer ce temps à l’étude, et on plaça même mon lit dans une petite cellule voisine de celle d’Alexis, afin que je pusse me livrer avec lui, la nuit, à la contemplation des astres.
C’est à partir de ce moment que je contractai avec le père Alexis une étroite amitié. Chaque jour elle s’accrut par la découverte des inépuisables trésors de son âme. Il n’a jamais existé sur la terre un cœur plus tendre, une sollicitude plus paternelle, une patience plus angélique. Il mit à m’instruire un zèle et une persévérance au-dessus de toute gratitude. Aussi avec quelle anxiété je voyais sa santé se détériorer de plus en plus ! Avec quel amour je le soignais jour et nuit, cherchant à lire ses moindres désirs dans ses regards éteints ! Ma présence semblait avoir rendu la vie à son cœur longtemps vide d’affection humaine, et, selon son expression, affamé de tendresse ; l’émulation à son intelligence fatiguée de solitude et lasse de se tourmenter sans cesse en face d’elle-même. Mais en même temps que son esprit reprenait de la vigueur et de l’activité, son corps s’affaiblissait de jour en jour. Il ne dormait presque plus, son estomac ne digérait plus que des liquides, et ses membres étaient tour à tour frappés de paralysie durant des jours entiers. Il sentait arriver sa fin avec sérénité, sans terreur et sans impatience. Quant à moi, je le voyais dépérir avec désespoir, car il m’avait ouvert un monde inconnu ; mon cœur avide d’amour nageait à l’aise dans cette vie de sentiment, de confiance et d’effusion qu’il venait de me révéler.