Cependant, M. de Hupel de la Noue demanda galamment :
– Aurons-nous le plaisir de voir Son Excellence, ce soir ?
– Je ne crois pas, répondit Saccard d’un air important qui cachait une contrariété secrète. Mon frère est si occupé !... Il nous a envoyé son secrétaire, M. de Saffré, pour nous présenter ses excuses.
Le jeune secrétaire, que Mme Michelin accaparait décidément, leva la tête en entendant prononcer son nom, et s’écria à tout hasard, croyant qu’on s’était adressé à lui :
– Oui, oui, il doit y avoir une réunion des ministres à neuf heures, chez le garde des Sceaux.
Pendant ce temps, M. Toutin-Laroche, qu’on avait interrompu, continuait gravement, comme s’il eût péroré dans le silence attentif du conseil municipal.
– Les résultats sont superbes. Cet emprunt de la Ville restera comme une des plus belles opérations financières de l’époque. Ah ! messieurs...
Mais, ici, sa voix fut de nouveau couverte par des rires qui éclatèrent brusquement à l’un des bouts de la table. On entendait, au milieu de ce souffle de gaieté, la voix de Maxime, qui achevait une anecdote : « Attendez donc, je n’ai pas fini. La pauvre amazone fut relevée par un cantonnier. On dit qu’elle lui fait donner une brillante éducation pour l’épouser plus tard. Elle ne veut pas qu’un homme autre que son mari puisse se flatter d’avoir vu certain signe noir placé au-dessus de son genou. » Les rires reprirent de plus belle ; Louise riait franchement, plus haut que les hommes. Et doucement, au milieu de ces rires, comme sourd, un laquais allongeait en ce moment, entre chaque convive, sa tête grave et blême, offrant des aiguillettes de canard sauvage, à voix basse.
Aristide Saccard fut fâché du peu d’attention qu’on accordait à M. Toutin-Laroche. Il reprit, pour lui montrer qu’il l’avait écouté :
– L’emprunt de la Ville...
Mais M. Toutin-Laroche n’était pas homme à perdre le fil d’une idée :
– Ah ! messieurs, continua-t-il quand les rires furent calmés, la journée d’hier a été une grande consolation pour nous, dont l’administration est en butte à tant d’ignobles attaques. On accuse le Conseil de conduire la Ville à sa ruine, et, vous le voyez, dès que la Ville ouvre un emprunt, tout le monde nous apporte son argent, même ceux qui crient.
– Vous avez fait des miracles, dit Saccard. Paris est devenu la capitale du monde.
– Oui, c’est vraiment prodigieux, interrompit M. Hupel de la Noue. Imaginez-vous que moi, qui suis un vieux Parisien, je ne reconnais plus mon Paris. Hier, je me suis perdu pour aller de l’Hôtel de Ville au Luxembourg. C’est prodigieux, prodigieux !
Il y eut un silence. Tous les hommes graves écoutaient maintenant.
– La transformation de Paris, continua M. Toutin-Laroche, sera la gloire du règne. Le peuple est ingrat : il devrait b****r les pieds de l’empereur. Je le disais ce matin au Conseil, où l’on parlait du grand succès de l’emprunt : « Messieurs, laissons dire ces braillards de l’opposition : bouleverser Paris, c’est le fertiliser. »
Saccard sourit en fermant les yeux, comme pour mieux savourer la finesse du mot. Il se pencha derrière le dos de Mme d’Espanet, et dit à M. Hupel de la Noue, assez haut pour être entendu :
– Il a un esprit adorable.
Cependant, depuis qu’on parlait des travaux de Paris, le sieur Charrier tendait le cou, comme pour se mêler à la conversation. Son associé Mignon n’était occupé que de Mme Sidonie, qui lui donnait fort à faire. Saccard, depuis le commencement du dîner, surveillait les entrepreneurs du coin de l’œil.
– L’administration, dit-il, a rencontré tant de dévouements ! Tout le monde a voulu contribuer à la grande œuvre. Sans les riches compagnies qui lui sont venues en aide, la Ville n’aurait jamais pu faire si bien ni si vite.
Il se tourna, et avec une sorte de brutalité flatteuse :
– MM. Mignon et Charrier en savent quelque chose, eux qui ont eu leur part de peine, et qui auront leur part de gloire.
Les maçons enrichis reçurent béatement cette phrase en pleine poitrine. Mignon, auquel Mme Sidonie disait en minaudant : « Ah ! monsieur, vous me flattez ; non, le rose serait trop jeune pour moi... », la laissa au milieu de sa phrase pour répondre à Saccard :
– Vous êtes trop bon ; nous avons fait nos affaires.
Mais Charrier était plus dégrossi. Il acheva son verre de pommard et trouva le moyen de faire une phrase :
– Les travaux de Paris, dit-il, ont fait vivre l’ouvrier.
– Dites aussi, reprit M. Toutin-Laroche, qu’ils ont donné un magnifique élan aux affaires financières et industrielles.
– Et n’oubliez pas le côté artistique ; les nouvelles voies sont majestueuses, ajouta M. Hupel de la Noue, qui se piquait d’avoir du goût.
– Oui, oui, c’est un beau travail, murmura M. de Mareuil, pour dire quelque chose.
– Quant à la dépense, déclara gravement le député Haffner qui n’ouvrait la bouche que dans les grandes occasions, nos enfants la paieront, et rien ne sera plus juste.
Et comme, en disant cela, il regardait M. de Saffré que la jolie Mme Michelin semblait bouder depuis un instant, le jeune secrétaire, pour paraître au courant de ce qu’on disait, répéta :
– Rien ne sera plus juste, en effet.
Tout le monde avait dit son mot, dans le groupe que les hommes graves formaient au milieu de la table. M. Michelin, le chef de bureau, souriait, dodelinait de la tête ; c’était, d’ordinaire, sa façon de prendre part à une conversation ; il avait des sourires pour saluer, pour répondre, pour approuver, pour remercier, pour prendre congé, toute une jolie collection de sourires qui le dispensaient presque de jamais se servir de la parole, ce qu’il jugeait sans doute plus poli et plus favorable à son avancement.
Un autre personnage était également resté muet, le baron Gouraud qui mâchait lentement comme un bœuf aux paupières lourdes. Jusque-là, il avait paru absorbé dans le spectacle de son assiette. Renée, aux petits soins pour lui, n’en obtenait que de légers grognements de satisfaction. Aussi fut-on surpris de le voir lever la tête et de l’entendre dire, en essuyant ses lèvres grasses :
– Moi qui suis propriétaire, lorsque je fais réparer et décorer un appartement, j’augmente mon locataire.
La phrase de M. Haffner : « Nos enfants paieront », avait réussi à réveiller le sénateur. Tout le monde battit discrètement des mains, et M. de Saffré s’écria :
– Ah ! charmant, charmant, j’enverrai demain le mot aux journaux.
– Vous avez bien raison, messieurs, nous vivons dans un bon temps, dit le sieur Mignon, comme pour conclure, au milieu des sourires et des admirations que le mot du baron excitait. J’en connais plus d’un qui ont joliment arrondi leur fortune. Voyez-vous, quand on gagne de l’argent, tout est beau.
Ces dernières paroles glacèrent les hommes graves. La conversation tomba net, et chacun parut éviter de regarder son voisin. La phrase du maçon atteignait ces messieurs, roide comme le pavé de l’ours. Michelin, qui justement contemplait Saccard d’un air agréable, cessa de sourire, très effrayé d’avoir eu l’air un instant d’appliquer les paroles de l’entrepreneur au maître de la maison. Ce dernier lança un coup d’œil à Mme Sidonie, qui accapara de nouveau Mignon, en disant : « Vous aimez donc le rose, monsieur ?... » Puis Saccard fit un long compliment à Mme d’Espanet ; sa figure noirâtre, chafouine, touchait presque les épaules laiteuses de la jeune femme, qui se renversait avec de petits rires.
On était au dessert. Les laquais allaient d’un pas plus vif autour de la table. Il y eut un arrêt, pendant que la nappe achevait de se charger de fruits et de sucreries. À l’un des bouts, du côté de Maxime, les rires devenaient plus clairs ; on entendait la voix aigrelette de Louise dire : « Je vous assure que Sylvia avait une robe de satin bleu dans son rôle de Dindonnette » ; et une autre voix d’enfant ajoutait : « Oui, mais la robe était garnie de dentelles blanches. » Un air chaud montait. Les visages, plus roses, étaient comme amollis par une béatitude intérieure. Deux laquais firent le tour de la table, versant de l’alicante et du tokai.
Depuis le commencement du dîner, Renée semblait distraite. Elle remplissait ses devoirs de maîtresse de maison avec un sourire machinal. À chaque éclat de gaieté qui venait du bout de la table, où Maxime et Louise, côte à côte, plaisantaient comme de bons camarades, elle jetait de ce côté un regard luisant. Elle s’ennuyait. Les hommes graves l’assommaient. Mme d’Espanet et Mme Haffner lui lançaient des regards désespérés.
– Et les prochaines élections, comment s’annoncent-elles ? demanda brusquement Saccard à M. Hupel de la Noue.
– Mais très bien, répondit celui-ci en souriant ; seulement je n’ai pas encore de candidats désignés pour mon département. Le ministère hésite, paraît-il.
M. de Mareuil, qui, d’un coup d’œil, avait remercié Saccard d’avoir entamé ce sujet, semblait être sur des charbons ardents. Il rougit légèrement, il fit des saluts embarrassés, lorsque le préfet, s’adressant à lui, continua :
– On m’a beaucoup parlé de vous dans le pays, monsieur. Vos grandes propriétés vous y font de nombreux amis, et l’on sait combien vous êtes dévoué à l’empereur. Vous avez toutes les chances.
– Papa, n’est-ce pas que la petite Sylvia vendait des cigarettes à Marseille, en 1849 ? cria à ce moment Maxime du bout de la table.
Et comme Aristide Saccard feignait de ne pas entendre, le jeune homme reprit d’un ton plus bas :
– Mon père l’a connue particulièrement.
Il y eut quelques rires étouffés. Cependant, tandis que M. de Mareuil saluait toujours, M. Haffner avait repris d’une voix sentencieuse :
– Le dévouement à l’empereur est la seule vertu, le seul patriotisme, en ces temps de démocratie intéressée. Quiconque aime l’empereur aime la France. C’est avec une joie sincère que nous verrions monsieur devenir notre collègue.
– Monsieur l’emportera, dit à son tour M. Toutin-Laroche. Les grandes fortunes doivent se grouper autour du trône.
Renée n’y tint plus. En face d’elle, la marquise étouffait un bâillement. Et comme Saccard allait reprendre la parole :
– Par grâce, mon ami, ayez un peu pitié de nous, lui dit sa femme, avec un joli sourire, laissez là votre vilaine politique.
Alors, M. Hupel de la Noue, galant comme un préfet, se récria, dit que ces dames avaient raison. Et il entama le récit d’une histoire scabreuse qui s’était passée dans son chef-lieu. La marquise, Mme Haffner et les autres dames rirent beaucoup de certains détails. Le préfet contait d’une façon très piquante, avec des demi-mots, des réticences, des inflexions de voix, qui donnaient un sens très polisson aux termes les plus innocents. Puis on parla du premier mardi de la duchesse, d’une bouffonnerie qu’on avait jouée la veille, de la mort d’un poète et des dernières courses d’automne. M. Toutin-Laroche, aimable à ses heures, compara les femmes à des roses, et M. de Mareuil, dans le trouble où l’avaient laissé ses espérances électorales, trouva des mots profonds sur la nouvelle forme des chapeaux. Renée restait distraite.
Cependant les convives ne mangeaient plus. Un vent chaud semblait avoir soufflé sur la table, terni les verres, émietté le pain, noirci les pelures de fruit dans les assiettes, rompu la belle symétrie du service. Les fleurs se fanaient, dans les grands cornets d’argent ciselé. Et les convives s’oubliaient là un instant, en face des débris du dessert, béats, sans courage pour se lever. Un bras sur la table, à demi penchés, ils avaient le regard vide, le vague affaissement de cette ivresse mesurée et décente des gens du monde qui se grisent à petits coups. Les rires étaient tombés, les paroles se faisaient rares. On avait bu et mangé beaucoup, ce qui rendait plus grave encore la b***e des hommes décorés. Les dames, dans l’air alourdi de la salle, sentaient des moiteurs leur monter au front et à la nuque. Elles attendaient qu’on passât au salon, sérieuses, un peu pâles, comme si leur tête eût légèrement tourné. Mme d’Espanet était toute rose, tandis que les épaules de Mme Haffner avaient pris des blancheurs de cire. Cependant, M. Hupel de la Noue examinait le manche d’un couteau ; M. Toutin-Laroche lançait encore à M. Haffner des lambeaux de phrase, que celui-ci accueillait par des hochements de tête ; M. de Mareuil rêvait en regardant M. Michelin, qui lui souriait finement. Quant à la jolie Mme Michelin, elle ne parlait plus depuis longtemps ; très rouge, elle laissait pendre sous la nappe une main que M. de Saffré devait tenir dans la sienne, car il s’appuyait gauchement sur le bord de la table, les sourcils tendus, avec la grimace d’un homme qui résout un problème d’algèbre. Mme Sidonie avait vaincu, elle aussi ; les sieurs Mignon et Charrier, accoudés tous deux et tournés vers elle, paraissaient ravis de recevoir ses confidences ; elle avouait qu’elle adorait le laitage et qu’elle avait peur des revenants. Et Aristide Saccard, lui-même, les yeux demi-clos, plongé dans cette béatitude d’un maître de maison qui a conscience d’avoir grisé honnêtement ses convives, ne songeait point à quitter la table ; il contemplait, avec une tendresse respectueuse, le baron Gouraud, appesanti, digérant, allongeant sur la nappe blanche sa main droite, une main de vieillard sensuel, courte, épaisse, tachée de plaques violettes et couverte de poils roux.