Chapitre 2. Le renard d’or.
La fête des Arquebuses du village de Ramberg est célèbre dans toute l’Allemagne du sud-ouest. Les fils de la Souabe antique sont grands amateurs d’exercices du corps. Ils ont, comme presque tous les Germains d’origine, d’énormes prétentions à l’adresse.
Ramberg est un gros bourg situé sur le Necker, à égale distance de Stuttgard et de Tubingue, dans la direction de la forêt Noire. Les maisons du village sont perchées au sommet d’une colline couverte de cette belle végétation qui fait de Wurtemberg le jardin de l’Allemagne, et les ruines de l’ancien château fort, résidence abandonnée des barons de Ramberg, élèvent encore au-dessus des maisons leurs murailles colossales drapées dans un sombre manteau de lierre.
Au pied de la colline coule le fleuve qui s’en va serpentant le long d’une délicieuse vallée.
L’université principale du royaume de Wurtemberg a son siége à Tubingue, qui est à peine séparée de Stuttgard par trois heures de marche. Au temps où se passe notre histoire, les étudiants avaient choisi Ramberg pour tenir leurs réunions de plaisir ou leurs batailleurs comices. Il y avait à Ramberg, comme à Stuttgard et à Tubingue, une Maison de l’Ami et derrière cette maison, qui était le domaine de l’université, une grande et belle taverne portait pour enseigne un animal d’espèce assez problématique, aux poils hérissés, à la queue large comme un plumet de tambour-maître, et entre les pattes duquel on lisait cette légende : AU RENARD D’OR.
Les habitants du bourg de Ramberg professaient un grand respect pour messieurs les étudiants. Ils se regardaient comme les vassaux indirects de l’université de Tubingue. Les réunions d’étudiants qui se renouvelaient sans cesse amenaient dans le pays le mouvement et l’aisance. Mais ces réunions amenaient aussi les agents de la police royale, et cela modérait la joie des bonnes gens de Ramberg.
En somme, paysans et paysannes vivaient partagés entre deux sentiments : l’amour de cette belle jeunesse qui fournissait au village son revenu le plus net, et la crainte des bagarres qui mettaient trop souvent le pays sens dessus dessous. On n’y jurait que par les étudiants, mais on tremblait au seul nom de la police ; et quand les officiers des régiments royaux prolongeaient leur promenade jusqu’à Ramberg et s’y arrêtaient pour faire collation, les Rambergeois se demandaient toujours si la dernière heure du village n’allait point sonner.
C’est que les échos de cette charmante colline avaient répété tant de chansons séditieuses ! c’est que les nymphes de ce paysage enchanté avaient inspiré aux poètes universitaires tant de satires contre les conseillers privés, tant de dithyrambes contre les ministres !
Paysans et paysannes étaient assurément innocents de tout cela ; mais quand la police allemande fait du zèle, tout le monde y passe.
Il y avait de vieux Rambergeois qui étaient prophètes et qui disaient qu’un jour venant les conseillers privés insultés, les ministres outragés, les chambellans vilipendés, ne laisseraient pas à Ramberg pierre sur pierre. On parlerait en ce temps de Ramberg comme de ces villes qui furent l’admiration du vieux monde et qui ne sont plus que des ruines. A la place de la maison commune, on verrait des bouquets d’érables et de hêtres, l’herbe croîtrait sur la place du tir à l’arquebuse, où tant d’illustres coups furent notés. Une forêt ou une lande, voilà tout ce qui resterait de ce charmant paradis, délice des bourgeois de Stuttgard et des étudiants de Tubingue, villa commune offrant ses treilles hospitalières à tout le monde, caressant également le civil et le militaire.
Tout cela parce que les conseillers privés sont susceptibles et que les étudiants sont fous.
Ce jour, 3 septembre 1820, c’était grande et double fête au village de Ramberg. Depuis deux semaines on avait envoyé des crieurs dans tout le Wurtemberg, la Bavière, le Tyrol et le pays de Bade, afin de convoquer les chasseurs adroits au tir de l’arquebuse, qui devait avoir lieu sur la place de l’Eglise. Le temps était superbe ; dès la veille au soir, les concurrents étrangers étaient arrivés leur arme sur l’épaule ; et à part les auberges qui étaient encombrées, il n’y avait guère de maison qui n’eût logé pour le moins trois ou quatre hôtes cette nuit.
Il y en avait deux pourtant : l’auberge du Renard d’or et la Maison de l’Ami, toutes deux fiefs directs de l’université de Tubingue.
Ceci regardait la seconde fête. – Cette seconde fête avait été fixée au même jour que le tir des arquebuses par une autorité qui n’était point celle du bourgmestre de Ramberg ; on ne l’avait pas annoncée si longtemps à l’avance. La nuit précédente seulement, dans toutes les villes et dans tous les bourgs du ressort de l’université de Tubingue où se trouvaient les étudiants en vacances, il s’était passé quelque chose d’absolument semblable à ce que nous avons vu naguère dans le vieux quartier de l’Abbaye, en la ville haute de Stuttgard. Partout le même mystère avait régné. A quoi bon ? nous n’en savons trop rien, mais il n’était point de bourgade où la réunion des Camarades ne se fût faite après minuit sonné.
De toutes ces réunions, la plus importante avait dû être celle de la Maison de l’Ami, dans Abten-Strass, puisque Stuttgard fournissait, à lui seul, la sixième partie des étudiants de Tubingue. Le discret maître Hiob et l’inspecteur Muller auraient pu nous dire quelles matières importantes on avait traitées dans ce conclave, où chaque membre s’engageait au secret sous les serments les plus redoutables. Il nous importe seulement de savoir qu’à Stuttgard, comme ailleurs, on avait convoqué le ban et l’arrière-ban des écoles pour le lendemain, 3 septembre, à la Maison de l’Ami de Ramberg.
Il s’agissait de disputer le prix de l’arquebuse, de fêter la rentrée solennelle et de procéder à l’admission des recrues que le nouvel an scolaire amenait.
Tel était le programme apparent ; mais c’eût été là, vous en conviendrez, une fête bien blonde et bien fade pour les Maisons moussues de Tubingue : aussi, d’un bout à l’autre du ressort, avait-on annoncé discrètement, en dehors du programme, qu’il y aurait un bel et bon scandal.
Quel scandal ? car certains Crânes voulaient qu’on leur mît le point sur l’ i, – un scandal contrà de la plus recommandable espèce !
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Dès le matin, tout était en fièvre dans le village de Ramberg. L’église sonnait à volées et pavoisait son digne clocher, rond et lourd comme un bourgeois engraissé de bière ; sur la place on mettait la dernière main aux préparatifs du tir. A deux cents pas mesurés minutieusement on enfonçait les fourches de la première barre, à trois cents pas on dressait la seconde, à quatre cents pas la troisième, celle des raffinés et des maîtres. Aux côtés de chaque barre, des faisceaux d’armes étaient formés.
A droite et à gauche s’élevaient des estrades surmontées de bannières où se lisaient toutes sortes de devises en grand style, car les Allemands ont conservé le culte classique, malgré les écarts puissants de leurs poètes. Nous nous souviendrons toujours d’avoir déchiffré au fronton d’un théâtre prussien cette enseigne hyper-académique :
MUSAGETÆ HELICONIADUMQUE CHORO !…
Vis-à-vis des barres, à l’autre extrémité de la place, se dressait un grand mât, bariolé de rouge et d’or. La tête du mât disparaissait au centre d’une galerie de drapeaux ; quatre fils d’archal décrivant une légère courbe tombaient du sommet à la base ; ils étaient destinés à maintenir les oiseaux servant aux menus jeux qui précèdent le tir.
Au pied du mât, à hauteur de poitrine, une plaque de tôle ronde, divisée en six cercles concentriques, offrait à son milieu une aiguille d’acier présentant sa pointe.
Le coup plein ou maître coup devait enfiler la balle sur l’aiguille sans la tordre et sans la briser.
Tout ce que Ramberg contenait de jeunes filles et de jeunes gens était déjà sur la place où meinherr Mohl, à la fois menuisier et bourgmestre, activait l’achèvement des estrades. Il était en bras de chemise, et la sueur ruisselait de son front. Tant qu’il ne vit sur la place que des Rambergeois, il mania le rabot d’un sens assez rassis, mais lorsqu’il aperçut les premiers groupes d’étrangers déboucher derrière l’église, son visage changea.
– Mes amis, mes amis, dit-il à ceux qui l’entouraient, ne dites pas que je suis le bourgmestre… Tout à l’heure je vais aller mettre ma perruque et mon costume, et je représenterai dignement notre localité.
On s’occupait bien de maître Mohl et de son costume ! La place de Ramberg est une sorte de belvédère qui domine tout le paysage environnant ; sur toutes les routes, qui serpentaient comme de longs rubans d’or dans la vallée verte, inondée de soleil, on voyait au lointain des points noirs qui se mouvaient, qui avançaient : c’étaient de nobles cavalcades escortant des calèches découvertes, c’étaient des caravanes de paysans montés sur leurs chevaux de labour, c’étaient des voyageurs à pied, l’arme sur l’épaule, qui abrégeaient le chemin en chantant.
Et tout cela, belles dames et cavaliers, paysans et voyageurs, tout cela venait à Ramberg, au glorieux village de Ramberg, qui était en ce moment comme le centre de l’Allemagne.
C’est à des heures pareilles qu’on est fier d’être Rambergeois !
– Allons, Niklaus, disait maître Mohl, allons, mon fils, ton maillet est-il de liége ?… Enfonce-moi ce pieu, afin que je ne sois point damné par impatience !
Niklaus était en train de causer, et n’en allait pas plus vite.
– Combien y en a-t-il chez vous, Lisela, ma commère ? demandait-il à une belle grosse femme qui étalait au gai soleil son visage rubicond et souriant.
– Dix, mon compère Niklaus, et huit chez Lottchen, ma sœur.
– Et onze chez nous, reprit Niklaus.
Cinq ou six charpentiers cessèrent de raboter et de clouer, pour dire l’un après l’autre ou tous ensemble :
– Chez nous, six… Chez nous, neuf… Chez nous, quinze !
Maître Mohl essuyait son front baigné de sueur.
– Oh ! mes doux amis, mes doux amis ! suppliait-il, je souhaite que vous ayez chacun le double, car l’hospitalité est une vertu et chaque étranger vaut un florin par jour !… Mais vous ne voudriez pas me déshonorer, n’est-ce pas, mes bons enfants ? Enfonce ton pieu, Niklaus !… Assure ta banquette, Mauris… Consolide ce gradin qui ne tient pas, Michas… Et surtout, maintenant que voici les étrangers autour de nous, ne dites pas que je suis votre bourgmestre !
Niklaus, Mauris et Michas n’en perdaient pas un coup de langue.
Dans les maisons voisines, on entendait les musiciens, membres de l’orchestre, qui répétaient leur partie ; les échos des bosquets environnants renvoyaient les coups de feu des tireurs qui essayaient leurs armes, car ce nom de fête des Arquebuses est une appellation antique. Les prétendues arquebuses, au moment de la lutte, se changent en fusils de chasse pour les uns, en excellentes carabines pour les autres. Toutes les armes sont admises au concours, moyennant deux conditions : la première est un examen sous le rapport de la sécurité ; la seconde oblige le tireur qui se sert d’une arme particulière à la prêter, sur simple réquisition, à quiconque la réclame parmi ses compétiteurs déjà classés.
Les seules arquebuses qui se voient sur le lieu de la lutte sont deux énormes machines placées pour la forme aux deux côtés de la troisième barre, qui sont lourdes, presque impossibles à manier, et que l’homme le plus robuste aurait grande peine à mettre en joue.
C’était la première estrade de gauche que le bon maître Mohl, bourgmestre de Ramberg et menuisier de son état, achevait avec tant de zèle ; cette estrade appartenait à messieurs les étudiants. Comme la fille de maître Mohl avait épousé un aubergiste, comme messieurs les étudiants faisaient vivre les aubergistes de Ramberg, on ne peut dire combien maître Mohl, malgré son respect pour les autorités constituées, vénérait messieurs les étudiants.
Cependant le bruit et le mouvement augmentaient de minute en minute sur la place de l’Eglise : garçons endimanchés, jeunes filles parées de leurs habits de fête commençaient déjà la journée de plaisir, et ce plaisir était d’autant plus franc qu’il amenait les affaires. A chaque instant on entendait dans la foule des voix joyeuses qui constataient l’arrivée de nombreux étrangers.