Chapitre 1. Le mot de passe.-3

2354 Words
On comprend aussi, par une intuition plus indirecte, cette exaltation froide des têtes germaniques, cette folie pénible et laborieuse, cette philosophie qui semble une gageure insensée, ces rêves malades qui sont des cauchemars ! Tout est sombre, tout est vaporeux ; cette atmosphère grise enveloppe la ville comme un linceul ; la lune qui rase l’horizon semble un grand œil unique et triste, ouvert pour regarder ces mélancoliques ténèbres. L’airain chante les heures avec accompagnement de cor, au haut des vieilles cathédrales ; la voix monotone du crieur répète, comme un écho affaibli, le cri du temps qui passe ; puis vient le silence, pareil à la mort. Je vous le dis, cette poésie, hardie et belle dans ses extravagances, ces systèmes audacieux, ces impiétés, ces superstitions, ces songes scientifiques qui laissent loin derrière eux les songes des chercheurs d’or au moyen âge, tout ce qui est enfin l’Allemagne intellectuelle, tout cela c’est l’ouvrage des nuits. La lampe fumeuse travaille, et non point le soleil. La science allemande, la philosophie allemande, ce sont de magnifiques brouillards que le grand jour dissipe. Le génie est si beau, qu’il faut admirer même le fantôme du génie : admirons donc le génie de l’Allemagne. * * * Trois heures de nuit venaient de sonner à l’église de l’Abbaye. Vers la partie basse d’Abten-Strass, sous un réverbère qui allait s’éteindre, deux ombres silencieuses passèrent. En même temps, ces étranges bruits de pas dont l’écho allait courant par la ville semblèrent se rapprocher de toutes parts. Au fond des ténèbres éclairées de ce corridor qui suivait la petite porte à demi ouverte, on put entendre un léger mouvement. Un homme enveloppé dans un manteau et qui portait la casquette bavaroise rabattue sur les yeux, se montra tout au bout de la galerie et s’avança vers la porte. Au lieu de franchir le seuil et d’entrer dans la ruelle, il s’arrêta derrière la porte et se blottit dans l’angle formé par l’épais montant de pierre. Il s’adossa à la muraille ; son manteau s’entr’ouvrit et l’on put voir que sa main gauche s’appuyait sur une longue épée nue. Il attendit ; les deux ombres qui montaient Abten-Strass tournèrent l’angle de la ruelle et vinrent droit à la porte. Avant d’entrer, les deux ombres regardèrent soigneusement autour d’elles pour voir si nul œil indiscret n’était ouvert aux environs. Les deux ombres étaient des étudiants qui portaient le dolman élégant, la toque voyante et l’étroit pantalon des membres de la famille des Compatriotes : dangereux costume pour courir des aventures de nuit. C’étaient tous les deux de très-jeunes gens, qui ne pouvaient réussir à plaquer sur leurs joyeux visages cet air grave et mystérieux qui convenait à la circonstance. – Je crois que c’est ici, murmura l’un d’eux ; il me semble bien reconnaître la Maison de l’Ami. – Il fait noir comme dans un four, répondit l’autre ; maître Hiob devrait bien faire la dépense d’une lanterne pour éclairer la porte de son logis ! Celui qui avait parlé le premier longea la muraille et se prit à palper de la main l’extérieur des montants de pierre qui du haut en bas étaient chargés de sculptures gothiques ; des montants sa main glissa à la porte elle-même, armée de larges b****s de fer forgé que retenaient des clous à la tête biseautée et large comme un écu. – Toutes les portes de ces prisons se ressemblent, grommela-t-il ; mais il est l’heure et j’aperçois de la lumière là-bas… – A la grâce de Dieu ! répliqua son compagnon ; nous ne pouvons pas rester dehors comme des pleutres, entrons ! Ils entrèrent de front et reculèrent aussitôt d’un commun mouvement, parce que leurs mains étendues en avant venaient de rencontrer la lame nue d’une épée. – Qui va là ?… prononça une voix sourde dans l’ombre. – Tout beau ! s’écrièrent les deux jeunes gens à la fois. – Je suis Karl ! ajouta l’un. – Je suis Mikaël ! dit l’autre. – Deux Renards !… gronda la voix ; j’en étais sûr !… On ne fera jamais rien de propre avec ces étourneaux !… Avancez à l’ordre, chacun à votre tour, et dites le mot de passe ! Karl fit un pas vers le sombre gardien et murmura à son oreille : – Frédéric ! – C’est bon, dit le gardien, qui le prit par l’épaule et l’envoya se cogner contre le mur opposé. – A l’autre. Mikaël se pencha et prononça à son tour le nom de Frédéric. – Et que venez-vous faire dans la Maison de l’Ami ? demanda le gardien. – Nous venons écouter ce que diront les Anciens, répondit Karl de cette voix que prennent les enfants pour réciter leur catéchisme. La demande et la réponse étaient réglées par le Comment, ce code fameux des associations d’étudiants en Allemagne. – Passez ! dit le gardien. Les deux jeunes gens s’engagèrent en tâtonnant dans le corridor où la lumière avait complètement disparu. Pendant une minute, on entendit leurs pas incertains qui hésitaient sur les dalles ; puis un bruit soudain se fit, et le gardien, qui attendait ce moment, lâcha sa grande épée pour se serrer les côtes. – Patatras !… fit-il, les voilà dans la cave !… Quand les Renards ne se cassent pas le cou à ce jeu-là, je ne connais rien de tel pour les former ! Des bottes ferrées sonnèrent sur le pavé de la ruelle, le gardien n’eut que le temps de reprendre son glaive. A dater de ce moment, ce fut une véritable procession. Des hommes qui, pour la plupart, cachaient leurs visages dans les plis de leurs manteaux, tournaient silencieusement l’angle d’Abten-Strass, franchissaient le seuil de la Maison de l’Ami, glissaient à l’oreille du gardien le mot Frédéric, et passaient. Le gardien les comptait. Il paraît que les premiers venus, ce pauvre Karl et ce pauvre Mikaël, étaient les seuls qui ne connussent point les êtres de la Maison de l’Ami, car il n’y en eut point d’autres à tomber dans la cave. Tous suivaient d’un pas assuré le ténébreux corridor. Quand ils arrivaient au bout, on entendait un bruit qui ressemblait fort à celui que fait en s’ouvrant la serrure centenaire d’un cachot : une lourde porte roulait sur ses gonds grinçants, une échappée de lumière vive inondait un instant le corridor, puis la porte pesante retombait avec un fracas sourd et la nuit revenait. Toujours la même chose. Quand le gardien eut compté vingt-quatre, et que le dernier venu lui eut jeté en passant ce nom de Frédéric, qui ouvrait comme un talisman l’entrée de la Maison de l’Ami, le gardien ferma la porte basse à double tour et prit le même chemin que ceux qu’il avait successivement introduits. A cet instant-là même, l’entrée principale de la Maison de l’Ami, l’autre, celle qui donnait sur Abten-Strass, s’ouvrait tout doucement et un petit vieillard en robe de chambre et en pantoufles se présentait pour être introduit. En dedans du seuil, il y avait un autre petit vieillard également revêtu d’une robe de chambre et chaussé de pantoufles, qui, en outre était coiffé d’un beau bonnet de coton bleu, rayé de blanc. – Fidèle au rendez-vous, monsieur l’inspecteur ! dit le petit vieillard de l’intérieur à son hôte. – Bonsoir, maître Hiob, bonsoir, répliqua l’inspecteur, ne me laissez pas dehors, je vous prie, car j’ai mes douleurs de reins, et les nuits se font fraîches. – On n’entre dans la Maison de l’Ami qu’avec le mot d’ordre, prononça maître Hiob, qui sous son bonnet de coton blanc et bleu était un gai gaillard ; avez-vous le mot d’ordre, monsieur l’inspecteur ? – Frédéric !… répondit celui-ci, qui fit un geste d’impatience. Le flambeau que tenait maître Hiob faillit lui tomber des mains. – Comment savez-vous ? commença-t-il en se rangeant pour laisser passer son hôte. – Je sais, maître Hiob, cela suffit, répliqua l’inspecteur sèchement ; nos bons petits enfants sont-ils en séance ? – Le dernier vient d’arriver. – Leur avez-vous fait savoir adroitement que cet excellent baron de Rosenthal nous était revenu ? – Oui, meinherr. – Eh bien, maître Hiob, cet excellent baron a si rudement malmené les étudiants d’Autriche, que nous aurons quelque bon scandal à son occasion. – Il n’y a point de bon scandal sans Frédéric, répliqua maître Hiob, et Frédéric n’est pas ici. L’inspecteur, qui était également conseiller, banquier et receveur général, s’appelait Muller. Il eut un petit sourire machiavélique. – Maître Hiob, dit-il en s’arrêtant sur la dernière marche du premier étage, mon illustre patron, le comte de Spurzeim, qui est le premier diplomate du monde, m’a donné quelques leçons… Le proverbe : On ne s’avise jamais de tout, est fait pour les gens du commun… Moi, je n’oublie que les choses dont il me plaît de ne pas me souvenir… J’ai envoyé un courrier de cabinet au village où ce jeune Frédéric a reçu le jour… Nous l’aurons, et si le scandal nous débarrasse de Frédéric et du colonel, je vous enverrai deux barils de marcobrunner, maître Hiob. Il venait de s’engager dans le corridor du premier étage et passait devant une porte dont la peinture toute neuve et toute fraîche jurait énergiquement parmi les tons crasseux du reste des murailles. L’inspecteur s’arrêta ; son visage ridé prit une expression de tendresse langoureuse. – C’est là qu’elle respire !… murmura-t-il. Un homme n’est pas vieux à soixante ans, n’est-ce pas, maître Hiob ? et l’âge mûr a encore de beaux jours ; il faut que vous m’aidiez à supprimer ce Frédéric ! On entendit comme l’écho lointain d’un chant ; maître Hiob ne répondit que par un signe de tête franchement affirmatif, et les deux vieillards, pressant le pas, s’élancèrent ensemble vers l’extrémité du corridor. Ce corridor répondait exactement à celui où nous avons vu naguère s’engager tous ces inconnus qui donnaient pour mot d’ordre au gardien de la petite porte le nom de Frédéric. La chambre qui terminait le corridor répondait de même à cette pièce du rez-de-chaussée dont l’huis s’était successivement refermé en laissant échapper de vifs rayons de lumière sur les vingt-quatre compagnons. Les deux vieillards entrèrent dans cette chambre qui terminait le corridor, et tout aussitôt les chants éclatèrent à leurs oreilles, comme s’ils eussent été au beau milieu de la réunion même. C’était une maison très-curieuse que la Maison de l’Ami, et ces gens du rez-de-chaussée, qui cherchaient si ardemment le mystère, avaient eu en la choisissant la main heureuse. Au centre de la chambre du premier étage, il y avait une sorte de tambour grillé, ressemblant à peu près à ces bouches de chaleur qui sont dans nos églises trop mondaine ; ce tambour était l’orifice d’un répétiteur acoustique : tout ce qui se disait au rez-de-chaussée, on l’entendait au premier étage. Auprès du tambour, deux fauteuils attendaient l’inspecteur et maître Hiob, car il est bon d’être à son aise pour écouter. Ils s’assirent et maître Hiob souleva un peu les deux côtés de son bonnet blanc et bleu pour dégager le conduit de ses oreilles. Pendant que nous y sommes, achevons de dire au lecteur tout ce qui se trouvait dans cette curieuse Maison de l’Ami. Il y avait d’abord la femme de maître Hiob, discrète personne, assez vieille et très-laide, qu’on appelait dame Barbel. Dame Barbel était chargée de garder un trésor renfermé dans cette chambre dont la porte peinte à neuf avait arrêté les pas du conseiller-inspecteur. Cette chambre ne ressemblait guère au reste de la maison. Une lampe-veilleuse l’éclairait. Ce n’était pas assez pour que l’œil pût saisir les détails exquis de son ameublement, encore plus élégant que riche ; mais la lumière confuse laissait voir les plis gracieux des draperies aux couleurs douces, la forme charmante des meubles en bois de rose et le luxe harmonieux des tentures. Tout cela était jeune, tout cela était frais, et c’était merveille quand on venait à penser qu’une simple muraille séparait tout cela de la vieille maison poudreuse et enfumée. Le contraste rendait ce réduit mille fois plus mignon. A le voir, on songeait involontairement aux miracles des féeries, à ces portes tournantes qui se trouvent dans d’affreux caveaux, que l’on ouvre en prononçant des paroles magiques, et qui montrent, derrière leurs noirs battants, tout un monde d’éblouissements et de prestiges. La lampe-veilleuse était placée sur une table dont les dorures sculptées renvoyaient sa lumière en faibles étincelles ; la table touchait à un lit en bois de rose, simple de forme et entouré d’une fine draperie de mousseline. Sur le lit, il y avait une jeune fille endormie. Et c’était à la jeune fille surtout que nous pensions lorsque nous parlions de trésor, de féeries et de merveilles. La lueur douce de la lampe tombait obliquement sur ses traits si réguliers et si charmants à la fois, qu’on eût dit l’incarnation du rêve des poètes. Elle sortait à peine de l’enfance, cette jeune fille ; ses formes avaient encore cette grâce indécise du premier âge ; sa tête, couronnée de blonds cheveux sans liens et sans voiles, se renversait sur ses mains croisées ; elle semblait regarder le ciel à travers ses belles paupières closes. Elle dormait et un songe animait son sommeil. Ses lèvres s’agitaient ; un sourire errait parfois tout autour de sa bouche, plus fraîche que la première rose de mai. Son souffle léger s’arrêtait par intervalles, et son corps, dont la pose virginale, devinée sous la couverture, eût tenté le chaste pinceau d’Ary Scheffer, tressaillit alors faiblement. On eût dit qu’elle voulait fuir et qu’une invisible main la tenait enchaînée. On eût dit… Mais à quoi bon se perdre dans ces vagues hypothèses ? Ses lèvres charmantes s’entr’ouvrirent et le secret de son cœur se perdit dans la mousseline diaphane qui planait comme un nuage au-dessus d’elle. C’était un nom qui résumait le rêve de la jeune fille, un nom que tous les échos de la maison mystérieuse devaient, à ce qu’il semble, répéter cette nuit. Dans son sommeil, la jeune fille avait murmuré, tandis que le sourire abandonnait ses lèvres attristées : – Frédéric !… Frédéric !…
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